Rédigé par
Segalen
en 1914 et 1915 à partir de notes de ses voyages,
mais publié seulement après sa mort, « Equipée » est
un récit de voyage « au pays du réel » comme le
suggère le sous-titre du livre
[1].
Il est pourtant écrit dans la même veine que les
deux ouvrages précédents,
« Stèles »
et « Peintures »[2] :
c’est en effet un recueil de vingt-huit textes qui
tiennent pour beaucoup du poème en prose. Segalen
part de l’imaginaire pour aller vers le réel, mais
pour le dépasser ensuite dans un autre imaginaire,
ou plutôt, à l’inverse, confronter l’imaginaire au
réel.
Ceci n’est pas un journal de voyage
Segalen prévient dès le départ :
« J’ai toujours tenu pour suspects ou illusoires des
récits de ce genre : récits d'aventures, feuilles de
route, racontars — joufflus de mots sincères —
d'actes qu'on affirmait avoir commis dans des lieux
bien précisés, au long de jours catalogués. »
Equipée, voyage au pays du réel, Plon
1929
Pourtant, continue-t-il, c’est bien de cela qu’il s’agit : un
récit de voyage ou d’aventure, « dans des pages mesurées mises
bout à bout comme des étapes ». Mais en fait, de même que, de la
Stèle, il avait retenu la forme, de même ici c’est la forme du
journal de voyage qu’il a retenue, et cette forme il l’utilise
brillamment ensuite pour livrer ce qu’il annonce comme une
réflexion sur un problème qui se pose dès lors qu’on aborde ce
genre :
« L'imaginaire déchoit–il ou se renforce quand il se
confronte au réel ? Le réel n'aurait-il point lui-même sa grande
saveur et sa joie ? »
Ce choc de deux mondes qui s’excluent d’ordinaire fait partie de
l’existence, et il n’est pas besoin d’un voyage pour l’obtenir,
le constater et en témoigner. Mais Segalen ne nous livre pas le
récit d’un voyage, ni même le poème d’un voyage, bien plutôt la
mise en scène du voyage, dans ses diverses étapes, comme
représentatif d’une « esthétique du divers » :
« …refusant de séparer, au pied du mont, le poète de
l'alpiniste, et, sur le fleuve, l'écrivain du marinier, et, sur
la plaine, le peintre et l'arpenteur ou le pèlerin du
topographe, se proposant de saisir au même instant la joie dans
les muscles, dans les yeux, dans la pensée, dans le rêve, — il
n'est ici question que de chercher en quelles mystérieuses
cavernes du profond de l'humain ces mondes divers peuvent s'unir
et se renforcent à la plénitude. »
D’abord le réel, contre l’imaginaire
À tout voyage, cependant, il faut un point de départ. Celui de
Segalen, c’est son bureau pékinois, la « Chambre aux
porcelaines, un palais dur et brillant où l’Imaginaire se
plaît ». Il part donc de l’Imaginaire pour aller vers « le bon
gros Réel ».
Segalen dans la Chambre aux
porcelaines, Pékin 1910
Ce Réel, ce sont d’abord des exigences et des difficultés dont
Segalen nous dresse un tableau concret, tel qu’on ne l’imagine
pas forcément derrière l’enthousiasme avec lequel il dépeint ses
découvertes dans ses lettres. La géographie et la loi du terrain
viennent avant la poésie. L’archéologie est aussi une expertise
de topographe, d’arpenteur et de marcheur, et le bon marcheur,
dit-il, « va son train sans interroger à chaque pas sa
semelle ». Cette préparation précise du voyage – pour que le
voyageur ne parte pas « à l’aventure, mais vers de belles
aventures » - était d’autant plus nécessaire de son temps vu le
manque de cartes, de routes et de moyens de transport, voire les
dangers de contrées hostiles. Tout voyage était aussi voyage
d’exploration.
Cela nous vaut des pages de description minutieuse du concret du
voyage en Chine dans les conditions des années 1910. Ce concret,
c’est d’abord, le vertige, l’angoisse du réel au moment de
partir car ce réel est flou, difficile à appréhender, même les
cartes sont « purs symboles, et provisoires, des districts
entiers étant inconnus là où je vais ». Suit une analyse
détaillée des chemins sur ces cartes, plus ou moins sûrs en
fonction de leur couleur. Ces incertitudes entraînent des
problèmes « de pure longueur dans l‘espace », incertitudes
portées à leur extrême lorsqu’il faut s’aventurer dans les zones
laissées en blanc sur la carte. Alors, justement, se pose la
question du réel, et comment l’appréhender, voire le déduire de
ce qui est connu alentour, ce qui revient alors à… l’imaginer.
