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Zuo Zhuan : Duc Xuan, 2ème année (607 avant J.C.)

Le duc Ling de Jin n’était pas un bon souverain (晋灵公不君)

par Brigitte Duzan, 19 mai 2020 

 

Ce texte célèbre est extrait du Zuo Zhuan (《左传》), ou « Commentaire de Zuo », le principal commentaire des « Annales des Printemps et Automnes » (《春秋》), censées avoir été écrites par Confucius. C’est un passage de la deuxième partie du chapitre sept : Lu Xuangong, 2ème année 鲁宣公二年.

 

Contexte historique

 

Il relate en fait plusieurs histoires de la vie du premier ministre du duc Ling de Jin (晋灵公), Zhao Dun (赵盾) : les premières font ressortir sa générosité et sa bonté, l’une étant d’ailleurs à l’origine d’un

 

Le Zuo Zhuan
(Commentaire de Zuo des Printemps et Automnes )

chengyu sur la gratitude ; mais ce n’est, semble-t-il que pour mieux l’exonérer de la lourde charge d’avoir assassiné le duc, qui avait lui-même plusieurs fois tenté de le tuer. Auto-défense, dirait-on aujourd’hui. Au 7e siècle avant J.C., le problème ne se posait pas en ces termes…  

 

Le fait historique est rapporté dans des termes ambigus qui ont alimenté une vive controverse sur le sens véritable qu’il faut accorder à ce texte, et au-delà sur la véracité des textes historiques.

 

L’Etat de Jin vers le 6e siècle avant J.C.

 

Situé dans l’actuel Shanxi, l’Etat de Jin (晋国) a été l’un des premier Etats établis pendant la dynastie des Zhou, au 11e siècle avant Jésus-Christ. Ce fut pendant longtemps l’un des Etats les plus puissants de la période des Printemps et Automnes : le duc Wen est devenu en 632 avant J.C. le premier des cinq « Hégémon » (五霸), et la division de Jin en trois Etats dirigés par trois familles rivales est la date généralement considérée comme marquant la fin des Printemps et Automnes et le début de celle des Royaumes combattants (战国) [1].

 

Zhao Dun (赵盾), encore appelé Zhao Xuanzi (赵宣子), était l’héritier d’une grande famille qui avait servi la famille ducale depuis plusieurs générations : son père avait épousé la fille du duc Wen de Jin (Jin Wengong 晋文公) dont il était le ministre ; puis, à la mort du duc Wen en 627 avant Jésus-Christ, il était passé au service du duc Xiang (Jin Xianggong 晋襄公). Zhao Dun succéda en 621 avant Jésus-Christ à son père au service du successeur du duc Xiang, son fils le duc Ling (Jin Linggong 晋灵公), 26ème souverain de Jin. Mais celui-ci était loin d’avoir les qualités de ses ancêtres.

 

Texte original [2] et traduction

 

   晋灵公不君:厚敛以雕墙;从台上弹人,而观其辟丸也;宰夫胹熊蹯不熟,杀之,寘诸畚,使妇人载以过朝。赵盾、士季见其手,问其故,而患之。将谏,士季曰:「谏而不入,则莫之继也。会请先,不入则子继之。」三进,及溜,而后视之。曰:「吾知所过矣,将改之。」稽首而对曰:「人谁无过?过而能改,善莫大焉。《诗》曰:『靡不有初,鲜克有终。』夫如是,则能补过者鲜矣。君能有终,则社稷之固也,岂唯群臣赖之。又曰:『衮职有阙,惟仲山甫补之。』能补过也。君能补过,衮不废矣。」

 

Le duc Ling de Jin n’était pas un bon souverain [3] : il prélevait de lourdes taxes pour décorer les murs [de son palais] ; de sa terrasse, il tirait des flèches sur les gens et les regardait tenter d’esquiver les projectiles. Un jour que son cuisinier lui avait préparé des pattes d’ours un peu trop cuites, il le tua, fourra ses restes dans un panier et le fit emporter par les femmes du palais à travers la salle d’audience. Apercevant la main du mort, Zhao Dun et Shi Ji [4] demandèrent ce qui s’était passé. Très choqués, ils allaient adresser une remontrance au souverain lorsque Shi Ji dit à Zhao Dun : « Si nous lui adressons une remontrance et qu’il ne nous écoute pas, aucun de nous deux ne pourra poursuivre. Laissez-moi essayer d’abord ; si j’échoue, vous pourrez reprendre après moi. »

Shi Ji avança et il avait à peine fait trois pas que le duc nota sa présence et lui dit : « Je sais que mon attitude est fautive. Je vais changer. »

 

Shi Ji s’inclina et lui dit : « Qui ne commet de fautes ? L’idéal, c’est de pouvoir les corriger. C’est ce qui est dit dans les « Odes » :

"靡不有初,鲜克有终。"

Il n’est personne qui ne commence [par pécher], mais rares sont ceux qui savent terminer.

