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Lu Min 魯敏

Présentation

par Brigitte Duzan, 28 avril 2014, actualisé 29 janvier 2024

   

Lu Min fait partie de cette génération d’écrivains chinois nés dans les années 1970 que l’on a redécouverts après avoir porté au pinacle la génération des jeunes nés dans les années 1980 : cette « génération intermédiaire » (“中间代) qui représente aujourd’hui le meilleur de la littérature chinoise.

 

Lu Min est aujourd’hui l’une des meilleurs romancières chinoises, bardée de prix littéraires [1], et choisie en 2012 à la fois par le magazine Littérature du peuple en Chine continentale et par la revue Unitas à Taiwan pour figurer dans leurs listes respectives des vingt écrivains de langue chinoise de moins de quarante ans les plus prometteurs du moment. Dans la liste d’Unitas, elle arrivait même en cinquième position derrière quatre écrivains taiwanais…. Elle est aujourd’hui vice-présidente de l’association des écrivains du Jiangsu.

 

Lu Min

 

Pourtant, comme une grande partie des écrivains de cette génération, elle n’a pas fait au départ d’études universitaires. Mais c’est cela, justement, qui lui a donné une expérience originale, fondée sur une connaissance approfondie des franges modestes de la société.

 

Enfant du Jiangsu douée pour les maths

 

Lu Min est née en 1973 à Dongtai, dans le Jiangsu (江苏东台), où elle a passé son enfance.

 

Postière à dix-huit ans

 

Ses études peuvent se résumer à trois dates : à l’âge de onze ans, elle entre au collège ; trois ans plus tard, en 1987, elle est admise à l’école de la Poste du Jiangsu, à Yancheng (盐城), la ville dont dépend Dongtai. Elle en sort en 1991, et commence aussitôt à travailler, à la Poste de Nankin. Entre temps, son père est mort, en 1989.

 

Elle était douée en maths et en physique, et n’aurait jamais pensé devenir écrivain. Cependant, si son père travaillait dans une usine, sa mère enseignait le chinois. Elle dut d’ailleurs élever seule ses deux filles à la mort de son mari. Elle rapportait régulièrement des magazines littéraires de l’école, surtout des journaux pour enfants comme « Littérature enfantine » (《儿童文学》) ou « Lettres et arts de la jeunesse » (《少年文艺》), mais aussi, se souvient Lu Min [2], des revues comme « Littérature étrangère » (《外国文学》).

 

Lu Min a ainsi développé chez elle, grâce à sa mère, l’amour de la lecture et de la littérature, mais sans en être très consciente. Elle est passée par toutes sortes d’emplois successifs, après la Poste, vendeuse, employée de bureau, secrétaire, pigiste, et aurait pu continuer ainsi toute sa vie. Si elle a commencé à écrire, en 1998, c’est après une sorte d’illumination soudaine qui a changé le cours de son existence.

 

Eveil d’un écrivain

 

Selon une anecdote, elle aurait déjà eu un premier sursaut en 1993, alors qu’elle travaillait à Nankin, au bureau de poste de Xinjiekou (新街口). C’était en avril : elle vit l’écrivain Su Tong (苏童) venir lui acheter des timbres. Elle lui racontera dix-huit ans plus tard, alors qu’il était venu soutenir le lancement d’un de ses livres, qu’elle avait eu l’envie soudaine, quand il était parti, de démissionner immédiatement et de se mettre à écrire.

 

Mais ce n’est que cinq ans plus tard qu’elle l’envisagera vraiment. Un soir d’été de 1998, alors qu’elle avait passé la journée à travailler et qu’elle était fatiguée, elle se leva pour se détendre un peu, et, s’approchant de la fenêtre, regarda un instant la foule bigarrée des passants dans la rue. Elle eut alors la vision nette de milliers d’existences anonymes, comme la sienne, avec leurs joies et leurs peines, leurs rêves aussi, qui sans doute ne se réaliseraient jamais et auxquels personne ne s’intéressait.

