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Brève histoire de la littérature mahua :
la
littérature sinophone de Malaisie
par Brigitte
Duzan, 2 février 2022
La littérature mahua (马华文学) est une
littérature écrite dans leur langue maternelle par
les auteurs malaisiens d’origine chinoise, dans un
pays où la seule langue nationale est le malais.
Cette langue maternelle est la langue chinoise,
certes, mais enrichie d’une foule d’expressions
locales et dialectales et souvent libérée des
contraintes syntaxiques de la langue classique. Ce
n’est donc pas une littérature chinoise stricto
sensu, mais une littérature sinophone qui rejoint
les littératures métissées sinophones de toute la
diaspora du Sud-Est asiatique.
C’est une littérature qui a déjà ses classiques, des
auteurs anciens dont les œuvres font partie du
patrimoine culturel de ce bout de terre
multiethnique et multilingue qu’est la Malaisie,
avec ses aborigènes, ses populations venues de
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La littérature mahua expliquée (éd.
2012) |
toute
l’Asie, sans compter les vagues de colonisation qui ont
aussi laissé leurs marques. C’est une littérature,
forcément, marquée par l’histoire.
Une
littérature née de l’histoire et la reflétant
Bref
survol historique : premiers contacts avec la Chine
Sumatra et la péninsule malaise au 8e
siècle, sous la domination de Srivijaya |
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Sans vouloir remonter aux premiers peuplements et
royaumes malais, ce qui est aujourd’hui la Malaisie
a longtemps été un important centre d’échange et de
commerce dans le sud-est asiatique, avec ce que les
textes chinois nomment Funan (扶南),
un ensemble de petits royaumes autour du bassin du
Mékong. Les premiers contacts avec la Chine sont
mentionnés très tôt dans les annales. Lors de son
voyage de retour de son célèbre pèlerinage en Inde,
le moine
Fa-Hsien (Faxian
法显),
est passé vers 413 dans le détroit de Malacca et au
Nord-Ouest de Bornéo
.
Puis, les
annales historiques
de la dynastie des Sui (《隋书》)
mentionnent un ancien royaume nommé Chi Tu (赤土国),
le « royaumes des Terres rouges », où fut envoyé un
ambassadeur chinois en 607 et qui semble avoir été
situé dans la région de Kelantan. C’est ce royaume
qui aurait ensuite donné naissance à celui de
Srivijaya.
Selon certains historiens, on peut voir une
préfiguration |
de la
Malaisie dans ce royaume de Srivijaya qui fut un important
centre de diffusion du bouddhisme du 7e au 12e
siècle. On en trouve une référence dans les écrits d’un
moine chinois de la dynastie des Tang nommé Yijing (义净)
qui s’y rendit en 671 et y resta six mois pendant lesquels
il apprit des rudiments de sanscrit et de malais. De là il
alla à Nalanda, en Inde, où il resta onze ans, s’arrêtant à
nouveau à Srivijaya en 687 lors de son voyage de retour en
Chine où il arriva en 695 après avoir terminé la traduction
des quelque 400 textes qu’il rapportait.
Son
« Mémoire composé à l’époque de la grande dynastie T’ang sur les
religieux éminents qui allèrent chercher la loi dans les pays
d’Occident » a été traduit en français par le sinologue Édouard
Chavannes, et publié par l’éditeur Ernest Leroux en 1894.
Srivijaya s’est enrichi dans un commerce très
lucratif en particulier avec la Chine de la dynastie
des Tang jusqu’à celle des Song. Au tout début du 11e
siècle, l’alliance avec la Chine permit au maharadja
de Srivijaya de sortir victorieux d’une guerre
contre Java. D’après la « Description des nations
barbares » (Zhu Fan Zhi
《诸蕃志》)
écrite vers 1225, les deux plus grandes et plus
riches puissances de l’archipel étaient Srivijaya
et Java. |
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Statue du moine Yijing dans son
temple du Shandong |
Le Zhu Fan Zhi, édition
moderne |
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C’est à cette époque que l’empire Singhasari à Java
établit sa domination sur le trafic maritime de
l’Asie du sud-est et, à la fin du 13e
siècle, l’empire Majapahit qui lui succéda finit de
conquérir les territoires de Srivijaya. C’est alors
qu’un prince de Sumatra alla se réfugier sur l’île
de Temasek (aujourd’hui Singapour), puis au début du
15e siècle s’établit sur la côte ouest de
la péninsule malaise où il fonda Malacca. Point de
passage stratégique dans les échanges maritimes
entre l’Inde et la Chine, Malacca est rapidement
|
devenu
l’un des ports les plus importants d’Asie du Sud-Est. Lors
des sept expéditions qu’il mène vers l'Inde, le Moyen-Orient
et l'Afrique de l'Est entre 1405 et 1433, le grand amiral
chinois Zheng He (郑和)
y fait plusieurs fois escale. Mais les souverains de Malacca
se convertissent à l’islam et la ville va devenir l’objet de
rivalités coloniales.