Pourtant, il faut tout prévoir, dans le détail : le transport,
qui revient à se poser la question : « qui me portera ? », le
ravitaillement, les relais, l’argent, et même le ravitaillement
en armes – on l’oublie, mais « ne pas en avoir est folie », en
avoir trop fait courir le risque de se faire attaquer et
détrousser. On est bien dans le plus concret du réel : « Il faut
tout prévoir. Ce n’est pas un livre que j’écris. »
Le livre vient ensuite.
Réflexions sur le réel
Sur les choses…
Il y a ce qui était prévu, et il y a la réalité du terrain, car
le réel « triomphe avec brutalité… il existe, on le subit. »
(chap. 11). C’est pourtant ce réel, en quelque sorte apprivoisé,
à la réflexion, la peur qu’il suscitait évacuée, qui nous vaut
de superbes développements où se mêlent humour et poésie. À pied
d’œuvre, « au pied du mont qu’il faut gravir », se pose tout de
suite la question : « Du
poète ou de l'alpiniste, lequel portera l'autre ou s'essoufflera
le plus vite ? » C’est peut-être l’alpiniste qui grimpe, mais
c’est le poète qui nous ravit.
« Equipée » recèle des perles méconnues, nées de l’expérience,
du vécu du voyage, comme
« René
Leys »
était un « roman vécu ». Au rayon des incertitudes
fondamentales, il y a le li, « admirable grandeur »
[3] :
Souple et diverse, elle croît ou s'accourcit pour les besoins du
piéton. Si la route monte et s'escarpe, le "li" se fait petit et
discret. Il s'allonge dès qu'il est naturel qu'on allonge le
pas. Il y a des li pour la plaine, et des li de montagne. Un li
pour l'ascension, et un autre pour la descente. Les retards ou
les obstacles naturels, comme les gués ou les ponts à péage,
comptent pour un certain nombre de li.
Tout semble se perdre dans le flou, y compris la notion de sud
ou de nord, laissée au bon vouloir des muletiers. Et Segalen
d’ironiser sur le verbe « se rendre » ou sur une possible
confusion entre « ascension » et « assomption » :
« N’interrogeons plus les mots ou bien ils crèveront de rire
d’avoir été gonflés de tant de sens encombrants. »
C’est l’envers du voyage de découverte, de l’exaltation qui fait
oublier la fatigue :
« La nuit vient avant la fatigue. On s'endort, heureux que le
lendemain s’annonce fidèle à ces jours-ci. L'aube vient, avant
le réveil. On ne s'étire pas : on est debout. »
La réalité est celle des li qui n’en finissent pas de
s’allonger, de se multiplier, celle du site recherché qui reste
introuvable.
« Equipée » est une vision poétique de cette quête épuisante à
tourner en rond pendant des journées entières que Segalen a si
bien dépeinte par ailleurs dans ses lettres. Car il y a
l’incertitude du lieu, décrit dans les textes de manière très
vague, il y a aussi la pluie, le brouillard, le froid, la
montagne à passer, la mule qui s’effondre sous le poids des
bagages, et le cheval lui-même qui n’en peut plus.
Malgré tout, le poète pointe constamment le bout de son nez.Segalen a glissé dans « Equipée » des petits traités sur les
choses, comme les poèmes de Francis Ponge sur les oranges ou des
escargots
[4]
: le sampan, par exemple, fait de trois planches, « comme
l’indique son nom »
[5],
et qui devient woupan quand il y en a cinq ; le bambou
souple supérieur à la hotte pour porter les charges lourdes,
comme en dansant ; mais surtout, véritable petit chef-d’œuvre
dans le genre exercice de style, la Sandale et le Bâton, élevés
au rang de savoureux symboles par la majuscule qui les annonce
(chap 12) : le Bâton qui « divise allègrement le poids » en
préparant le terrain et la Sandale, « résumé de la chaussure »,
que l’on se sent allégé de bien sentir à ses deux pieds.
Et sur les hommes
Puis la pensée s’évade, et s’en vient se poser sur les hommes,
compagnons de voyage ou rencontrés en chemin. Et là, c’est un
réalisme parfois cruel qui domine.
