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Les grands sinologues
Victor Segalen :
Stèles, Peintures
par Brigitte Duzan, 11 août 2020
« Stèles », « Peintures » et « Equipée » sont trois
des textes les plus importants de
Victor Segalen,
hors écrits de sinologie ou d’archéologie. Ils ont
été publiés en France respectivement en 1914, 1916
et 1929, les deux premiers aux éditions Georges
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Stèles, édition originale 1912 |
Crès, le troisième à titre posthume à la librairie Plon, avec le
sous-titre « Voyage au pays du réel ».
Les deux premiers relèvent de la poésie, le troisième des notes
de voyage. En 1955, ils ont été publiés ensemble : ils se
répondent et se complètent. Commençons par les deux premiers.
·
Stèles
Stèles, Collection coréenne Crès,
Paris 1914 |
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Avant
l’édition française de 1914, « Stèles » a été édité
à Pékin en 1912 : il s’agit d’une édition originale
de 48 Stèles publiée aux presses des Frères
lazaristes du Beitang, en 81 exemplaires hors
commerce
sur papier de Corée et environ 200 exemplaires sur
vélin parcheminé. Les 81 exemplaires furent envoyés
à diverses personnalités du monde des lettres et des
arts, ceux destinés à ses amis étant revêtus d’un
cachet apposé par Segalen lui-même : Paul Claudel
bien sûr auquel l’ouvrage est dédié, les amis et
proches dont Jules de Gaultier, Auguste Gilbert de
Voisins, Remy de Gourmont, |
Georges-Daniel de Monfreid, Saint-Pol-Roux, mais aussi les
écrivains André Gide, Edmond Jaloux, Pierre Loti, et même
Natalie Clifford Barney
!
L’édition de 1914 publiée chez Georges Crès ainsi que la
réédition de 1922 comportent seize nouveaux textes.
Genèse
L’idée du premier recueil serait venue à
Segalen à
l’automne 1909 lors de sa première grande expédition
en Chine, avec son ami Gilbert de Voisins qui
finançait le voyage. Le 12 septembre, ils arrivent
au pied du Huashan (华山),
à 12 kilomètres de Xi’an, et descendent dans un
monastère pour passer la nuit. Segalen raconte
l’étape et ses découvertes dans une lettre à son
épouse datée du 14 septembre :
« Avant-hier soir nous avons couché au Houayin-miao
[华阴庙],
grand temple confucéen situé aux pieds de la célèbre
montagne Houa-chan
,
l’un des cinq monts sacrés de Chine, et le matin
nous l’avons visité avec une grande émotion, car le
spectacle était fort. En voici quelques échos : |
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Le Huayin miao tel
qu’a dû le voir Segalen |
"Première cour, peuplée de stèles ; d’un peuple de stèles,
sous les thuyas « graves ». Elles sont innombrables. C’est ici
le lieu et le culte des très sacrés et très ancestraux
caractères.
« Immenses, à tenir toute la tablette, ou menus comme les
granulations de la pierre ; parfois anguleux et rêches ou bien
souples et mordants, éclaboussés encore de l’élan du pinceau, ou
si nobles d’être originaires, les voici tous, les sphinx à la
valeur unique. Il y en a d’épais et d’empâtés. Il y en a de
dansants, il y en a de stables, il y en a de vertigineux, où la
fougue de tout un art inconnu à l’Europe tourbillonne. Quand ils
restent solitaires, leur sens n’est pas un, mais complexe comme
leur histoire. Quand, enchaînés par la logique du discours, ils
pendent les uns aux autres, et empruntent leur valeur à ceci
qu’ils sont là, et non pas ici, alors ils forment une trame
soudaine, figée pour l’artiste lui-même, et qui n’est plus
pensée dans un cerveau mais dans la pierre où ils sont entés. Et
leur attitude hautaine, pleine d’intelligence, est un geste de
défi à qui leur fera dire ce qu’ils gardent. Ils dédaignent de
parler. Ils ne réclament point la lecture ou la voix ou la
musique ; ils méprisent les syllabes dont on les affuble au
hasard des provinces ; ils n’expriment pas, ils signifient, ils
sont."
