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Lu
Min
魯敏
Présentation
par
Brigitte Duzan, 28 avril 2014,
actualisé 29 janvier 2024
Lu Min fait partie de
cette génération d’écrivains chinois nés dans les années
1970 que l’on a redécouverts après avoir porté au
pinacle la génération des jeunes nés dans les années
1980 : cette « génération
intermédiaire » (“中间代”)
qui représente
aujourd’hui le meilleur de la littérature chinoise.
Lu Min est aujourd’hui l’une des
meilleurs romancières chinoises, bardée de prix
littéraires
,
et choisie en 2012 à la fois par le magazine Littérature
du peuple en Chine continentale et par la revue Unitas à
Taiwan pour figurer dans leurs listes respectives des
vingt écrivains de langue chinoise de moins de quarante
ans les plus prometteurs du moment. Dans la liste
d’Unitas, elle arrivait même en cinquième position
derrière quatre écrivains taiwanais….
Elle est aujourd’hui vice-présidente de l’association
des écrivains du Jiangsu. |
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Lu Min |
Pourtant, comme une grande
partie des écrivains de cette génération, elle n’a pas fait au
départ d’études universitaires. Mais c’est cela, justement, qui
lui a donné une expérience originale, fondée sur une
connaissance approfondie des franges modestes de la société.
Enfant du Jiangsu douée
pour les maths
Lu Min est née en 1973 à
Dongtai, dans le Jiangsu (江苏东台),
où elle a passé son enfance.
Postière à dix-huit ans
Ses études peuvent se résumer à trois dates : à l’âge de onze
ans, elle entre au collège ; trois ans plus tard, en 1987, elle
est admise à l’école de la Poste du Jiangsu, à Yancheng (盐城),
la ville dont dépend Dongtai. Elle en sort en 1991, et commence
aussitôt à travailler, à la Poste de Nankin. Entre temps, son
père est mort, en 1989.
Elle était douée en maths et en
physique, et n’aurait jamais pensé devenir écrivain. Cependant,
si son père travaillait dans une usine, sa mère enseignait le
chinois. Elle dut d’ailleurs élever seule ses deux filles à la
mort de son mari. Elle rapportait régulièrement des magazines
littéraires de l’école, surtout des journaux pour enfants comme
« Littérature enfantine » (《儿童文学》)
ou « Lettres et arts de la jeunesse » (《少年文艺》),
mais aussi, se souvient Lu Min
,
des revues comme « Littérature étrangère » (《外国文学》).
Lu Min a ainsi développé chez elle, grâce à sa mère, l’amour de
la lecture et de la littérature, mais sans en être très
consciente. Elle est passée par toutes sortes d’emplois
successifs, après la Poste, vendeuse, employée de bureau,
secrétaire, pigiste, et aurait pu continuer ainsi toute sa vie.
Si elle a commencé à écrire, en 1998, c’est après une sorte
d’illumination soudaine qui a changé le cours de son existence.
Eveil d’un écrivain
Selon une anecdote, elle aurait
déjà eu un premier sursaut en 1993, alors qu’elle travaillait à
Nankin, au bureau de poste de Xinjiekou (新街口).
C’était en avril : elle vit l’écrivain
Su
Tong (苏童)
venir lui acheter des timbres. Elle lui racontera dix-huit ans
plus tard, alors qu’il était venu soutenir le lancement d’un de
ses livres, qu’elle avait eu l’envie soudaine, quand il était
parti, de démissionner immédiatement et de se mettre à écrire.
Mais ce n’est que cinq ans plus
tard qu’elle l’envisagera vraiment. Un soir d’été de 1998, alors
qu’elle avait passé la journée à travailler et qu’elle était
fatiguée, elle se leva pour se détendre un peu, et, s’approchant
de la fenêtre, regarda un instant la foule bigarrée des passants
dans la rue. Elle eut alors la vision nette de milliers
d’existences anonymes, comme la sienne, avec leurs joies et
leurs peines, leurs rêves aussi, qui sans doute ne se
réaliseraient jamais et auxquels personne ne s’intéressait.
Elle se dit alors qu’elle
allait se consacrer à écrire ces vies, décrire ces existences.
Et elle le fit…
De la campagne à la ville
Premiers succès
Elle commença vite une première
nouvelle : « A la recherche de Li Mai » (《寻找李麦》).