 

Elle se dit alors qu’elle allait se consacrer à écrire ces vies, décrire ces existences. Et elle le fit…

 

De la campagne à la ville

 

Premiers succès

 

Elle commença vite une première nouvelle : « A la recherche de Li Mai » (《寻找李麦》). Elle était enceinte, et, chaque jour, devant son ordinateur, avait l’impression de déverser ce qu’elle avait sur le cœur. La nouvelle une fois terminée, elle l’envoya à un magazine littéraire de Tianjin, le Mensuel de la fiction   (天津的《小说家》杂志), qui la publia peu de temps plus tard, en février 2001.

 

Dès la publication de la nouvelle, Lu Min fut contactée par le magazine Octobre (《十月》) auquel elle envoya deux autres nouvelles, « Le pardon » (《宽恕》) et « Sous une brise glacée » (《冷风拂面》), qui furent publiées par le magazine en juin 2001. La carrière de Lu Min était lancée.

 

Elle analyse elle-même ainsi ses débuts littéraires :

 

一个人与一种职业、一种爱好,与婚姻啊、长相啊、性格啊什么的一样,都属于命运之一种,是偶然性与必然性的双重结果。
Pour chaque individu, il en est de son activité professionnelle et de ses hobbies comme de son mariage, de son physique ou de son caractère, c’est la marque du destin, le fruit à la fois du hasard et de la nécessité.

 

Selon elle, cependant, les facteurs les plus importants qui ont influé sur sa carrière littéraire, au départ, sont à rechercher dans l’attention et le soutien que lui a apportés la profession, rédacteurs, critiques et écrivains. Elle fait un peu figure d’enfant prodigue accueillie dans le bercail et fêtée par la famille.

 

La ville d’un côté….

 

Quinze ans après, Lu Min a fait son chemin. Une demi-douzaine de romans et une dizaine de recueils de nouvelles plus tard, elle a défini un univers bien à elle, partagé entre ville et campagne, Nankin et Dongtai.

 

Nankin, d’abord, où elle vit toujours, représente sa ville d’élection :

从外地出差回来,在飞机上看到南京的报纸,感觉就开始好起来。对我来说,南京永远是世界上最亲切的地方。

« Chaque fois que je reviens de voyage, et que je vois le journal de Nankin à l’aéroport, je commence tout de suite à me sentir beaucoup mieux ; Nankin a toujours été l’endroit qui m’est le plus cher au monde. »

 

Nankin, c’est son adolescence. Son père travaillait à l’usine 720, il est mort à l’âge de 44 ans, Lu Min en avait seize. Elle n’a pas que des souvenirs heureux. La ville qu’elle décrit est ainsi : un monde où chacun fait front en continuant à vivre, où les difficultés n’affleurent guère à la surface du quotidien, mais où un sens profond apparaît si l’on veut bien creuser un peu.

 

Ce qu’elle cherche, derrière la façade, ce sont les maladies « honteuses » de chacun, c’est d’ailleurs ainsi qu’elle a intitulé l’une de ses nouvelles (《暗疾》) : les manies, les phobies, les vertiges, les angoisses, nés de rêves irréalisables et de dilemmes insolubles. Son univers est celui de la Comédie humaine vue au ras du sol.

 

在城市里,大家看起来都很光鲜,荷包在鼓, 但很多人的内心却是紧张的,有种不确定感。我特别想寻找人生中的暗疾’”

« En ville, tout le monde a l’air frais et pimpant, occupé à se remplir les poches, … mais beaucoup de gens, en fait, ont un sentiment d’insécurité et sont angoissés. Ce que je recherche, ce sont ces "maladies honteuses" dans la vie de chacun. » 

 

La vie peut être vraiment dure, quand les campagnes politiques s’en mêlent, comme dans le roman publié en octobre 2010, « Un amour resté sans objet » (此情无法投递). En 1987, le jeune étudiant Dan Qing (丹青) rencontre la jolie Si Jia (斯佳) à une soirée d’anniversaire. Ils tombent amoureux, mais Dan Qing est, peu de temps après, jugé pour « hooliganisme » et condamné à mort. Le roman conte les vingt-deux années suivantes de la vie de Si Jia, aliénée mentale et sociale. « Un amour d’un moment, une souffrance de toute une vie ».