Ces caractères, j’ai pu tous les emporter, grâce aux estampages
que les moines en font avec le plus grand soin : ils enduisent
toute la stèle d’encre d’imprimerie, la couvrent de papier
qu’ils tapotent, et ils tirent ainsi de merveilleuses épreuves
dont j’ai une centaine et que tu verras à Canton. »
Il ne pense pas encore à « Stèles », ce qu’il dit écrire, ce
sont des fragments de « Briques et Tuiles » et du roman « Le
Fils du ciel ». Mais les stèles qu’il a vues l’ont marqué, et il
en emporte les estampages car la fascination éprouvée repose
tout entière non tant sur la signification que sur l’image des
caractères et un certain sens du sacré qui en émane. La stèle
est en effet une mémoire des morts, mais c’est en Chine aussi
une mémoire des écritures : elle permet la conservation et la
transmission de modèles calligraphiques grâce à l’estampage (tàběn
拓本).
La forêt de stèles dont il parle dans sa lettre lui est apparue
comme
une bibliothèque de pierre.
Connaissance de l’Est,
édition Segalen, page de titre |
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Or, en ce
mois de septembre 1909, cela fait juste six mois que
Segalen a
quitté Marseille, et un an qu’il a commencé à
étudier le chinois. Il ne peut donc pas déchiffrer
le texte des stèles qu’il découvre, tout au plus en
célébrer l’écriture. On peut voir dans « Stèles »
l’influence de Paul Claudel et de son recueil de
poèmes en prose « Connaissance
de l’Est »
,
d’ailleurs l’ouvrage lui est dédié.
Segalen
considérait en effet l’ouvrage de Claudel comme
fondateur pour lui. En 1913, après être devenu aux
éditions Crès directeur de la Collection coréenne
avec pour ligne éditoriale des textes ayant trait à
« l’Empire du Milieu » ou « pays tributaires
d’autrefois », il choisit « Connaissance
de l’Est »
pour le deuxième titre de la collection, après
« Stèles » réédité par Crès avec les bois d’origine.
En août,
il obtient de Claudel l’autorisation de
rééditer le recueil. En témoignage de son
admiration, |
il en fait une édition superbe, ouvrage broché à la chinoise en
deux tomes (la partie initiale écrite entre 1895 et 1900, et les
textes supplémentaires écrits entre 1900 et 1905), présentés
dans un coffret couvert de soie bleue, avec une page titre où se
côtoient titre en français et deux grands idéogrammes dans une
calligraphie qui est, justement, celle de l’édition de
« Stèles » réalisée à Pékin l’année précédente et reprise par
Crès
.
Le rapprochement avec Claudel apparaît dans l’approche, moins
dans le style : Pierre-Jean Jouve a vu dans l’écriture des
poèmes en prose de « Stèles » l’influence directe de Rimbaud
bien plus que de Claudel dont le style apparaît, en regard, d’un
lyrisme narratif beaucoup moins poétique
.
L’influence est ailleurs : Segalen, suivant Claudel, ne se borne
pas à décrire, il cherche le sens de ce qu’il voit. Chez
Claudel, chaque spectacle, paysage, être ou végétal, est perçu
comme un signe à déchiffrer ; c’est peut-être de là que vient la
cohérence de ton de
« Connaissance de l’Est »,
s’agissant d’un ouvrage assez disparate dans l’ensemble, mais où
l’unité tient à la qualité stylistique. On retrouve ces mêmes
caractéristiques dans « Stèles », comme dans « Peintures »
d’ailleurs.
On peut lire le poème en prose « Religion du signe »
(11ème poème de la première partie de
« Stèles ») comme une parfaite introduction à
l’ouvrage qui semble en découler :
« … On peut donc voir dans le caractère chinois
un être schématique, une personne scripturale,
ayant, comme un être qui vit, sa nature et ses
modalités, son action propre et sa vertu intime, sa
structure et sa physionomie.
Par là s’explique cette piété des Chinois à
l’écriture ... Le signe est un être, et, de ce fait
qu’il est général, il devient sacré. La
représentation de l’idée en est ici, en quelque
sorte, l’idole. Telle est la base de cette religion
scripturale qui est particulière à la Chine. »
Dans l’immobilité hiératique de la stèle, dans le
silence de la pierre, s’inscrit la mémoire des
morts, mais surtout se matérialise l’écriture comme
trace du langage, qui devient à son tour objet
d’écriture.
Préface et composition
« Stèles » commence par une préface de Segalen qui
replace le recueil dans l’histoire des stèles
elles-mêmes, à partir du poteau |
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Le titre chinois de «
Stèles »
古今碑录(錄) gǔjīn bēilù recueil
de stèles d’hier et
d’aujourd’hui |
de pierre qui se dressait au centre des temples et auquel on
attachait les victimes des sacrifices sous la dynastie des Zhou,
pour leur faire attendre « paisiblement » le coup fatal.