Elle était enceinte, et, chaque jour, devant son ordinateur,
avait l’impression de déverser ce qu’elle avait sur le cœur. La
nouvelle une fois terminée, elle l’envoya à un magazine
littéraire de Tianjin, le Mensuel de la fiction (天津的《小说家》杂志),
qui la publia peu de temps plus tard, en février 2001.
Dès la publication de la
nouvelle, Lu Min fut contactée par le magazine Octobre (《十月》)
auquel elle envoya deux autres nouvelles, « Le
pardon » (《宽恕》)
et « Sous une brise glacée » (《冷风拂面》),
qui furent publiées par le magazine en juin 2001. La
carrière de Lu Min était lancée.
Elle analyse elle-même ainsi ses débuts littéraires :
“一个人与一种职业、一种爱好,与婚姻啊、长相啊、性格啊什么的一样,都属于命运之一种,是偶然性与必然性的双重结果。
Pour chaque individu,
il en est de son activité professionnelle et de ses hobbies
comme de son mariage, de son physique ou de son caractère, c’est
la marque du destin, le fruit à la fois du hasard et de la
nécessité.
Selon elle, cependant, les
facteurs les plus importants qui ont influé sur sa carrière
littéraire, au départ, sont à rechercher dans l’attention et le
soutien que lui a apportés la profession, rédacteurs, critiques
et écrivains. Elle fait un peu figure d’enfant prodigue
accueillie dans le bercail et fêtée par la famille.
La ville d’un côté….
Quinze ans après, Lu Min a fait
son chemin. Une demi-douzaine de romans et une dizaine de
recueils de nouvelles plus tard, elle a défini un univers bien à
elle, partagé entre ville et campagne, Nankin et Dongtai.
Nankin,
d’abord, où elle vit toujours, représente sa ville d’élection :
“从外地出差回来,在飞机上看到南京的报纸,感觉就开始好起来。对我来说,南京永远是世界上最亲切的地方。”
« Chaque fois que je reviens de voyage, et que je vois le
journal de Nankin à l’aéroport, je commence tout de suite à me
sentir beaucoup mieux ; Nankin a toujours été l’endroit qui
m’est le plus cher au monde. »
Nankin, c’est son adolescence. Son père travaillait à
l’usine 720, il est mort à l’âge de 44 ans, Lu Min en
avait seize. Elle n’a pas que des souvenirs heureux. La
ville qu’elle décrit est ainsi : un monde où chacun fait
front en continuant à vivre, où les difficultés
n’affleurent guère à la surface du quotidien, mais où un
sens profond apparaît si l’on veut bien creuser un peu.
Ce qu’elle cherche, derrière la façade, ce sont les
maladies « honteuses » de chacun, c’est d’ailleurs ainsi
qu’elle a intitulé l’une de ses nouvelles (《暗疾》) :
les manies, les phobies, les vertiges, les angoisses,
nés de rêves irréalisables et de dilemmes insolubles.
Son univers est celui de la Comédie humaine vue au ras
du sol.
“在城市里,大家看起来都很光鲜,荷包在鼓,…
但很多人的内心却是紧张的,有种不确定感。我特别想寻找人生中的‘暗疾’”
« En ville, tout le monde a l’air frais et pimpant,
occupé à se remplir les poches, … mais beaucoup de gens,
en fait, ont un sentiment d’insécurité et sont
angoissés. Ce que je recherche, ce sont ces "maladies
honteuses" dans la vie de chacun. »
La vie peut être vraiment dure, quand les campagnes
politiques s’en mêlent, comme dans le roman publié en
octobre 2010, « Un amour resté sans objet » (《此情无法投递》).
En 1987, le jeune étudiant Dan Qing (丹青)
rencontre la jolie Si Jia (斯佳)
à une soirée d’anniversaire. Ils tombent amoureux, mais
Dan Qing est, peu de temps après, jugé pour
« hooliganisme » et condamné à mort. Le roman conte les
vingt-deux années suivantes de la vie de Si Jia, aliénée
mentale et sociale.
« Un amour d’un moment, une souffrance de toute une
vie ». |
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Un amour resté sans objet
Ivre de papier |
…. et la campagne de l’autre
Mais il y a l’autre versant de l’univers littéraire de Lu Min :
la campagne, mais une campagne qui tient autant de l’imaginaire
que de la réalité, une sorte d’utopie rurale qui, sous sa plume,
s’appelle Dongba (“东坝”)
et plonge bien sûr dans ses racines, celles de son enfance et de
sa famille, à Dongtai. Elle y revient tous les ans, pour la fête
du Printemps, revoit ses voisins, sa vieille école, les lieux
familiers, et les fait vivre dans ses nouvelles et romans.