 

Un amour resté sans objet

 

Ivre de papier

 

…. et la campagne de l’autre

 

Mais il y a l’autre versant de l’univers littéraire de Lu Min : la campagne, mais une campagne qui tient autant de l’imaginaire que de la réalité, une sorte d’utopie rurale qui, sous sa plume, s’appelle Dongba (“东坝”) et plonge bien sûr dans ses racines, celles de son enfance et de sa famille, à Dongtai. Elle y revient tous les ans, pour la fête du Printemps, revoit ses voisins, sa vieille école, les lieux familiers, et les fait vivre dans ses nouvelles et romans.

 

Chant d’adieu

 

Elle alterne ainsi les nouvelles urbaines et ces « nouvelles du terroir » (“乡土小说”) qui rappellent celles de  Shen Congwen (沈从文)  et Wang Zengqi (汪曾祺), comme si Dongba, par son calme et une sorte de pureté originelle, lui permettait de se ressourcer. Les nouvelles "moyennes" (中篇小说), comme « Sans mauvaises pensées » (《思无邪》), « Ivre de papier » (《纸醉》), « Note de l’hirondelle » (《燕子笺》) ou « Chant d’adieu » (《离歌》), ont ainsi Dongba pour cadre.

 

« Chant d’adieu » est un cas intéressant, puisque la nouvelle conte une histoire très simple qui a pour fil directeur les rites funéraires de Dongba. Quant à la première, « Sans mauvaises pensées », elle a obtenu en 2007 le prix des jeunes écrivains. C’est l’une des nombreuses nouvelles de Lu Min à avoir été primée.

 

2010 : année charnière

 

La plus connue des nouvelles de Lu Min est sans doute « Accompagner les banquets en musique » (《伴宴》), à laquelle a été décerné le prix Lu Xun de la nouvelle, lors de la cinquième édition de ce prix littéraire, en 2010. La nouvelle est centrée sur deux personnages : l’un est musicien, chef d’un ensemble qui se produit dans les banquets pour gagner sa croûte ; l’autre est au contraire une artiste idéaliste qui refuse les compromis…

 

L’obtention de ce prix a été déterminante pour Lu Min ; elle est désormais considérée comme l’une des jeunes femmes écrivains les plus prometteuses de Chine.

 

Elle a continué à publier des recueils de nouvelles, mais le roman publié en juin 2012, « Dîner pour six » (六人晚餐), se détache du lot. Elle a mis trois ans à l’écrire. Dans une zone industrielle à l’air totalement pollué d’une grande ville chinoise, tous les samedis soirs, six personnages

 

Accompagner le banquet en musique

se retrouvent pour partager leur dîner, six êtres obsédés par leurs rêves de progrès et limités par leurs défauts mêmes, certains cultivant le souvenir d’amours tout aussi illusoires.  

 

Dîner pour six

 

 

Ce qui fait l’originalité du livre est la façon dont il est structuré : comme une histoire éclatée, contée en sauts et flashes-back à partir de l’explosion d’une vieille usine chimique. Il est divisé en six chapitres qui expriment le point de vue de l’un des personnages principaux. C’est l’histoire satirique des classes sacrifiées du monde moderne, les petites gens qui peinent sans plus d’espoir de s’en sortir dans une société entièrement tournée vers la réussite.

