Magazines littéraires

 
 
 
             

 

 

Da Fang, le nouveau magazine littéraire d’Annie Baobei

《大方》,安妮宝贝主编新型文学杂志

par Brigitte Duzan, 14 mai 2011

         

Couverture de Da Fang

 

Da Fang (《大方》) est l’un de ces nouveaux magazines littéraires qui apparaissent comme une « petite révolution » (文学杂志“小革命”) dans le monde jusqu’ici tranquille de la presse littéraire chinoise.
         
Lancé le 1er mars dernier sous la houlette d’Annie Baobei, Da Fang s’inscrit dans un mouvement novateur qui a pour ambition de renouveler les magazines littéraires tant du point de vue du fond que de la forme, pour les ouvrir sur un lectorat plus large, plus jeune, avide de nouveautés et adepte d’images.
 
         
Dès le premier numéro, il se présente, comme la plupart de ses concurrents, comme un magazine ouvert sur d’autres formes artistiques, complémentaires de la littérature, mais aussi ouvert sur d’autres littératures et d’autres cultures.

         

Un espace de calme et de réflexion

         

Da Fang s’inscrit dans la lignée de précurseurs comme le NEWriting (《鲤》), de Zhang Yueran, ou le défunt  Party de Han Han (《独唱团》), et fait suite au nouveau bimensuel Tian Nan (《天南》) lancé par Ou Ning (欧宁) au début de l’année.  

         

Un magazine qui s’inscrit dans la durée…

         

Il a cependant une philosophie et une image qui se veulent différentes. Selon les termes mêmes d’Annie Baobei :

《大方》是一本暂时离开资讯、应景、热闹、时效话题杂志。

Da Fang est un magazine qui s’éloigne des sujets

d’actualité occasionnels, excitants mais limités dans le temps.

..目的是要在这个喧嚣的时代倡导一种敬畏写作、专注阅读的态度,与时下快节奏、短信息的时代拉开距离。

… l’objectif [du magazine], en cette époque tapageuse, est de susciter une attitude « de respect envers l’écrit, et d’intérêt pour la lecture », en

 

Annie Baobei

prenant ses distances de la propension actuelle aux tempi rapides et messages courts.

         

Da Fang veut donc s’inscrire dans la durée, une durée réflexive, privilégiant des formes plutôt longues : le premier numéro paru comporte des articles et nouvelles de plusieurs pages pour la plupart. Dans la même idée, le magazine est trimestriel.

         

… et dans une perspective interculturelle et pluridisciplinaire
         

Zhi An

 

L’une des caractéristiques de Da Fang est de ne pas se limiter à la littérature chinoise, mais de s’ouvrir sur la littérature étrangère, ainsi que sur d’autres formes artistiques, le cinéma en particulier. Son image et sa philosophie transparaissent de façon subliminale dans le

titre lui-même.

         

Celui-ci, tel qu’il apparaît sur la couverture du premier numéro, reprend en effet le terme de wenyi 文艺, qui englobe à la fois la littérature (文学) et les arts (艺术),

dans la grande tradition chinoise qui fait de la peinture comme de la littérature des pendants du trait calligraphié, tout en l’associant à l’adjectif anglais open, lui aussi scindé en deux à l’image des deux caractères qui le précèdent :

         

         《大方·O-pen新文艺》 : Da Fang. O-pen, nouveaux arts et littérature

         

Le sens qui en ressort est multiple :

-      les deux caractères 大方 dàfang, d’abord, ont une signification complexe, renvoyant à une attitude d’ouverture à la fois généreuse et naturelle, avec une touche de raffinement et de bon goût, celle du lettré d’antan, celle du siècle des Lumières aussi.  Mais, avec un autre ton, 大方 dàfāng est un terme plus littéraire qui désigne l’expert, le connaisseur, et complète le précédent.

-      Quant à O-pen, le sens immédiat renvoie bien sûr à l’ouverture, mais, tel qu’il est écrit, il fait aussi penser à l’interjection ‘oh pen !’, impliquant la ferveur littéraire, ou le respect, voire la vénération de l’écrit (敬畏写作) que le magazine déclare tout de go avoir pour ambition de promouvoir.

         

… à l’image de ses concepteurs et rédacteurs
 
         
Da Fang apparaît ainsi beaucoup plus profond qu’on aurait pu le penser de prime abord. Annie Baobei a su s’entourer de rédacteurs de qualité, dont les attaches et activités

 

 

Ma Jiahui

dépassent en outre le seul cadre de la Chine continentale, s’étendant, selon le terme consacré, « aux deux rives et trois territoires » (横跨两岸三地), entendez la Chine continentale, Hong Kong et Taiwan, plus un rédacteur responsable de la zone Europe-Amérique.

