Très courtes nouvelles (小小说)

 
 
 
     

 

 

Lao She « L’échec d’une femme »

老舍《她的失败》

par Brigitte Duzan, 29 décembre 2016

 

Ce très court récit (de quelque 610 caractères) a été écrit par Lao She (老舍) à 22 ans et publié le 15 mai 1921. Il est donc antérieur à ce qui est généralement considéré comme sa première nouvelle, « La petite cloche » (小铃儿), écrite à l’automne 1922 alors qu’il avait été nommé professeur à Tianjin.

 

C’est en fait son premier récit en baihua (最早的一篇白话文短篇小说), dans un style encore hésitant, une sorte de mini-nouvelle expérimentale à valeur symbolique car constituant une transition vers les véritables nouvelles en baihua. Une mini-nouvelle « aussi précieuse qu’un Archaeopteryx » (始祖鸟那么珍贵) a dit Shu Yi (舒乙), fils de Lao She, qui est aussi spécialiste de son œuvre.

 

Le texte

 

Lao She dans les années 1920

(photo ifeng)

 

     北风吹着阵阵的寒云,把晴明的天日都遮住。这洁净的小屋中,才四点多钟,已觉得有些黑暗。

     她坐在椅子上,拿着解放杂志翻来覆去的看,但是始终没有看清那一段什么话。时时掩了书,对着镜子,呆呆的坐着。

     她的一举一动,都像受了“无聊”的支配,时时仿佛听见皮鞋橐槖的声音,她却懒得向院中去看,以为这个声音,决不是假的,也决不是旁人。

 

Le vent du nord chassait devant lui des vagues de nuages qui obscurcissaient le ciel en ce jour ensoleillé. Il était à peine plus de quatre heures, mais il faisait déjà sombre dans la petite maison.

Assise sur une chaise, elle avait lu en entier la revue de la libération, mais, finalement, n’avait pas compris ce dont il était question. L’ouvrage refermé, elle restait assise là, face au miroir, le regard dans le vague.

Tout son être semblait mu par l’ennui ; à un moment, cependant, il lui sembla entendre des chaussures de cuir résonner dans la cour, mais c’est sans hâte qu’elle alla jeter un coup d’œil dans la cour, pensant que ce bruit était sans doute réel, mais que ce n’étaient pas les gens d’à côté.

 

     拍拍的打门,小狗儿汪汪的乱叫,这冷淡的院子,才稍微有些活气。

     兰香,看看谁打门呢?

     或者是送信的吧!兰香答应这句话很诚恳。

     兰香进来,一边走,一边念:普安寺十五号  秦心鸢女士秋缄。”

     她赶紧站起来,接过信,不知怎样就拆开了,这是兰香看惯的,但是极注意她脸上的颜色。

她脸上忽然红了,又渐渐的灰白,很不愿意拿自己的感情,去激动别人,就面向着里说:“兰香你快泡茶去吧。

 

Quelqu’un frappa à la porte, le petit chien se mit à aboyer frénétiquement, et la cour sortit enfin un peu de sa torpeur.

« Lanxiang, tu vas voir qui a frappé ?

« C’est peut-être le facteur qui apporte une lettre ! » répondit Lanxiang d’un ton très direct.

Ellerentra en lisant à haute voix : « Monastère de Pu’an numéro quinze, mademoiselle Qin Xinyuan, courrier d’automne. »

Elle se leva très vite pour prendre la lettre, sans trop savoir comment l’ouvrir ; Lanxiang était habituée à la voir ainsi, mais remarqua tout particulièrement l’expression de son visage.

Elle avait soudain rougi, puis peu à peu retrouvé son teint blême ; n’ayant aucun désir, en montrant ses sentiments, de semer le trouble autour d’elle, elle détourna la tête pour dire : « Lanxiang, va vite préparer du thé. »

     

     她扶着椅子,不知想些什么,只看见镜里的灰白面孔,一阵阵的冷笑,她忽然像发狂的样子说:我为什么要受他的驱使?我为什么要热心协助他,甚且要嫁他?她软软的坐下。

     好大半天,院中家雀,正在啁啁啾啾叫的高兴,忽然全飞了。兰香拿着茶碗进来。 

     兰香!你知道宇宙间,也有热心作事的过错吗?这良心,是要寄在条规上吗?”这时候,兰香仿佛是天上降下来的神女。

     姑娘!那天我上街,见着了他,他说‘你们姑娘,实在诚实,只是少了些修饰,而且有点粗心,’姑娘!你的信,许我看看吗?

     兰香!你替我看完了吧!

     啊哟!姑娘!不但少些句子修饰,这天真烂漫,也是败事的根呢!