 

Dans « Dîner pour six », Lu Min traduit dans la forme l’éclatement de la société moderne, de plus en plus stratifiée, où le « progrès » n’a de sens que pour une mince frange au sommet. Publié dans le troisième numéro de 2012 de la revue Littérature du peuple, le roman a suscité commentaires et critiques élogieux.[3]

 

Lu Min a ensuite beaucoup publié :

- un recueil de nouvelles en septembre 2012, « Mon père sur le mur » (墙上的父亲), qui reprend de nombreuses nouvelles antérieures ;

- en janvier 2013, « Les abîmes du souvenir » (回忆的深渊) : un recueil de textes, incluant des nouvelles, qui constituent comme une carte de visite de l’auteur à quarante ans ;

-  puis un autre recueil en mars 2013, « Neuf sortes d’afflictions » (九种忧伤), regroupant huit récits pour dépeindre les différentes causes de désillusions dans la vie urbaine d’aujourd’hui, avec son cortège de problèmes psychologiques et de maladies insidieuses, inexplicables et inavouables, et un neuvième récit qui reste à conter, c’est celui du lecteur…

 

2017 est à nouveau une année fertile. Elle publie deux recueils de nouvelles représentatives des dix années précédentes : «  Les sœurs dans le miroir » (《镜中姐妹》) paru en octobre [4] et  « Les vertus méridiennes »

 

Mon père sur le mur

(正午的美德) paru en décembre. Par ailleurs, publiée dans la revue Littérature de Shanghai en janvier 2017, « La nuée ardente » (《火烧云》) a obtenu en mai 2018 le prix Feng Mu (第五届冯牧文学奖) et en décembre 2019 le prix Wang Zengqi (汪曾祺文学奖). En même temps, la nouvelle « Discussion de nuit sur les hormones » (《荷尔蒙夜谈》) a obtenu le prix Dongwu lors de la première édition de ce prix (首届东吴文学奖).  

 

Les abîmes du souveni

 

Les vertus méridiennes

 

À la fin des années 2010, Lu Min s’affirmait ainsi comme une auteure parvenue à maturité, ayant défini des thèmes fondamentaux dans ses récits, et passée à une réflexion affinée sur la vie en milieu urbain, de plus en plus loin de la campagne. En même temps, à côté des nouvelles courtes, les nouvelles « moyennes » ou novellas (zhongpian xiaoshuo 中篇小说), occupent une place privilégiée dans son œuvre et manifestent le souci d’une constante recherche formelle.

 

Le moissonneur de rêves

 

En novembre 2020, elle publie encore un recueil de dix nouvelles qui fait parler de lui : « Le moissonneur de rêves » (《梦境收割者》). En dépit du titre, il s’agit d’histoires de la vie réelle, quotidienne. Elle dit : on préfère souvent écrire des histoires du passé, mais il faut s’attacher à écrire ce qui se passe aujourd’hui, au présent, calmement. Il n’y a en fait qu’une nouvelle dans le recueil qui a trait au rêve, c’est « Le rêve, manne fertile » (《有梦乃肥》), et c’est  un rêve qu’elle-même a fait : elle était mordue par une sangsue et elle avait lu la même histoire le lendemain dans un livre, comme si le rêve s’était matérialisé. Dans son histoire, un homme est doté d’un pouvoir magique : les rêves qu’il fait dans la nuit se réalisent le jour suivant, et il peut transmettre cela aux gens qu’il rencontre. Alors les gens le traitent comme un dieu, le prennent pour un sorcier et viennent lui demander des divinations. Il se demande dès lors s’il peut en faire un business… Ce devait être le titre du recueil, puis Lu Min l’a changé pour « Le moissonneur

de rêves » : ce que l’écrivain récolte, ce n’est pas du blé ou autre céréale, mais la nature humaine, la destinée - non le rêve, mais la vie.

 

 

Années 2020 : maturation d’une œuvre

 

La plupart de ses recueils sont composés à la fois de nouvelles courtes et de novellas, avec une frontière souvent ténue entre les deux. Si l’art et les thèmes narratifs se recoupent, avec une prévalence croissante des thèmes urbains, les recherches sur la forme concernent plus particulièrement les novellas (中篇小说).