Les caractères ainsi inscrits dans la pierre sont dépouillés des
« formes de la mouvante intelligence humaine » ; ils sont
devenus « pensée de la pierre » :
« De là ce défi à qui leur fera dire ce qu’ils gardent. Ils
dédaignent d’être lus. Ils ne réclament ni la voix ni la
musique. … Ils n’expriment pas : ils signifient, ils sont. »
L’auteur explique à la fin de sa préface comment il a conçu les
différentes parties de l’ouvrage : les stèles sont regroupées en
fonction de leur direction, les cinq directions ayant des
significations précises dans la pensée chinoise (taoïste), liées
à la théorie des cinq éléments. Cependant, les Stèles sont en
fait divisées en six groupes, les Stèles des cinq directions,
dont le Milieu bien sûr, plus les Stèles du bord du chemin, qui
viennent juste avant celle du Milieu
:
-
face au midi,
les Stèles concernent le pouvoir, portent les décrets, tout ce
que « le Fils du ciel siégeant face au midi a vertu de
promulguer » ;
-
celles face au nord « pôle du noir vertueux » sont les Stèles
amicales,
-
celles vers l'est, c’est-à-dire l’aube, étant les amoureuses ;
-
les Stèles « occidentées », face à l'ouest rouge sang, sont les
Stèles guerrières qui content les faits militaires ;
-
les Stèles du bord du chemin s’offrent aux passants au hasard de
leur pérégrinations, « muletiers, conducteurs de chars,… moines
mendiants, gens de poussière… » qui passent en les comptant ;
-
les autres, enfin, qui ne regardent dans aucune des autres
directions, sont pointées vers le milieu, le lieu par
excellence ; elles « proposent leurs signes à la terre » et sont
annoncées par le seul caractère
zhōng
中
qui se suffit à lui-même.
Œuvre de sinologue et de poète
Exemple de la
calligraphie
des six parties :
Stèles face au sud nánbēi |
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Contrairement au recueil de Claudel, « Stèles » est
l’œuvre d’un sinologue, même s’il en est encore à
ses débuts ; il s’attache à donner à ses textes une
couleur nettement chinoise, à commencer par les
épigraphes dont chaque poème est précédé, et comme
surplombé.
Ces épigraphes se présentent d’entrée de jeu comme
une calligraphie au sens obscur. Ces caractères
calligraphiés reflètent la fascination qu’ils
exerçaient sur Segalen.
Pour Claudel, qui n’a jamais appris le Chinois, il
s’agissait tout au plus de la fascination de
l’inconnu, un « exotisme » supplémentaire. Segalen,
lui, y cherche un sens profond, lié à l’histoire.
Les
épigraphes sont en fait pour la plupart des
citations tirées de textes en langue classique qui
ne sont pas compréhensibles sans un bon bagage
linguistique et littéraire. Mais certaines ont
simplement été inventées par Segalen, maladroitement
selon certains doctorants chinois
.
Le sens n’est pas l’important - il semblerait que
Segalen ait plutôt cherché à le dissimuler qu’à
l’afficher ; l’important, c’est la graphie, qui ne
pouvait |
« qu’être belle », selon Segalen, puisque manifestation de la
pensée devenue pierre, et reproduisant le style sigillaire des
anciennes stèles elles-mêmes.
Comme l’explique Segalen à son ami Jules Gaultier dans une
lettre écrite de la résidence de Yuan Shikai à Zhangde le 26
janvier 1913, c’est la forme qu’il a empruntée,
non la lettre ni l’esprit, car il y voyait la promesse d’un
genre littéraire nouveau :
« Voici d’abord la plus pressante réponse : aucune de ces
proses dites Stèles n’est une traduction, quelques-unes, rares,
à peine une adaptation. Les stèles chinoises de pierre
contiennent la plus ennuyeuse des littératures : l’éloge des
vertus officielles, un ex-voto bouddhique, le rappel d’un
décret, une invitation aux bonnes mœurs. Ce n’est donc pas
l’esprit ni la lettre, mais simplement la forme « Stèle » que
j’ai empruntée. Je cherche délibérément en Chine non pas des
idées, non pas des sujets, mais des formes… La forme « Stèle »
m’a paru susceptible de devenir un genre littéraire nouveau dont
j’ai tenté de fixer quelques exemples. Je veux dire une pièce
courte, cernée d’une sorte de cadre rectangulaire dans la
pensée, et se présentant de front au lecteur. »
Et dans ce moule chinois, il a placé, dit-il, « simplement ce
que j’avais à exprimer ». Des poèmes en prose de toute beauté où
le réel est transcendé pour atteindre à une signification
cachée.