          

La rédaction est principalement constituée de trois célébrités du monde littéraire chinois responsables de leur zone spécifique :

-          Zhi An (止庵) pour la Chine continentale. Né en 1959 à Pékin, journaliste, écrivain et chercheur qui écrit depuis 1972, c’est un spécialiste de Zhou Zuoren (周作人), l’essayiste frère de Lu Xun, dont il a compilé et publié un recueil de textes.

-          Ma Jiahui (马家辉) pour Hong Kong. Né en 1963, personnalité médiatique du monde littéraire de Hong Kong, il participe souvent,

 

Ye Meiyao avec son époux

     en particulier, à l’émission littéraire de Phoenix TV Sānrénxíng  (三人行) en tant qu’animateur invité.

-          Ye Meiyao (叶美瑶) pour Taiwan. Epouse de l’écrivain Zhang Dachun (张大春), elle est éditeur en chef de la maison d’édition taiwanaise grande productrice de bestsellers, Nouvelle culture classique (经典文化出版社) , qui, justement, est celle à laquelle est adossé le magazine.

         

On retrouve leur griffe derrière les textes sélectionnés ou commandés pour ce premier numéro.

         

Un premier numéro éclectique et attrayant

         

Le premier numéro de Da Fang reflète bien, en effet, les options de base du magazine et les personnalités des rédacteurs. Une bonne partie y est consacrée à la littérature étrangère ; on y trouve par ailleurs, outre un essai assez long d’Annie Baobei elle-même, un texte encore inédit de Zhou Zuoren, une nouvelle d’une romancière de Hong Kong, et un essai sur le cinéma, par Jia Zhangke.

         

1. Le numéro s’ouvre sur un long entretien avec l’un des écrivains japonais les plus populaires aujourd’hui, Haruki Murakami (en chinois 村上春树), entretien réalisé en mai

 

Haruki Murakami

         

Le Tokyo de Haruki Murakami par Peggy Kuo

 

2010 pendant trois jours par Matsuie Masashi, d’où le titre sur la couverture : 村上春树,三天两夜超级访谈.

         

Ce n’est cependant pas un inédit : il avait déjà été publié dans la revue japonaise Kangaeru Hito (考える人, “The Thinker”), dans le numéro de l’été 2010. Le texte est accompagné de photos de Sugano Kenji et a été traduit pour Da Fang  par Zhang Lefeng (张乐风).

         

L’écrivain y parle de son œuvre, et en particulier de son bestseller « 1Q84 », histoires parallèles, en trois parties,

d’une tueuse à gage et d'un professeur rêvant d'écrire des livres (1). Le magazine offre en complément une virée dans Tokyo de Peggy Kuo (郭正佩), auteur d’un livre

d’essais-photos sur les lieux de la capitale japonaise apparaissant dans l’œuvre de l’écrivain. (2)

          

2. L’autre monstre littéraire qui fait la une de ce premier numéro du magazine est chinois, et c’est Zhou

Zuoren (周作人). Zhi An a retrouvé un essai inédit de lui écrit au début des années 1950, intitulé « Qu’est-ce que les dragons ? »  (龙是什么》). Zhi An explique que l’on trouve des références au texte dans son journal ; à la date du 27 août 1953, Zhou Zuoren note qu’il a envoyé les 18 pages de l’essai à « monsieur Pan », c’est-à-dire Pan Jitong (潘际垌), qui était alors chef du bureau de Pékin du Da Kung Pao (《大公报》) ; mais l’essai n’y fut cependant pas publié.

         

Zhou Zuoren en reprit ultérieurement des passages dans

d’autres publications, mais le texte était resté inédit. C’est donc un scoop que Da Fang a largement médiatisé. Ce n’est cependant qu’une étude assez peu profonde, expliquant sans doute sa non publication, des origines du dragon, de ses diverses représentations dans la culture chinoise, ainsi que de ses avatars en Inde et en Occident.

 

 

Zhou Zuoren

          

L’auteur conclut : « Nous pouvons conclure que le dragon chinois existait réellement sous la forme

 

Wong Bik-wan

 

d’un grand reptile, une sorte de lézard qu’il était possible de domestiquer, le plus proche aujourd’hui étant probablement le dragon de Komodo. Le plus étrange est cependant que cette créature peu sophistiquée ait exercé une influence aussi profonde sur la culture chinoise. » Fait intrigant qui a fait couler beaucoup d’encre depuis (3).