Chant d’adieu |
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Elle alterne ainsi les nouvelles urbaines et ces
« nouvelles du terroir » (“乡土小说”)
qui rappellent celles de Shen Congwen (沈从文)
et Wang Zengqi (汪曾祺),
comme si Dongba, par son calme et une sorte de pureté
originelle, lui permettait de se ressourcer. Les
nouvelles "moyennes" (中篇小说),
comme « Sans mauvaises pensées » (《思无邪》),
« Ivre de papier » (《纸醉》),
« Note de l’hirondelle » (《燕子笺》)
ou « Chant d’adieu » (《离歌》),
ont ainsi Dongba pour cadre.
« Chant d’adieu » est un cas intéressant, puisque la
nouvelle conte une histoire très simple qui a pour fil
directeur les rites funéraires de Dongba. Quant à la
première, « Sans mauvaises pensées », elle a obtenu en
2007 le prix des jeunes écrivains. C’est l’une des
nombreuses nouvelles de Lu Min à avoir été primée. |
2010 : année charnière
La plus connue des nouvelles de Lu Min est sans doute « Accompagner
les banquets en musique » (《伴宴》),
à laquelle a été décerné le prix Lu Xun de la nouvelle,
lors de la cinquième édition de ce prix littéraire, en
2010. La nouvelle est centrée sur deux personnages :
l’un est musicien, chef d’un ensemble qui se produit
dans les banquets pour gagner sa croûte ; l’autre est au
contraire une artiste idéaliste qui refuse les
compromis…
L’obtention de ce prix a été déterminante pour Lu Min ;
elle est désormais considérée comme l’une des jeunes
femmes écrivains les plus prometteuses de Chine.
Elle a continué à
publier des recueils de nouvelles, mais le roman publié
en juin 2012, « Dîner pour six » (《六人晚餐》),
se détache du lot. Elle a mis trois ans à l’écrire. Dans
une zone industrielle à l’air totalement pollué d’une
grande ville chinoise, tous les samedis soirs, six
personnages |
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Accompagner le banquet en musique |
se
retrouvent pour partager leur dîner, six êtres obsédés par leurs
rêves de progrès et limités par leurs défauts mêmes, certains
cultivant le souvenir d’amours tout aussi illusoires.
Dîner pour six
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Ce qui fait
l’originalité du livre est la façon dont il est
structuré : comme une histoire éclatée, contée en sauts
et flashes-back à partir de l’explosion d’une vieille
usine chimique. Il est divisé en six chapitres qui
expriment le point de vue de l’un des personnages
principaux. C’est l’histoire satirique des classes
sacrifiées du monde moderne, les petites gens qui
peinent sans plus d’espoir de s’en sortir dans une
société entièrement tournée vers la réussite.
Dans « Dîner pour six », Lu Min
traduit dans la forme l’éclatement de la société
moderne, de plus en plus stratifiée, où le « progrès »
n’a de sens que pour une mince frange au sommet. Publié
dans le troisième numéro de 2012 de la revue Littérature
du peuple, le roman a suscité commentaires et critiques
élogieux. |
Lu Min a ensuite beaucoup
publié :
- un recueil de
nouvelles en septembre 2012, « Mon père sur le mur »
(《墙上的父亲》),
qui reprend de nombreuses nouvelles antérieures ;
- en
janvier
2013, « Les abîmes du souvenir » (《回忆的深渊》) :
un recueil de textes, incluant des nouvelles, qui
constituent comme une carte de visite de l’auteur à
quarante ans ;
- puis
un autre
recueil en mars 2013, « Neuf sortes d’afflictions
» (《九种忧伤》),
regroupant huit récits pour dépeindre les différentes
causes de désillusions dans la vie urbaine
d’aujourd’hui,
avec son cortège de problèmes psychologiques et de
maladies insidieuses, inexplicables et inavouables,
et un neuvième récit qui reste à conter, c’est celui du
lecteur…
2017 est à nouveau une année fertile. Elle publie deux
recueils de nouvelles représentatives des dix années
précédentes : « Les sœurs dans le miroir » (《镜中姐妹》)
paru en octobre
et « Les vertus méridiennes »
|
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Mon père sur le mur |
(《正午的美德》)
paru en décembre.