Segalen et son cheval (la question
est d’abord : « Qui me portera ? »)
L’un des premiers dépeints, c’est « l’homme de bât »
qui, lui, n’a pas de majuscule, pas plus que le
bambou flexible qui lui est indispensable
accessoire ; c’est un homme essentiel autant que
l’animal, mais que l’on plaint moins, car, dit
Segalen avec un réalisme sans fard, « dans
les pays de grand portage humain, le cheval est rare
et l'homme de bât abondant
et bon marché… Cela se sent, et l'on s'attache naturellement
moins à l'homme vulgaire qu'à la bête rare. » Cet homme-là, il
lui faut sa dose d’opium, c’est ainsi qu’il marche. Mais, se
demande Segalen, pourquoi se préoccupe-t-il bien plus de ses
chevaux ? La réponse est tout aussi directe : « On achète le
cheval qui devient à soi. On paie l'homme qui reste indépendant,
bon à tous, bon au plus offrant.»
Et Segalen de se gausser gentiment des « nobles et purs
sentiments humanitaires » et des « doux cantiques de l’égalité
humaine ».
Son appréciation de la femme n’est pas plus tendre, ou plutôt
des femmes, au pluriel, dans leur diversité concrète : celles
que l’on rencontre sur la Route. Là aussi prime le réel car « c'est
ici que l'imaginaire doit s'abstenir de parler ou d'apparaître,
ou bien les pires bévues s'apprêtent … Le grand voyage est
l’antidote des chagrins amoureux. » Exit le roman naturaliste,
et le roman tout court.
Le « lit du réel » est un lit dur. Mais il amène
aux ruminations du poète et de l’esthète à la recherche de la
beauté cachée du passé.
Le voyage comme exercice spirituel
Plus que récit poétique de voyage et d’aventure, « Equipée » est
récit initiatique de l’imaginaire vers le réel et du réel vers
l’imaginaire, et méditation sur les valeurs contrastées de l’un
et de l’autre, et l’articulation entre les deux. Segalen
affirme, un peu comme Nietzsche, une esthétique de l’existence
où l’esprit, et la pensée, sont indissociables de
l’environnement physique, l’esprit étant entendu dans une
dimension d’imagination poétique nourrie du contact avec le
concret. « Equipée » est un exercice spirituel.
Du réel d’aujourd’hui au lendemain de l’imaginaire
Cet exercice va de « l’avant-monde » vers
« l’arrière-monde », « cela d’où l’on vient et cela
vers où l’on va » (chap. 20), l’un étant trace du
passé dans la mémoire, l’autre « prévision nourrie
d’avance d’images et d’émotions ». En d’autres
termes « deux antipodes : ce qui est fait, ce qui
vient ». Le premier, c’est « l’imprévisible devenu
déjà vu », une compréhension ordonnée, donc
reposante. Mais, au déjà-fait déjà-vu, on peut
préférer la « route vers l’impossible », celle des
chemins non balisés qui est route « aux chemins du
passé ».
Segalen (au centre) et Gilbert de
Voisins (à sa g.)
au Sichuan en 1914 (coll. particulière)
Cette quête du passé, c’est finalement la grande entreprise de
Segalen, la quête de ce qui n’existe plus qu’à l’état de
souvenir, ou de nom sur une carte, suivi du caractère fèi
(废),
ruine. C’est là où l’on ne pourrait aller que par des chemins
morts, au bout d’un rêve de marche. Mais le voyage de Segalen,
c’est justement cela : redonner vie aux chemins morts.
Ce passé, cependant, concrétisé dans un tumulus se fondant dans
les montagnes alentour, une statue de pierre devant un tombeau
dans le désert, il faut d’abord « l’imaginer, sur la foi des
textes » (chap. 23). Or, souvent, le tumulus s’est effondré, la
statue est émoussée, rongée par le temps et les intempéries :
« plus disparue que perdue ». C’est alors un autre travail de
l’imagination qui les fait revivre, en les dessinant, en les
faisant revivre « dans l’espace fictif où l’imaginaire se
plaît ». Il ne suffit plus de regarder, mais de « reformuler »,
c’est-à-dire de retrouver les formes, concrètes et palpables.
Le bonheur dans le Divers
« Equipée » est le récit méditatif d’une pérégrination sinueuse
entre réel et imaginaire. Et quand se pose la question du
retour, c’est avec une certaine morosité, car le voyage
« apparaît désormais tout déroulé d’avance », retour au déjà-vu
même si c’est par des routes différentes. L’ami retrouvé n’aura
pas changé (chap. 27)
[6].