·
Peintures
« Peintures » est la suite de « Stèles », dans
l’esprit comme dans la forme. Le premier était dédié
à Claudel, « Peinture » l’est « au Maître-Peintre et
grand Ami » Georges Daniel de Monfreid. Si les
poèmes en sont moins connus, c’est sans doute qu’ils
n’ont pas pour les mettre en valeur la mise en scène
calligraphique un rien spectaculaire du premier
ouvrage. Ici, les titres sont intégrés, en
majuscules, dans les textes, au début, au milieu ou
à la fin.
Toujours une question de forme
Segalen en
parle à son ami Jule de Gaultier dès la fin janvier
1913. Dans la même lettre du 26 janvier où il lui
explique que « Stèles » est né d’une recherche de
forme
,
il poursuit :
« Cette recherche et cette adaptation des
« formes » ne se borneront pas, j’’espère, à
l’épigraphie. Les Peintures que j’annonce et
qui tiennent à peu près debout, donneront
|
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Peintures, Crès coll. « Les Proses »
1916 |
au contraire, sur des sujets chinois, une attitude littéraire
différente (non chinoise), celle du boniment, de la Parade aux
tréteaux. Je suis las de l’éternelle attitude du conteur, de
celui qui narre… »
Il a gardé le terme de Parade (en majuscules) dans
l’introduction à l’ouvrage. Dans une lettre de l’année
précédente à Auguste Gilbert de Voisins
,
il parle déjà de l’ouvrage en termes de boniment, opposé
à la narration traditionnelle :
« Ci-joint les premières esquisses du recueil Peintures.
Je voudrais y adopter une nouvelle attitude : le boniment.
J’ai devant moi un grand mur peint à fresque. Je décris ce que
j’y vois, ce que mes auditeurs et spectateurs voient avec moi,
mais plus vivement quand j’explique les gestes. Je suis fatigué
de l’éternelle attitude narrative du romancier qui déroule son
peloton. Ici tout est en surface, mais en surface parfois
magique. Je crois de moins en moins à la vertu du "sujet" …. »
Ce qu’il recherche, c’est « le renouvellement des attitudes » :
reprendre des lieux communs, peut-être, mais en faire quelque
chose de personnel, « le faire mien ».
Spectateur acteur, lecteur visionnaire
« Peintures » surprend et se découvre au fur et à mesure de la
lecture.
Dans l‘introduction, Segalen met les peintures en scène, avec un
geste pour les dérouler, de haut en bas ou
horizontalement « entre les deux mains qui en disposent ». Et
tout de suite, il enjoint au lecteur d’oublier les perspectives
et autres illusions de la peinture occidentale. Son rôle est de
les montrer.
Stèles, Peintures, Equipée, édition
1955 |
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Stèles, Peintures, Equipée, Plon 1970 |
Avant de se livrer, chaque peinture a déjà sa glose, inscrite
dans les marges, commentaires enthousiastes et lyriques : ce
sont des peintures « enveloppées de paroles », des peintures
littéraires. Segalen emboîte le pas aux glosateurs du passé qui
ont laissé leur marque sur le tableau. Mais il réclame l’aide du
lecteur : il veut une « œuvre réciproque », une œuvre écrite
pour être non point lue, pas même entendue, mais vue.
C’est en ce sens qu’il demande la contribution du lecteur, de
son regard, de sa vision ; et ce n’est pas seulement
contemplation, mais action : ceci n’est pas un livre,
annonce-t-il, mais un appel, une évocation, un spectacle qui
demande de se mouvoir dans l’espace dépeint. Le
lecteur-spectateur devient « comparse, complice ».
Après tout, c’est bien le principe de la peinture chinoise.
Composition
Les peintures sont regroupées en deux catégories principales :
17 Peintures Magiques et 16 Peintures Dynastiques entre
lesquelles est glissée une 34ème, « Des tributs des
royaumes » ; cette peinture fait office de transition vers la
dernière partie, une évocation de la succession des grandes
dynasties du passé, en partant de la plus ancienne, celle des
Xia, jusqu’à celle des Ming.