 

Une écriture en pleine évolution : des novellas…

 

Si on les lit attentivement, les novellas reflètent l’évolution thématique et stylistique de l’œuvre de Lu Min. Il suffit d’en donner quelques exemples représentatifs.

 

1/ Deux novellas dont l’écriture remonte aux années 2000 et que Lu Min considère comme relevant d’une écriture « classique » (古典色彩的) représentent une première période :

- « Ivre de papier » (《纸醉》) est l’histoire d’une jeune fille muette qui, dans un village, est une spécialiste de papiers découpés ;

- « La bienveillance du mort » (《逝者的恩泽》) relate l’étonnante histoire de deux femmes, l’une la veuve du défunt et l’autre une femme dont elle n’avait jamais entendu parler, avec laquelle le défunt a vécu dix ans alors qu’il était au Xinjiang et dont elle a eu un fils ; arrivée sans crier gare auprès de la veuve, après la première surprise, elle est finalement acceptée, et les deux femmes reconstruisent un foyer, avec leurs enfants respectifs, autour du souvenir du disparu…

 

Ce sont deux récits pleins de chaleur et d’émotion, dans un style narratif relevant de la tradition, le second ayant presque valeur de fable immémoriale, ou d’heureuse utopie.

 

2/ On trouve ensuite des récits plus « réalistes », dans un style plus froid, dans lesquels Lu Min s’attache à dépeindre l’esprit d’une époque, celle des trente années 1960 à 1990 :

-  « Le viseur » (《取景器》) est une évocation des relations hommes/femmes dans les années 1960-1970, à travers l’histoire d’un photographe. C’est une narration écrite par un « je » masculin.

- « Le père sur le mur » (《墙上的父亲》) dépeint le poids de l’absence du père pour sa fille, dans le contexte des années 1970-1980 mais sans que ce soit expressément précisé. Il s’agit en l’occurrence d’un père mort très jeune, d’un accident de la route, et retrouvé avec deux billets de cinéma en poche, ce qui lui enlève toute prétention à l’exemplarité. Mais sa photo sur le mur hante la famille : la mère comme les deux filles, perturbées par son absence comme par les privations de vies de parias, avec pour toute échappatoire… le mariage.

- « Les sœurs dans le miroir » (《镜中姐妹》) est un autre récit sur le thème de la famille, ici dans les années 1980-1990.

 

Le style s’est épuré pour offrir une narration dépourvue d’émotion, qui semble adaptée à une vie urbaine sans guère d’aménités, surtout pour les femmes - et surtout quand subsistent encore dans les esprits les traumatismes du passé.

 

3/ Pour la période récente, à partir de 2020, deux novellas témoignent des recherches de Lu Min tant du point de vue narratif que formel.

 

- Inclus dans le recueil « Le moissonneur de rêves », « Danser autour du cactus » (《绕着仙人掌跳舞》), inspiré d’une histoire vraie, est une exploration des tabous sexuels persistants en Chine – sujet tabou comme un cactus planté

 

Le viseur 《取景器》

 

Les sœurs dans le miroir 《镜中姐妹》

dans le cœur (在心里的仙人掌). Mais c’est sa forme qui donne toute son originalité à ce récit : il est écrit du début à la fin comme un dialogue, sur le modèle du  « Baiser de la femme araignée » de Manuel Puig [5] comme l’a expliqué l’auteure  [6]

 

Dans l’Argentine du milieu des années 1970, Molina, homosexuel arrêté pour attentat à la pudeur, et Valentin, militant de gauche lié à des groupements politiques clandestins, se retrouvent dans la même cellule. Le dialogue est leur seule échappatoire. L’histoire des deux personnages est mêlée aux récits de Molina qui raconte à Valentin les films qu'il a vus - récits merveilleux qui font naître l'imagination dans la nuit de la prison … mais Puig ne nous laisse découvrir du passé de ses personnages que ce que ceux-ci veulent bien raconter : aucune description, aucune analyse psychologique. Le dialogue est cependant mené avec tellement d’habilité que ce que nous ignorons, nous le devinons, dans un sous-entendu, une allusion, un mot échappé, l’esquisse d’une confidence…

 

C’est cette maîtrise narrative que l’on retrouve dans « Danser autour du cactus », et qui a frappé les critiques, y compris les écrivains ; Han Dong (韩东), par exemple, a souligné la force de son écriture en la comparant à une athlète [7].