 

Appuyée sur le dossier de la chaise, et ne sachant que penser, elle restait là, à regarder son visage blême dans le miroir, lorsque soudain elle eut un rire sarcastique et s’écria comme prise de folie : « Et pourquoi donc devrais-je me soumettre à ses pressions ? pourquoi accepter avec enthousiasme de lui rendre service, voire aller jusqu’à l’épouser ? » Et elle se rassit doucement.

 

Dans la cour, la journée, il y avait des bandes de moineaux qui piaillaient joyeusement à tue-tête ; ils s’envolèrent tous d’un coup et Lanxiang entra en apportant le thé.

« Lanxiang, tu sais, je crois que, dans l’univers, on commet des fautes en se laissant aller à l’enthousiasme. Faut-il laisser ma conscience être prisonnière des règles ? »

 

Lanxiang était comme une immortelle tombée des cieux.

« Mademoiselle, l’autre jour, je l’ai rencontré dans la rue : " Vous, mesdemoiselles, m’a-t-il dit, il est vrai que vous êtes irréprochables, mais il vous manque quelques ornements, vous êtes vraiment trop négligentes." Mademoiselle, me permettez-vous de lire votre lettre ? »

« Tiens, Lanxiang, lis-là pour moi ! »

« Ah lala, mademoiselle, mais elle ne manque pas seulement de quelques ornements de phrases, c’est d’un style candide et ingénu, voilà la source même de votre échec ! »

 


 

Commentaires

 

Œuvre d’un intérêt majeur dans l’histoire de la littérature chinoise, et du xiaoshuo en particulier, cette mini-nouvelle est certes imparfaite, tant du point de vue de la forme que du fond. Elle dénote cependant un talent en germe, et les balbutiements de la littérature chinoise moderne.

 

Un baihua encore hésitant

 

Elle est écrite dans un style où se côtoient des expressions de la fin du siècle précédent (时时掩了书) et des expressions modernes, et en même temps plutôt littéraires (她懒得向院中看). Shu Yi (舒乙) a dit qu’il « s’exerçait à corps perdu à écrire en baihua » (拼命地练白话文).

 

Un thème entre tradition et modernité

 

Le même caractère de transition se retrouve au niveau du sujet de l’histoire. D’une part, Lao She se replace dans la tradition des romans d’amour - souvent malheureux - dits « canards mandarins et papillons » (鸳鸯蝴蝶派) qui étaient en vogue au début du 20ème siècle.

 

Mais, par ailleurs, son récit se rattache aussi au courant nouveau dans les années 1920 des romans dit « à problèmes » (问题小说), c’est-à-dire ceux dont le thème principal concerne les « problèmes » de la famille, du mariage et de l’émancipation de la femme – romans qui sont représentés par des auteurs comme Bing Xin (冰心), Ye Shengtao (叶圣陶) ou Xu Dishan (许地山).

 

Là encore, on a ironisé en disant que cette nouvelle littérature en baihua était un oiseau rare, à « plumes de phénix et cornes de licorne » (凤毛麟角 fèngmáo línjiǎo). Cette mini-nouvelle de Lao She en est un bel exemple.

 

Bel exemple car, malgré ses défauts, elle offre suffisamment de détails intéressants en quelques centaines de caractères pour laisser présager le futur talent de son auteur.

 

Des détails narratifs intéressants

 

Le récit pêche par une légère incohérence, mais surtout à la fin ; la narration est en fait inégale, le récit étant parfaitement bien agencé dans la première partie, et même subtilement évocateur. A cet égard, il y a deux particularités de la narration qui méritent d’être soulignées.

 

D’abord elle introduit le récit par une brève description, au début, qui apporte tout de suite une note de réalisme. Le vent du nord et le soir qui tombe en fin d’après-midi situent l’action en hiver, saison qui correspond à la situation affective du personnage principal.

 

Par ailleurs, le texte donne une adresse précise au déroulement de l’histoire : monastère de Pu’an, n° 15 (普安寺十五号). Or il s’agit d’un lieu réel, qui correspond à ce qui est aujourd’hui le hutong Yujiao dans l’ouest de Pékin (北京西城区育教胡同), non loin du hutong d’où est originaire Lao She. La narration apporte quelques touches réalistes supplémentaires, en particulier dans la description de la cour de la maison, succincte mais suffisante pour en évoquer parfaitement l’atmosphère. C’est un procédé que l’on retrouvera dans les écrits ultérieurs de Lao She : l’utilisation d’un paysage, d’un environnement, pour créer une atmosphère affective.

 

Les personnages, eux, sont évoqués en pointillés : deux femmes que l’on devine, et qui ressemblent à ces couples féminins des récits de Lin Bai (林白). En voie d’émancipation comme le récit est en voie de baihua.

 

 

 

 

 

 

 

 

     

 

 

 

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