Il intègre au passage des visions personnelles, par exemple,
dans « Tombeau de T’sin », celle de sa découverte du tumulus du
Premier Empereur, lors de la mission archéologique
Segalen-Voisins-Lartigue partie de Pékin le 1er
février 1914 :
« Trois collines superposées ; trois collines s’épaulant
jusqu’au sommet unique, noblement convexe sous le ciel creux ;
et de droite et de gauche, la descente longue du dévers fuyant à
l’infini horizontal… »
C’est la version poétique allusive de ce qu’il décrit dans sa
lettre du 16 février 1914 à son épouse relatant la découverte :
« … au pied de la montagne [la chaîne du Lishan] une
autre montagne, isolée, celle-là blond cendré, et d’une forme
si régulière, si voulue, si ordonnée qu’il n’y avait
aucun doute possible : trois étages se surmontaient avec des
courbes concaves et un profil comme n’en ont jamais les tumuli
d’empereurs… De près, de tout près, tout s’est précisé,
répondant merveilleusement aux textes connus et à la poésie qui
dit "la Terre jaune imite trois Collines." … »
Il commence cependant par dérouler les Peintures Magiques :
on pensait lire des descriptions de peintures sur soie et avoir
à les imaginer, on est tout de suite dérouté, privé de tout
point de référence. On se retrouve dans une irréalité où se
mêlent chroniques et légendes, allusions poétiques où l’on se
perd.
Ce sont des « drames de l’esprit avec l’inconnu », dit Pierre
Jean Jouve dans son avant-propos de 1955. Drames qui peuvent
prendre la forme d’une « Gesticulation théâtrale » (11ème
Peinture Magique), comme sur « une scène avec des tréteaux »,
avec gongs et cymbales et apparition infernale avec feux et
flammes : Segalen nous livre là une délicieuse histoire à la
Pu Songling, où un
voyageur descendu dans une auberge croit vaincre pendant la nuit
les monstres qui l’attaquent… et s’avèrent être, au réveil, nuls
autres que son épouse, sa concubine et ses enfants. Segalen se
joue de la réalité et des apparences dans la plus pure tradition
chinoise
Et c’est magistral, car, lorsqu’ on en arrive aux Peintures
Dynastiques, on a compris qu’on ne va pas avoir une histoire
dynastique de plus. Segalen pose la question de la vérité
historique :
« Si l’on veut dire par là vérité documentaire, du milieu,
des costumes, de la ligne monumentaire… aucun doute : la plupart
de ces scènes ont été effectivement vécues ; les autres auraient
dû l’être… »
C’est là,
peut-être, le plus subtil : on retrouve ici la
conception élastique de la vérité historique en
Chine, telle qu’elle est peu à peu constituée par
les chroniqueurs, historiens et commentateurs au
service des empereurs suivants
.
C’est tellement vrai que « Peintures » s’arrête aux
Ming : il ne peut y avoir d’histoire des Qing
puisque, la dynastie étant encore en place, son
histoire n’est pas encore écrite et ne peut l’être…
Après ces deux ouvrages entre réalité et imaginaire,
thème récurrent qui sous-tend toute l’œuvre de
Segalen en Chine, il reste à traiter du troisième
volet de la trilogie publiée en 1955 et rééditée par
Plon en 1970 qui associe à « Stèles » et
« Peintures » non point « Odes », mais « Equipée »,
écrit entre 1914 et 1915 à partir de ses notes de
voyages de 1914. Là, on est « au pays du réel ».
A suivre :
Equipée. |
|
Equipée, Voyage au pays du réel,
édition Plon 1929 |
A lire en complément
Segalen, l’écriture, le nom – architecture d’un secret, par
Etienne Germe, Presses universitaires de Vincennes, 2001. V. La
sigillaire, la stèle, le nom, pp. 137-170, où est plus
particulièrement étudié la Stèle
« Du bout du sabre », troisième des « Stèles occidentées » dont
l’épigraphe est un unique pictogramme :
A lire en ligne :
https://books.openedition.org/puv/958?lang=fr#:~:text=Comme%20chaque%20po%C3%A8me%
20de%20St%C3%A8les,est%20surplomb%C3%A9%20d'une%20%C3%A9pigraphe.&text=Pour%
20le%20lecteur%20chinois%2C%20les,embarras%2C%20soit%20l'%C3%A9tonnement.
Lettre citée ci-dessus.
Segalen y annonce d’ailleurs aussi un troisième volet :
les « Odes », projet cette fois « classiquement
chinois », mais en prévoyant de faire suivre les courts
poèmes d’un commentaire, une prose explicative.
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