Victor Segalen devant une statue
mutilée
(Il ne suffit pas de regarder, mais de « reformuler
»)
Il reste à « donner un sens à l’aventure », et
Segalen le fait d’abord en termes de bonheur : il
s’agit de déterminer la part de bonheur en lui due
au voyage, si bonheur il y a. Mais il ne veut ni ne
peut traiter le problème d’un mot, abstrait ; il se
propose au contraire de revenir sur chaque instant,
chaque étape, sans revenir en arrière, mais en se
reportant au livre en train d’être achevé et voir
« pour chaque ligne si la dose de beauté,
de valeur, que me rendit le réel surpassa ou non la promesse
imaginaire ». C’est donc, toujours, une arabesque entre réel et
imaginaire.
Mais cette valeur de bonheur comme gain ultime du voyage, il la
voit essentiellement dans la valeur du divers qu’il aura
rencontré, avec une ultime certitude : l’exotisme ou l’Autre
comme esthétique du Divers, comme richesse dont il faut savoir
jouir.
Conclusion qui prend une tournure tragique quand on la confronte
aux déconvenues de Segalen revenant une dernière fois à Pékin en
1917 et ne reconnaissant plus « sa capitale ». Il dit sa
tristesse dans « Notes sur l’exotisme » :
« Imago Mundi... La Tension exotique du monde décroît... Les
moyens d'Usure de l'Exotisme à la surface du Globe : tout ce
qu'on appelle le Progrès. ... voyages mécaniques confrontant les
peuples... Où est le mystère ? Où sont les distances ? le Divers
décroît. Là est le grand danger terrestre. C'est donc contre
cette déchéance qu'il faut lutter, se battre, -- mourir
peut-être avec beauté. »
A lire en complément
Segalen : une Equipée générique et énergique,
de Jean-François Louette, Littératures, 1999/41, pp. 131-158.
Jean-François Louette replace le texte de Segalen dans le
contexte historique de la crise des genres, et en particulier
celle du roman naturaliste et de la poésie en prose à la fin du
19e siècle, puis du roman d’aventures en 1914-1915,
au moment justement où Segalen écrit
« Equipée ». Tous les genres étant dans l’impasse, la solution
est dans l’hybridation, l’exemple étant « Les Nourritures
terrestres » qui prend des allures de carnet de notes de voyage.
Louette cite les notes de Segalen « Sur la forme nouvelle du
roman » où Segalen se dit à l’étroit dans le genre et se propose
d’ouvrir des volets : ironie, allusions, symbolisme - autant
de volets que l’on retrouve bien dans
« Equipée », y compris l’humour, trop rarement noté.
L’essai comporte enfin une brillante analyse stylistique du
texte rapproché du poème en prose et distingué des formes
classiques du journal de voyage.
« Equipée » est voyage d’une écriture autant qu’écriture d’un
voyage.
A écouter en complément
Dans le cadre de l’émission de France Culture « Une vie, une
œuvre » de Claude Mettra : « Victor Segalen, Le voyage au pays
du réel », émission diffusée le 4 juillet 1985.
[1]
« Voyage au pays du réel » est le
« titre-devise » suggéré par Segalen lui-même, en
sous-titre (chapitre 10, Pour devise).
[2]De
« Peintures » Segalen reprend mêmela graphie
des titres de chapitres,
écrits en majuscules mais intégrés dans
le texte, ici au début de chaque chapitre.
[3]Li
qui, d’après le Larousse, est une « Mesure
itinéraire chinoise valant environ 576 m ». Tout est
dans le « environ »…
[4]
Il y a beaucoup du « Parti pris des
choses » dans
« Equipée », ou vice-versa, d’ailleurs,
vu les dates d’écriture et de publication respectives.
[5]
Sampan est dérivé du cantonais
sāanbáan
(三板)
qui signifie effectivement « trois planches » ; le terme
en putonghua est
shān
ou shānbǎn
(舢板).
[6]
Chapitre qui rappelle par son style et sa
forme les textes de Nathalie Sarraute du recueil
« L’usage de la parole » dont il pourrait être un texte
supplémentaire, intitulé « Je n’ai pas changé non
plus ».
« L’usage de la parole » est issu de
« Tropismes » que Sarraute a commencé à écrire en 1932.
C’est dire combien Segalen était novateur.