 

- Également inclus dans le recueil « Le moissonneur de rêves », « Peut-être s’est-il passé quelque chose » (《或有故事曾经发生》) est sans doute le récit le plus déroutant écrit par Lu Min à l’aube des années 2020 : initialement paru dans le numéro de mars 2019 de la revue « Octobre », il a obtenu le prix annuel décerné par la revue en avril 2021 (十月文学奖中篇小说), puis a été couronné du prix des Cent Fleurs en décembre 2021 (百花文学奖中篇小说).

 

L’histoire pourrait être banale : une jeune fille s'est suicidée, en laissant une note disant « Ne cherchez pas de raisons, c'est mon affaire ». Pourtant un journaliste part en quête des causes de sa mort pour écrire un article qui fasse parler de lui. Mais malgré de nombreux entretiens avec le petit ami de la jeune Mimi, sa meilleure amie, ses parents, divorcés, ses colocataires, etc., aucune raison plausible ne se dégage… il y en a en fait une infinité, et c’est la société toute entière qui est pointée du doigt.

 

Le plus intéressant, cependant, tient ici aussi à la forme : Lu Min a fait de son récit une sorte de parodie de l’écriture non fictionnelle, une réflexion sur le rapport de la fiction à la non-fiction, et sur l’écriture en général. Elle en a soigné les détails : la novella a été révisée à quatre reprises.

 

… Mais aussi un roman

 

Parallèlement à ces nouvelles, en octobre 2021, Lu Min a également publié un roman, « Le Fleuve d’or » (《金色河流》), qui a aussitôt été couronné d’un prix littéraire nouvellement créé, le prix du Phénix (凤凰文学奖) [8].


Le roman retrace l’histoire de la période de réforme et d’ouverture, avec l’émergence des petits chefs d’entreprise, la création des zones spéciales de développement, le boom économique et le processus concomitant d’enrichissement personnel – mouvements anarchiques synthétisés par le dernier sous-titre de la dernière partie du roman : comme un torrent qui déborde (rú juān rú tāo 如涓如滔), mais l’eau est aussi don, et la transmission immatérielle autant que matérielle... Tout cela est conté à travers l’histoire de deux générations d’une famille, mais surtout sur fond de renaissance de l’opéra kunqu (崑曲). Lu Min aborde ici le genre de la saga familiale chère aux auteurs chinois,

 

Le Fleuve d’or

mais seulement sur deux générations et sur une période encore peu explorée. C’est encore une œuvre  novatrice.

 

La littérature urbaine dans la Chine d’aujourd’hui

 

La littérature urbaine est devenue le genre dominant de la littérature contemporaine chinoise dans la deuxième décennie du 21e siècle, après le thème dominant « campagne-ville » au siècle précédent. C’est particulièrement vrai dans le Jiangsu où le taux d’urbanisation de la population est de dix points supérieur à la moyenne nationale.

 

Lu Min est l’une des représentantes les plus sophistiquées de ce nouveau courant littéraire, et son œuvre porte en quelque sorte les stigmates des différentes éléments caractéristiques de l’urbanisation [9] :

 

- la destruction des relations sociales traditionnelles et la reconstruction de nouveaux liens déterminant la survie de l’individu. Les liens avec la campagne (“乡土——城市” 之间的关系) s’étant distendus, la population urbaine actuelle n’a souvent plus de parents à la campagne ; elle est devenue une vague toile de fond. Mais les relations sociales à l’intérieur de la ville ont aussi beaucoup changé. La vie individuelle a pris et prend de plus en plus d’importance, tandis que les liens familiaux, ceux du clan, sont en rapide diminution. La vie dans la ville se réduit très souvent à une lutte personnelle, individuelle (“一个人的战争”), une guerre intime. Il n’y a plus de retour possible,