Colonialisme, indépendance, état d’urgence
En 1511,
Malacca est conquise par le vice-roi des Indes portugaises
Afonso de Albuquerque ; elle tombe en 1641 aux mains des
Hollandais de la Compagnie hollandaise des Indes orientales,
mais en 1795 les Britanniques s’emparent du territoire ; en
1819, le lieutenant-gouverneur de
Bengkulu
Thomas S. Raffles négocie avec le sultan de Johor la cession de
l’île de Temasek et y fonde un comptoir commercial pour lutter
contre la domination néerlandaise sur le commerce de la région.
En 1824, par le Traité de Londres, les Hollandais cèdent
définitivement Malacca aux Anglais, ce qui consacre la division
du monde malais en deux parties, Malaisie et Indonésie.
Les
marchands musulmans disparaissent quasiment du commerce
international au 19e siècle. À cette époque fleurit dans la
littérature occidentale l’image du pirate malais, absent en
revanche des sources malaises, et culminant dans l’incroyable
personnage de James Brooke, promu Rajah de Sarawak qu’il
gouverne jusqu’à sa mort en 1868 en luttant, entre autres,
contre la piraterie ; idole de l’Angleterre, il a inspiré des
personnages de fiction dont le Lord Jim de Joseph Conrad.
Légende dorée que celle du pirate malais, mais qui apparaît
comme un prétexte à la colonisation, les marchands réclamant
protection.
Les
tensions sont vives aussi, à l’époque, dans les États malais
producteurs d’étain, où l’administration britannique peine à
recruter des mineurs ; elle est donc obligée de recourir à de la
main-d’œuvre immigrée pour exploiter les mines. Elle fait venir
des milliers de coolies chinois qui viennent essentiellement des
provinces méridionales du Fujian (福建)
et du Guangdong (广东)
et succèdent aux
commerçants chinois qui les ont précédés dans les ports de la
Péninsule, à Malacca dès le 15e siècle, puis à Penang
et Singapour.
Les
Chinois eux-mêmes ouvrent des mines d’étain dans la Péninsule
dans la seconde moitié du 19e siècle.
Dans le
domaine agricole, avant l’arrivée de l’hévéa à la fin du 19e
siècle, les Chinois avaient des plantations de canne à sucre, de
poivre, de gambier et de manioc. Ils se lancent ensuite dans les
plantations d’hévéas, mais de 1907 à 1922, les surfaces plantées
en hévéas possédées par les Asiatiques (Chinois compris) restent
inférieures à celles des Européens
.
Par
ailleurs, pour travailler dans les palmeraies, les Britanniques
font venir des Indiens, surtout du sud de l’Inde, des Indiens du
nord de l’Inde étant employés dans l’administration et la
police.
Les
Indiens du sud dominent également les chemins de fer, les
travaux publics, les routes, les postes, l’électricité et le
charbon, sans parler des changeurs et des prêteurs d’argent.
C’est cette politique qui est à
la source de la grande diversité ethnique de la Malaisie
d’aujourd’hui. Des heurts se produisent, attisés par l’action
des sociétés secrètes chinoises.
La Grande
Dépression des années 1930 ne stoppent pas totalement ces flux
migratoires, mais
les
régule, en imposant des quotas : arrêté restreignant
l’immigration, puis arrêté concernant les étrangers. Pendant
la Seconde Guerre mondiale ensuite, la Malaisie a été envahie et
occupée par les Japonais, les troupes de l’armée impériale
commettant des atrocités et faisant des dizaines de milliers de
morts dans la minorité chinoise. En 1948, le Parti communiste
malais qui avait été très actif dans la résistance contre les
Japonais mène une insurrection pour libérer le pays de la
tutelle britannique et prendre le pouvoir, mais elle est
réprimée dans le sang. En même temps, les Britanniques se
rapprochent des dirigeants malaisiens les plus modérés, mais
ceux-ci élargissent leur base en jouant de la défiance raciale
contre la minorité chinoise.
La Fédération de Malaisie est devenue indépendante
en 1957, dans le cadre du Commonwealth, et en 1963 a
absorbé les territoires britanniques de Bornéo
devenus indépendants,
Sabah et Sarawak. Le 9 août 1965, Singapour s’est
retiré de la Fédération, permettant la création d’un
Etat avec une population en majorité chinoise ; la
Malaisie restait majoritairement peuplée de Malais
musulmans, avec une forte minorité de Chinois,
tandis que, avant 1965, les Chinois y étaient aussi
nombreux que les Malais.
Le |
|
Déclaration de l’indépendance de la
Malaisie
par Tunku Abdul Rahman, le 31 août
1957 |
retrait de Singapour a été
motivé par la mésentente entre Malais et Chinois,
mais aux tensions ethniques s’ajoutait aussi
un désaccord politique : les Malais étaient favorables à un
régime monarchique, les Chinois à un régime républicain.
À Singapour, le dernier monarque étant mort cent trente ans
auparavant, la vision politique était différente.