Par ailleurs, publiée dans la revue Littérature de Shanghai
en janvier 2017, « La nuée ardente » (《火烧云》)
a obtenu en mai 2018 le prix Feng Mu (第五届冯牧文学奖)
et en décembre 2019 le prix Wang Zengqi (汪曾祺文学奖).
En même temps, la nouvelle « Discussion de nuit sur les
hormones » (《荷尔蒙夜谈》)
a obtenu le prix Dongwu lors de la première édition de ce prix (首届东吴文学奖).
Les abîmes du souveni |
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Les vertus méridiennes |
À la fin des
années 2010, Lu Min s’affirmait ainsi comme une auteure parvenue
à maturité, ayant défini des thèmes fondamentaux dans ses
récits, et passée à une réflexion affinée sur la vie en milieu
urbain, de plus en plus loin de la campagne. En même temps, à
côté des nouvelles courtes, les nouvelles « moyennes » ou
novellas (zhongpian
xiaoshuo
中篇小说),
occupent une place privilégiée dans son œuvre et manifestent le
souci d’une constante recherche formelle.
Le moissonneur de rêves |
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En novembre 2020, elle publie encore un recueil de dix
nouvelles qui fait parler de lui : « Le
moissonneur de rêves »
(《梦境收割者》).
En dépit du titre, il s’agit d’histoires de la vie
réelle, quotidienne. Elle dit : on préfère souvent
écrire des histoires du passé, mais il faut s’attacher à
écrire ce qui se passe aujourd’hui, au présent,
calmement. Il n’y a en fait qu’une nouvelle dans le
recueil qui a trait au rêve, c’est « Le rêve, manne
fertile » (《有梦乃肥》),
et c’est un rêve qu’elle-même a fait : elle était
mordue par une sangsue et elle avait lu la même histoire
le lendemain dans un livre, comme si le rêve s’était
matérialisé. Dans son histoire, un homme est doté d’un
pouvoir magique : les rêves qu’il fait dans la nuit se
réalisent le jour suivant, et il peut transmettre cela
aux gens qu’il rencontre. Alors les gens le traitent
comme un dieu, le prennent pour un sorcier et viennent
lui demander des divinations. Il se demande dès lors
s’il peut en faire un business… Ce devait être le titre
du recueil, puis Lu Min l’a changé pour « Le moissonneur
|
de rêves » : ce que l’écrivain récolte, ce n’est pas
du blé ou autre céréale, mais la nature humaine, la destinée -
non le rêve, mais la vie.
Années 2020 : maturation
d’une œuvre
La plupart de ses recueils sont
composés à la fois de nouvelles courtes et de novellas, avec une
frontière souvent ténue entre les deux. Si l’art et les thèmes
narratifs se recoupent, avec une prévalence croissante des
thèmes urbains, les recherches sur la forme concernent plus
particulièrement les novellas (中篇小说).
Une écriture en pleine
évolution : des novellas…
Si on les lit attentivement,
les novellas reflètent l’évolution thématique et stylistique de
l’œuvre de Lu Min. Il suffit d’en donner quelques exemples
représentatifs.
1/ Deux novellas dont
l’écriture remonte aux années 2000 et que Lu Min considère comme
relevant d’une écriture « classique » (古典色彩的) représentent
une première période :
- « Ivre de papier » (《纸醉》)
est l’histoire d’une jeune fille muette qui, dans un village,
est une spécialiste de papiers découpés ;
- « La
bienveillance du mort »
(《逝者的恩泽》)
relate l’étonnante histoire de deux femmes, l’une la veuve du
défunt et l’autre une femme dont elle n’avait jamais entendu
parler, avec laquelle le défunt a vécu dix ans alors qu’il était
au Xinjiang et dont elle a eu un fils ; arrivée sans crier gare
auprès de la veuve, après la première surprise, elle est
finalement acceptée, et les deux femmes reconstruisent un foyer,
avec leurs enfants respectifs, autour du souvenir du disparu…
Ce sont deux récits pleins de
chaleur et d’émotion, dans un style narratif relevant de la
tradition, le second ayant presque valeur de fable immémoriale,
ou d’heureuse utopie.