C’est-à-dire que, si tout le monde commence par faire des fautes, peu finissent par les corriger. Si vous, mon souverain, savez vous amender, vous assurerez la sécurité de votre terre, et vous aurez l’appui de tous, pas seulement de vos ministres. Les « Odes » disent bien encore :

"衮职有阙,惟仲山甫补之。"

     Si la robe [du monarque] a un trou, Zhong Shanfu va la réparer [5].

Ainsi, les défauts peuvent être corrigés. Si vous êtes désireux de le faire, votre robe n’aura pas besoin d’être mise au rebut. »

 

    犹不改。宣子骤谏,公患之,使锄麑贼之。晨往,寝门辟矣,盛服将朝,尚早,坐而假寐。麑退,叹而言曰:「不忘恭敬,民之主也。贼民之主,不忠。弃君之命,不信。有一于此,不如死也。」触槐而死。

 

    秋九月,晋侯饮赵盾酒,伏甲将攻之。其右提弥明知之,趋登曰:「臣侍君宴,过三爵,非礼也。」遂扶以下,公嗾夫獒焉。明搏而杀之。盾曰:「弃人用犬,虽猛何为。」斗且出,提弥明死之。

  初,宣子田于首山,舍于翳桑,见灵辄饿,问其病。曰:「不食三日矣。」食之,舍其半。问之,曰:「宦三年矣,未知母之存否,今近焉,请以遗之。」使尽之,而为之箪食与肉,寘诸橐以与之。既而与为公介,倒戟以御公徒,而免之。问何故。对曰:「翳桑之饿人也。」问其名居,不告而退,遂自亡也。

 

Mais le duc ne se corrigea pas. Zhao Dun lui en fit souvent des reproches, si bien que le duc finit par s’en lasser. Il envoya Chu Ni l’assassiner. Chu Ni arriva à l’aube chez Zhao Dun, mais la porte de sa chambre était déjà ouverte ; Zhao Dun était déjà habillé pour aller à l’audience du matin, mais comme il était encore trop tôt, il était assis et somnolait. Chu Ni se retira en se disant : « Un homme qui n’oublie pas la révérence dans ses fonctions mérite d’être appelé maître du peuple. Assassiner cet homme-là ne serait pas loyal. Mais, par ailleurs, désobéir aux ordres de mon souverain serait preuve de défiance. Mieux vaut mourir que commettre l’un ou l’autre. » Il se fracassa la tête contre un sophora et mourut.

 

Le neuvième mois, à l’automne, le duc invita Zhao Dun à prendre un verre avec lui et posta quelques soldats en embuscade. Ayant eu vent du complot, le garde de droite de Zhao Dun, Mi Ming, se précipita dans le hall en disant : « Quand un ministre est invité par son souverain, il est contraire aux règles de l’étiquette de boire plus de trois verres. » Et il aida Zhao Dun à descendre et s’éloigner. Alors le duc lança son chien sur eux mais Mi Ming combattit le chien et le tua. « Vouloir se débarrasser d’un homme en utilisant un chien, aussi féroce soit-il, vraiment à quoi cela rime-t-il ? ». Ils réussirent à sortir, mais Mi Ming fut tué.

 

Zhao Dun faisant des remontrances au duc Ling

 

Un jour que Zhao Dun [6] état allé chasser au mont Shou, il s’était arrêté pour la nuit dans un endroit appelé L’ombre du mûrier. Il vit là un homme mourant d’inanition nommé Ling Zhe et lui demanda ce qui lui était arrivé. L’autre lui répondit qu’il n’avait rien mangé depuis trois jours. Zhao Dun lui donna à manger, mais Ling Zhe en mit la moitié de côté, et comme Zhao Dun lui demandait pourquoi, il répondit : « Cela fait trois ans que je suis en poste au loin, je ne sais pas si ma mère est encore en vie, mais maintenant que je suis près de la maison, je préfère garder cette nourriture pour elle. » Alors Zhao Dun lui fit finir sa part, et lui donna une corbeille de bambou pleine de riz et de la viande pour sa mère. 

 

Or cet homme était maintenant l’un des gardes du duc. Il retourna son arme contre les autres pour permette à Zhao Dun de s’enfuir. Comme Zhao Dun lui demandait la raison de son geste, il répondit : « J’étais l’homme mort de faim que vous avez sauvé au lieu-dit L’ombre du mûrier. » Zhao Dun lui demanda son nom et l’endroit où il vivait, mais l’autre ne répondit rien et disparut.