         

3. Le troisième texte du magazine est une nouvelle inédite de la romancière de Hong Kong Wong Bik-wan (黄碧云), intitulée « l’hôtel du dernier jour » (《末日酒店》).Née en 1961, Wong Bik-wan  a été journaliste freelance et scénariste avant de publier des collections de nouvelles et d’essais qui l’ont rendue célèbre à Hong Kong : elle a été couronnée en 1994 d’un Hong Kong Biennal Award for Chinese Literature, catégorie fiction, pour son recueil « Tendresse et violence » (《温柔与暴烈》).

          

La nouvelle conte l’histoire agitée d’une famille de Macao qui y possède un hôtel. Elle est annoncée comme ayant un style et une atmosphère rappelant Zhang Ailing.

         

4. Cette nouvelle est suivie d’une traduction d’une autre nouvelle, « Pharmacy », de la romancière américaine Elizabeth Strout. Elle est tirée de son recueil de nouvelles « Olive Kitteridge », qui dépeignent, à travers le personnage d’Olive Kitteridge, prof de maths et épouse apparemment très ordinaire du pharmacien d’une petite ville du Maine, la complexité des relations humaines et les difficultés de l’existence dans ce petit coin d’Amérique, et bien au-delà. Le livre a été couronné du prix Pulitzer en 2009.

          

5. Annie Baobei a écrit pour l’occasion un long essai intitulé 《一道屏风。一只碗。一本书。》, en trois parties, comme le titre l’indique, les deux premières étant des réflexions sur l’existence, la troisième un développement sur l’œuvre d’un écrivain chinois du 12ème siècle, Meng Yuanlao (孟元老), auteur d’un célèbre « Rêve de Hua dans la capitale de

 

Elizabeth Strout

l’Est » (《东京梦华录》) qui décrit sur un ton raffiné empreint de tristesse la vie dans la ville de Bianliang/Kaifeng sous les Song du Nord.

         

Jia Zhangke

 

6. Le numéro se conclut avec un essai de Jia Zhangke

(贾樟柯), figure de proue du cinéma indépendant chinois et de ladite ‘sixième génération’. C’est, au-delà d’un hommage au grand maître du cinéma taiwanais Hou Hsiao-hsien (侯孝贤), un témoignage intime et une réflexion personnelle sur l’art, et la manière dont chacun le perçoit. C’est aussi la marque de l’option pluridisciplinaire du magazine.

         

Au total, si la qualité du contenu est inégale, les images sont superbes, et Da Fang se présente bien, comme le voulaient ses créateurs au départ, comme un espace de calme incitant à la découverte et à la réflexion dans le tumulte de la vie moderne, non un objet de consommation rapide, mais un produit à déguster lentement. Son premier numéro a trouvé des échos et des lecteurs : il a été tiré, et écoulé, à un millier d’exemplaires.

         

On attend maintenant le suivant avec curiosité.

         

         

Notes

(1) Le livre a été un incroyable succès d’édition : il s’en est vendu un million d'exemplaires en un mois. Le titre est une probable référence au roman « 1984 » de George Orwell : au Japon, on prononce en effet le "Q" à l'anglaise /kjuː/ et, le "9" se prononçant "Kyū", 1984 et de 1Q84 se lisent de la même manière.

Le livre est en cours de traduction en français, et le 1er des trois tomes devrait paraître chez Belfond en août 2011.

(2) Elle est aussi auteur de livres sur Paris avec des photos étonnantes, témoin celles publiées sur son blog :

http://peggy.cc/blog/paris/

(3) Mentionnons à ce sujet la série de conférences autrement palpitantes données en ce moment et jusqu’au 23 mai au Louvre par Danielle Elisseeff, « Les hybrides chinois, la quête de tous les possibles », publiées sous le même titre par le musée :

http://www.louvre.fr/llv/auditorium/detail_cycle.jsp?CONTENT%3C%3Ecnt_id=10134198674204361&CURRENT_LLV_CYCLE_AUDIT%3C%3Ecnt_id=10134198674204361&FOLDER%3C%3Efolder_id=9852723696500960

        


           

A lire en complément :

Présentation de Wong Bik-wan et des ses nouvelles

                   

         

 

       


 

 

 

     

 

 

 

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