2/ On trouve ensuite
des récits plus « réalistes », dans un style plus froid,
dans lesquels Lu Min s’attache à dépeindre l’esprit
d’une époque, celle des trente années 1960 à 1990 :
- « Le viseur »
(《取景器》)
est une évocation des relations hommes/femmes dans les
années 1960-1970, à travers l’histoire d’un photographe.
C’est une narration écrite par un « je » masculin.
- « Le père sur le
mur » (《墙上的父亲》)
dépeint le poids de l’absence du père pour sa fille,
dans le contexte des années 1970-1980 mais sans que ce
soit expressément précisé. Il s’agit en l’occurrence
d’un père mort très jeune, d’un accident de la route, et
retrouvé avec deux billets de cinéma en poche, ce qui
lui enlève toute prétention à l’exemplarité. Mais sa
photo sur le mur hante la famille : la mère comme les
deux filles, perturbées par son absence comme par les
privations de vies de parias, avec pour toute
échappatoire… le mariage.
- « Les sœurs dans
le miroir » (《镜中姐妹》)
est un autre récit sur le thème de la famille, ici dans
les années 1980-1990.
Le style s’est épuré
pour offrir une narration dépourvue d’émotion, qui
semble adaptée à une vie urbaine sans guère d’aménités,
surtout pour les femmes - et surtout quand subsistent
encore dans les esprits les traumatismes du passé.
3/ Pour la période
récente, à partir de 2020, deux novellas témoignent des
recherches de Lu Min tant du point de vue narratif que
formel.
- Inclus dans le
recueil « Le moissonneur de rêves »,
« Danser autour du cactus » (《绕着仙人掌跳舞》),
inspiré d’une histoire vraie, est une
exploration des tabous sexuels persistants en Chine –
sujet tabou comme un cactus planté |
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Le viseur 《取景器》
Les sœurs dans le miroir 《镜中姐妹》 |
dans le cœur
(在心里的“仙人掌”).
Mais c’est sa forme qui donne toute son originalité à ce récit :
il est écrit du début à la fin comme un dialogue, sur le modèle
du « Baiser de la femme araignée » de Manuel Puig
comme l’a expliqué l’auteure .
Dans l’Argentine du milieu des
années 1970, Molina, homosexuel arrêté pour attentat à la
pudeur, et Valentin, militant de gauche lié à des groupements
politiques clandestins, se retrouvent dans la même cellule. Le
dialogue est leur seule échappatoire. L’histoire des deux
personnages est mêlée aux récits de Molina qui raconte à
Valentin les films qu'il a vus - récits merveilleux qui font
naître l'imagination dans la nuit de la prison … mais Puig ne
nous laisse découvrir du passé de ses personnages que ce que
ceux-ci veulent bien raconter : aucune description, aucune
analyse psychologique. Le dialogue est cependant mené avec
tellement d’habilité que ce que nous ignorons, nous le devinons,
dans un sous-entendu, une allusion, un mot échappé, l’esquisse
d’une confidence…
C’est cette maîtrise narrative
que l’on retrouve dans
« Danser autour du cactus »,
et qui a frappé les critiques, y compris les écrivains ; Han
Dong (韩东),
par exemple, a souligné la force de son écriture en la comparant
à une athlète.
- Également
inclus dans
le recueil « Le moissonneur de rêves »,
« Peut-être
s’est-il passé quelque chose »
(《或有故事曾经发生》)
est sans doute le récit le plus déroutant écrit par Lu Min à
l’aube des années 2020 : initialement paru dans le numéro de
mars 2019 de la revue « Octobre », il a obtenu le prix annuel
décerné par la revue en avril 2021 (十月文学奖中篇小说奖),
puis a été couronné du prix des Cent Fleurs en décembre 2021 (百花文学奖中篇小说奖).
L’histoire pourrait être
banale : une jeune fille s'est suicidée, en laissant une note
disant « Ne cherchez pas de raisons, c'est mon affaire ».
Pourtant un journaliste part en quête des causes de sa mort pour
écrire un article qui fasse parler de lui. Mais malgré de
nombreux entretiens avec le petit ami de la jeune Mimi, sa
meilleure amie, ses parents, divorcés, ses colocataires, etc.,
aucune raison plausible ne se dégage… il y en a en fait une
infinité, et c’est la société toute entière qui est pointée du
doigt.