    

- le sentiment de pression, de tension. La densité urbaine, l’intensité de la vie en ville, entraînent une nécessité de distance, la nécessité de maintenir une armure. Les gens sont proches, mais avec un sentiment de danger dans cette proximité. Mais ce n’est pas la grande ville : c’est la petite ville de district qui est le lieu privilégié des récits contemporains, du Jiangsu comme de Lu Min.

 

- le passage accéléré à l’âge adulte. La ville forme les gens, comme la campagne autrefois, mais la ville fait disparaitre l’enfance. La narration historique de la littérature chinoise moderne et contemporaine est basée sur le regard innocent de l’enfant comme le rappelle le cri de Lu Xun « Sauvez les enfants » (“救救孩子”). Ce qui nous ramène aussi au « Candide » de Voltaire. Aujourd’hui l’enfant a disparu au profit du « citadin civilisé » (“文明的”城市人). Mais c’est aussi le regard chaleureux et humain de l’enfant qui a disparu. Les histoires qui se passent entre adultes, en ville, sont des histoires de contrôle, de répression, de résistance.

 

On mesure ainsi le chemin parcouru par Lu Min depuis son discours prononcé au Forum de Bo’ao sur la littérature chinoise le 3 novembre 2015 : elle y abordait le problème du passage de l’ère du roman à thème rural à celle du roman urbain, en faisant la genèse des principaux auteurs de sa génération, tous dotés au départ d’une solide expérience rurale. Cette survivance de la campagne, l’empreinte persistante des tradition rurales en eux, malgré leur urbanisation, c’est ce qu’elle appelait leur « talon d’Achille » (阿喀琉斯之踵). Car ce que les écrivains étrangers comme Jonathan Franzen, Paul Auster ou Ryū Murakami ressentent de sympathie vis-à-vis de la ville, ils le ressentaient vis-à-vis de la campagne. Elle disait alors que ce serait aux écrivains chinois nés au cœur même de la ville, dans les années 1990, qu’il reviendrait de considérer la ville comme leur terre natale à part entière.

 

Cependant, c’est justement cette ombre persistante faisant ressortir les conflits, les dangers, les limitations au sein de la vitalité urbaine de surface qui continue à donner toute sa profondeur aux écrits de Lu Min comme à ceux de sa génération. C’est à travers cette tension et ces contradictions qu’elle dépeint une réalité urbaine des plus complexes dans un pays toujours marqué par les vestiges de sa civilisation rurale.

 


 

A lire en complément

 

Deux nouvelles de Lu Min traduites en anglais par Helen Wang à lire dans Read Paper Republic :

 

« A Second Pregnancy, 1980 » 1980年的第二胎》

https://paper-republic.org/pubs/read/a-second-pregnancy-1980/

 

« Xie Bomao R.I.P. » 谢伯茂之死

La traduction : https://paper-republic.org/pubs/read/xie-bomao-rip/

Le texte original en chinois : http://www.china.com.cn/news/citc/2013-08/29/content_29864656.htm

Une nouvelle drôle et subtile sur un vieux facteur préposé aux courriers en souffrance qui cherche désespérément le destinataire de lettres qui arrivent régulièrement au nom d’un mystérieux Xie Bomao, envoyées par un non moins mystérieux Chen, à des adresses chaque fois différentes, mais qui n’existent plus depuis longtemps … jeux de rôles et identités illusoires dans une ville où les facteurs eux-mêmes n’ont plus de raison d’être.

 


 

Autres traductions en anglais

 

- “This Love Could Not Be Delivered” 此情无法投递》2010, Simon and Schuster, 2016, 320 p.