 

    乙丑,赵穿攻灵公于桃园。宣子未出山而复。大史书曰:「赵盾弑其君。」以示于朝。宣子曰:「不然。」对曰:「子为正卿,亡不越竟,反不讨贼,非子而谁?」宣子曰:「乌呼,『我之怀矣,自诒伊戚』,其我之谓矣!」

    孔子曰:「董孤,古之良史也,书法不隐。赵宣子,古之良大夫也,为法受恶。惜也,越竟乃免。」

  宣子使赵穿逆公子黑臀于周而立之。壬申,朝于武宫。

 

[Zhao Dun est obligé de fuir. Son cousin Zhao Chuan (赵穿) décide donc de passer à l’action…]

Le jour yi-chou [le 26], Zhao Chuan tua le duc Ling dans le verger des pêchers. Zhao Dun n’avait pas encore franchi les montagnes [formant la frontière avec l’Etat voisin] et il retourna à la capitale.

Le grand historien [Dong Hu] écrivit « Zhao Dun a assassiné son souverain. » et montra le document à la cour.

 

Le duc Ling lâche son chien sur Zhao Dun

 

Zhao Dun répliqua : « Ce n’est pas vrai. » Mais le grand historien répondit : « Vous étiez le premier ministre. Vous vous êtes enfui, mais vous n’aviez pas franchi la frontière. Et maintenant que vous êtes de retour, vous ne punissez pas le coupable. Qui est responsable sinon vous ? »

« Hélas, répondit Zhao Dun, ce vers s’applique bien à moi : "ces aspirations qui sont les miennes, voilà la cause de mon tourment". »

 

Confucius a dit : « Dong Hu, dans le passé, fut un grand historien ; il n’a rien laissé d’obscur dans ses écrits. Zhao Dun, dans le passé, fut un grand ministre ; pour le prix de ses principes, il a gardé une tache sur son nom. Quel dommage ! S’il avait traversé la frontière, il aurait évité cela. »

 

Zhao Dun envoya Zhao Chuan à Zhou pour ramener à Jin l’héritier du trône ducal, Heitun, qui fut intronisé. Le jour renshen, il se présenta au temple de son ancêtre, le duc Wu.

 

Commentaires

 

Ce texte est l’un des plus controversés et les plus ambigus du Zuo Zhuan car il traite de l’écriture de l’histoire, et de la manière dont elle est ouverte à interprétation. On voit ici le grand historien apparemment falsifier les faits qu’il rapporte, soutenu en cela par Confucius qui a bien noté dans les « Annales des Printemps et Automnes », à l’entrée de l’année correspondante (607 avant J.C.) : « Zhao Dun de Jin a tué son souverain… ».

 

Il ne s’agit cependant pas de falsification dans l’esprit de Confucius et de l’époque. Le grand historien Dong Hu note la vérité historique telle qu’elle lui apparaît en fonction des rites : Zhao Dun était dans les limites de l’Etat de Jin quand l’assassinat a eu lieu, étant premier ministre, il en est responsable et, en outre, il aurait dû châtier le coupable.

 

Il y a cependant une autre possibilité : que les Annales aient bien transcrit les faits, et que Zhao Dun ait effectivement tué le duc Ling. Mais le texte du Zuo Zhuan qui précède relate des anecdotes tendant à souligner la grande vertu, la générosité et la bonté de Zhao Dun. Le commentaire de Zuo s’attache à laver ce premier ministre émérite de la culpabilité directe de l’assassinat, en ne lui gardant que la responsabilité due à sa fonction.

 

Les commentaires de Zuo sont précieux pour décrypter certaines entrées elliptiques des Annales, mais ils sont souvent à lire selon d’autres critères que la vérité historique telle que nous la concevons aujourd’hui. Ecrire l’histoire répondait à un rituel.

 

 

 


[1] Selon les « Mémoires historiques » de Sima Qian, c’est le roi Cheng des Zhou (周成王) qui attribua le fief de Tang () à son frère cadet Shu Yu (叔虞) car c’était un endroit stratégique. C’est le fils de Shu Yu qui changea le nom du fief en Jin. Les souverains de Jin sont donc de la famille royale des Zhou, ils portent le même patronyme : Ji (). Ce sont les événements liés à Jin qui marquent le début et la fin des Printemps et Automnes, le début étant également le début des Zhou orientaux, appuyés par Jin, en 771 avant J.C.., et la fin correspondant à la division de Jin en trois Etats, en 453 avant J.C., définitivement entérinée en 403 – ce sont les deux dates généralement citées.

[3] Honnête homme, donc bon souverain.

[4] Autre ministre et conseiller du duc Ling.

[5] Zhong Shanfu est un ministre modèle loué dans les Odes.

[6] Le texte dit ici Xuanzi, qui est le nom personnel de Zhao Dun. Je garde Zhao Dun pour plus de clarté.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

     

 

 

 

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