Le plus intéressant, cependant,
tient ici aussi à la forme : Lu Min a fait de son récit une
sorte de parodie de l’écriture non fictionnelle, une réflexion
sur le rapport de la fiction à la non-fiction, et sur l’écriture
en général. Elle en a soigné les détails : la novella a été
révisée à quatre reprises.
… Mais aussi un roman
Parallèlement à ces nouvelles, en octobre 2021, Lu Min a
également publié un roman, « Le Fleuve d’or » (《金色河流》),
qui a aussitôt été couronné d’un prix littéraire
nouvellement créé, le prix du Phénix (凤凰文学奖)
.
Le roman retrace l’histoire de la période de réforme et
d’ouverture, avec l’émergence des petits chefs
d’entreprise, la création des zones spéciales de
développement, le boom économique et le processus
concomitant d’enrichissement personnel – mouvements
anarchiques synthétisés par le dernier sous-titre de la
dernière partie du roman : comme un torrent qui déborde
(rú juān rú tāo 如涓如滔), mais l’eau est aussi don, et la
transmission immatérielle autant que matérielle... Tout
cela est conté à travers l’histoire de deux générations
d’une famille, mais surtout sur fond de renaissance de
l’opéra kunqu (崑曲). Lu Min
aborde ici le genre de la saga familiale chère aux
auteurs chinois,
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Le Fleuve d’or |
mais seulement sur deux générations et sur une période
encore peu explorée. C’est encore une œuvre novatrice.
La littérature urbaine
dans la Chine d’aujourd’hui
La littérature urbaine est
devenue le genre dominant de la littérature contemporaine
chinoise dans la deuxième décennie du 21e siècle,
après le thème dominant « campagne-ville » au siècle précédent.
C’est particulièrement vrai dans le Jiangsu où le taux
d’urbanisation de la population est de dix points supérieur à la
moyenne nationale.
Lu Min est l’une des représentantes les plus
sophistiquées de ce nouveau courant littéraire, et son œuvre
porte en quelque sorte les stigmates des différentes éléments
caractéristiques de l’urbanisation
:
- la destruction des
relations sociales traditionnelles et la reconstruction de
nouveaux liens déterminant la survie de l’individu.
Les liens avec la campagne (“乡土——城市”
之间的关系) s’étant
distendus, la population urbaine actuelle n’a souvent plus de
parents à la campagne ; elle est devenue une vague toile de
fond. Mais les relations sociales à l’intérieur de la ville ont
aussi beaucoup changé. La vie individuelle a pris et prend de
plus en plus d’importance, tandis que les liens familiaux, ceux
du clan, sont en rapide diminution. La vie dans la ville se
réduit très souvent à une lutte personnelle, individuelle (“一个人的战争”),
une guerre intime. Il n’y a plus de retour possible,
- le sentiment de pression,
de tension. La densité urbaine, l’intensité de la vie en
ville, entraînent une nécessité de distance, la nécessité de
maintenir une armure. Les gens sont proches, mais avec un
sentiment de danger dans cette proximité. Mais ce n’est pas la
grande ville : c’est la petite ville de district qui est le lieu
privilégié des récits contemporains, du Jiangsu comme de Lu Min.
- le passage accéléré à
l’âge adulte. La ville forme les gens, comme la campagne
autrefois, mais la ville fait disparaitre l’enfance. La
narration historique de la littérature chinoise moderne et
contemporaine est basée sur le regard innocent de l’enfant comme
le rappelle le cri de
Lu Xun
« Sauvez les enfants » (“救救孩子”).
Ce qui nous ramène aussi au « Candide » de Voltaire. Aujourd’hui
l’enfant a disparu au profit du « citadin civilisé » (“文明的”城市人).
Mais c’est aussi le regard chaleureux et humain de l’enfant qui
a disparu. Les histoires qui se passent entre adultes, en ville,
sont des histoires de contrôle, de répression, de résistance.
On mesure ainsi le chemin
parcouru par Lu Min depuis son
discours prononcé au Forum de
Bo’ao sur la littérature chinoise le 3 novembre 2015 :
elle y abordait le problème du passage de l’ère du roman à thème
rural à celle du roman urbain, en faisant la genèse des
principaux auteurs de sa génération, tous dotés au départ d’une
solide expérience rurale. Cette survivance de la campagne,
l’empreinte persistante des tradition rurales en eux, malgré
leur urbanisation, c’est ce qu’elle appelait leur « talon
d’Achille » (阿喀琉斯之踵).