- “Hidden Diseases” 暗疾》2011, tr. Annelise Finegan Wasmoen, Pathlight Summer 2012

-  Paradise Temple 西天寺》2012, tr. Brendan O’Kane, Chutzpah ! New Voices from China, University of Oklahoma Press, 2015, pp. 81-98.

- “The Banquet” 大宴》, tr. Michael Day, et “The Past of Xu’s Duck” 徐记鸭往事》, tr. Jeremy Tiang, in Lu Min: A Bilingual Library of Contemporary Chinese Master Writers, Nanjing Normal University Press, 2018, 333 p.

- “Scissors, Shining” 风月剪》, tr. Michael Day, Words Without Borders, June-July 2019

À lire en ligne : https://www.wordswithoutborders.org/article/june-2019-queer-snipping-

heartstrings-lu-min-michael-day

 


 

Traduction en français

 

- « Peut-être qu’il s’est passé quelque chose » (《或有故事曾经发生》), trad. Brigitte Duzan et Zhang Guochuan, L’Asiathèque, coll. « Novella de Chine », 2024.

 

 

 


[1] Prix Lu Xun, prix Zhuang Zhongwen, prix Littérature du peuple, prix de l’Association des écrivains, le Mensuel de la fiction etc…

[2] Dans une interview de mai 2012 : http://www.xzbu.com/5/view-1957498.htm

[3] Le roman a été adapté au cinéma par le réalisateur Li Yuan (李远) ; le film est sorti en Chine en juin 2017 sous le titre « Youth Dinner » (六人晚餐), mais il n’a plus grand-chose à voir avec le roman.

[4] Recueil de dix nouvelles courtes et moyennes, la nouvelle moyenne choisie pour le titre du recueil plus :

L’écharpe blanche白围脖 / Éloge de la classe moyenne 向中产阶级致敬 /

Rire de la pauvreté 笑贫记 / À la recherche de Li Mai 寻找李麦 / Soie verte 青丝 /

L’étreinte de la faim 饥饿的怀抱 / Plume 羽毛 / Fuite sous la lune 月下逃逸 /

Le mariage de l’absent  缺席者的婚礼

[5] El beso de la mujer araña, de l’écrivain argentin Manuel Puig, publié en 1976. Traduit en français par Albert Bensoussan, Seuil 1979.

[6] Il faut souligner à cette occasion que Lu Min lit beaucoup et a une connaissance étendue de la littérature étrangère. En novembre 2019, elle a publié un recueil de notes et commentaires sur une série d’auteurs étrangers et leur œuvre : « Familles imaginaires » (《虚构家族》). Ouvrage qu’elle a présenté à Nankin avec deux autres recueils d’essais – « Le temps de loin me regarde » (《时间望着我》) et « Passante ou écrivaine » (《路人甲或小说家》) - avec la spécialiste et traductrice (entre autres) de Marguerite Duras, Huang Hong (黄荭) :  https://new.qq.com/omn/20191109/20191109A0LK3N00.html 

[7] 鲁敏确实是一个认真的写作者,而且是力量型的选手。

[8] Prix lancé en février 2021, organisé par les éditions des Lettres et des arts Phénix du Jiangsu (江苏凤凰文艺出版社) du groupe de médias et d’édition et Phénix (凤凰出版传媒集团). La soirée de remise du premier prix s’est tenue à Tianjin le 22 octobre 2021. Outre la récompense décernée au roman de Lu Min, deux autres sont allées à « L’histoire secrète » (《隐秘史》) de Luo Weizhang (罗伟章) et à « Jamais vieux » (《不老》) de Ye Mi (叶弥).

[9] Voir l’article du Wenyibao de janvier 2022 sur le site de l’Association des écrivains du Jiangsu : « L’écriture urbaine dans la littérature contemporaine du Jiangsu et ses variations » ("文学苏军新观察 | 李丹:当代江苏文学城市书写的变奏"  [文艺报,2022.01.05]).

https://www.jszjw.com/llpp/20220105/1650849406726.shtml  

 

     

 

 

 

 

     

 

 

 

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