Car ce que les écrivains étrangers comme Jonathan Franzen, Paul
Auster ou Ryū Murakami ressentent de sympathie vis-à-vis de la
ville, ils le ressentaient vis-à-vis de la campagne. Elle disait
alors que ce serait aux écrivains chinois nés au cœur même de la
ville, dans les années 1990, qu’il reviendrait de considérer la
ville comme leur terre natale à part entière.
Cependant, c’est justement
cette ombre persistante faisant ressortir les conflits, les
dangers, les limitations au sein de la vitalité urbaine de
surface qui continue à donner toute sa profondeur aux écrits de
Lu Min comme à ceux de sa génération. C’est à travers cette
tension et ces contradictions qu’elle dépeint une réalité
urbaine des plus complexes dans un pays toujours marqué par les
vestiges de sa civilisation rurale.
A lire en complément
Deux nouvelles de Lu Min
traduites en anglais par Helen Wang à lire dans Read Paper
Republic :
« A
Second Pregnancy, 1980 »
《1980年的第二胎》
https://paper-republic.org/pubs/read/a-second-pregnancy-1980/
« Xie Bomao R.I.P. »
《谢伯茂之死》
La
traduction :
https://paper-republic.org/pubs/read/xie-bomao-rip/
Le
texte original en chinois :
http://www.china.com.cn/news/citc/2013-08/29/content_29864656.htm
Une nouvelle
drôle et subtile sur un vieux facteur préposé aux courriers en
souffrance qui cherche désespérément le destinataire de lettres
qui arrivent régulièrement au nom d’un mystérieux Xie Bomao,
envoyées par un non moins mystérieux Chen, à des adresses chaque
fois différentes, mais qui n’existent plus depuis longtemps …
jeux de rôles et identités illusoires dans une ville où les
facteurs eux-mêmes n’ont plus de raison d’être.
Autres traductions en
anglais
- “This Love Could Not Be
Delivered”
《此情无法投递》2010,
Simon and Schuster, 2016, 320 p.
- “Hidden Diseases”
《暗疾》2011,
tr.
Annelise Finegan Wasmoen, Pathlight Summer 2012
-
“ Paradise
Temple”
《西天寺》2012,
tr.
Brendan O’Kane, Chutzpah ! New Voices from China, University
of Oklahoma Press, 2015, pp. 81-98.
- “The Banquet”
《大宴》,
tr. Michael Day, et “The Past of Xu’s Duck”
《徐记鸭往事》,
tr. Jeremy Tiang, in Lu Min:
A Bilingual Library of Contemporary Chinese Master Writers,
Nanjing Normal University Press, 2018, 333 p.
- “Scissors, Shining”
《风月剪》,
tr. Michael Day, Words Without Borders, June-July 2019
À lire en ligne :
https://www.wordswithoutborders.org/article/june-2019-queer-snipping-
heartstrings-lu-min-michael-day
Traduction en français
- « Peut-être
qu’il s’est passé quelque chose » (《或有故事曾经发生》),
trad. Brigitte Duzan et Zhang Guochuan, L’Asiathèque, coll.
« Novella de Chine », 2024.
Le roman a été
adapté au cinéma par le réalisateur Li Yuan (李远) ;
le film est sorti en Chine en juin 2017 sous le titre
« Youth Dinner » (《六人晚餐》),
mais il n’a plus grand-chose à voir avec le roman.
Recueil de dix nouvelles courtes et moyennes, la
nouvelle moyenne choisie pour le titre du recueil plus :
L’écharpe blanche白围脖
/ Éloge de la classe moyenne
向中产阶级致敬
/
Rire de la pauvreté 笑贫记
/ À la recherche
de Li Mai 寻找李麦
/ Soie verte
青丝
/
L’étreinte de la faim
饥饿的怀抱
/ Plume
羽毛
/ Fuite sous la lune
月下逃逸
/
“鲁敏确实是一个认真的写作者,而且是力量型的选手。”
Voir l’article
du Wenyibao de janvier 2022 sur le site de
l’Association des écrivains du Jiangsu : « L’écriture
urbaine dans la littérature contemporaine du Jiangsu et
ses variations » ("文学苏军新观察
| 李丹:当代江苏文学城市书写的变奏" [文艺报,2022.01.05]).
https://www.jszjw.com/llpp/20220105/1650849406726.shtml
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