Tensions ethniques
Célébration de l’indépendance par le
Premier
Ministre Nadjib Razak (2e à g. sur
l’estrade)
à Kuala Lumpur le 16 septembre 2011 |
|
Depuis 1948,
la Malaisie a presque constamment été en état
d’urgence.
Un premier état d’urgence couvrant l’ensemble du
territoire a été proclamé entre 1948 et 1960 pour
lutter contre la menace communiste ; entre 1963 et
1966, nouvel état d’urgence pour lutter contre la
menace indonésienne, puis entre 1969 et 1971 suite
aux émeutes du 13 mai ;
un nouvel état
d’urgence a été décrété à la mi-janvier 2021
pour lutter
contre la pandémie de Covid-19. Une loi dite
de sécurité interne a été votée
par le Parlement malaisien en 1960 pour lutter
|
contre le communisme ; permettant
l’incarcération arbitraire des suspects sans limitation de
durée, elle a été levée en 2012 mais les tensions sont
restées vives.
Les Bumiputras
ou « fils du sol », malais et non malais (pour 10 %),
représentent aujourd’hui la majorité (62 %) des 33 millions
d’habitants du pays (en 2021). La population d’origine chinoise
représente une minorité de près de 21 %, les Malaisiens
d’origine indienne comptant pour 6 %, le reste de la population
étant constitué par les communautés autochtones et les étrangers
.
Cependant, sans compter le phénomène d’émigration, la majorité
malaise s’accroît peu à peu car le taux de natalité des Malais
est supérieur à celui des autres groupes ethniques.
L’évolution démographique contrastée a créé des tensions
raciales entre Malais et Chinois où les Indiens ont
progressivement été entraînés, culminant dans les émeutes de
1969 et « l’incident du 13 mai » à Kuala Lumpur.
Survenues au lendemain des élections générales où
les partis d’opposition ont gagné du terrain aux
dépens de la coalition au pouvoir, les émeutes ont
conduit à la proclamation d’un état d’urgence
national avec suspension du Parlement et
établissement d’un gouvernement provisoire.
Événement majeur dans la vie politique malaisienne,
il a entraîné la chute du Premier ministre et
conduit à une nouvelle politique plus favorable aux
Malais, avec la mise en place de la New Economic
Policy (NEP). |
|
Annonce de la NEP par le Premier
Ministre Abdul Razak Hussein
Ici à côté de son prédécesseur, Tunku Abdul Rahman
(New Straits Times) |
La plupart
des victimes des violences étaient chinoises, comme dans les
émeutes raciales précédentes qui opposaient aussi Malais et
Chinois, celles de 1964 ayant mené au retrait de Singapour de la
Fédération. La fureur de la population malaise en 1969 était
provoquée en grande partie par les avantages dont jouissaient à
ses yeux les Chinois dans le domaine éducatif, et par le
contrôle qu’ils exerçaient sur l’économie, les Malais
représentant la frange la plus pauvre de la population. La
question de l’éducation était un problème majeur qui avait déjà
entraîné des mesures correctives en faveur des Malais quelques
années auparavant, mais 1969 marque un tournant à cet égard.
Le
National Operations Council établi à la suite des émeutes
promulgua un rapport qui ne reconnaissait aucun tort à la
population malaise, mais soulignait au contraire, pour expliquer
les violences, que les Malais se sentaient exclus de la vie
économique et même menacés dans les postes qu’ils occupaient
dans la fonction publique. La cause des émeutes était attribuée
en partie à l’action du Parti communiste malaisien et des
« sociétés secrètes » et à des « provocations intolérables ». Le
résultat a été une nouvelle politique donnant la priorité aux
Malais dans tous les domaines de la vie du pays.
NEP,
langue officielle et enseignement
Adoptée en
1971 pour une période de vingt ans, la NEP n’était pas seulement
un plan de développement économique, mais un programme d’action
sociale doublé d’un programme culturel représenté par la
National Cultural Policy (NCP). L’objectif proclamé était de
promouvoir l’unité nationale par une plus grande égalité entre
races ; elle visait en fait à une redistribution de la richesse
nationale en faveur de la population malaise, les Bumiputras,
« fils du sol ». La NCP redéfinissait la « culture nationale »
comme culture « indigène » de la péninsule, avec une forte
incidence du rôle joué par l’islam, les autres traditions
culturelles (essentiellement nées de l’immigration) n’étant
jugées acceptables que dans la mesure où elles pouvaient
« raisonnablement » être intégrées dans la culture nationale.
À partir de
1981, le régime est devenu de plus en plus autoritaire, la
croissance économique étant liée au contrôle des tensions
raciales, elles-mêmes liées au problème religieux
.
La NEP a continué bien après 1990, étant prolongée jusqu’en
2005 dans chacun des plans quinquennaux qui ont suivi sous
l’étiquette de National Development Policy (NDP) ; en 2006, la
même politique a été poursuivie sous le nom de National Vision
Policy (NVP), adoptée jusqu’en 2020, mais reconduite jusqu’en
2030, ses objectifs n’ayant pas été atteints.
Or cette
politique peut être considérée comme discriminatoire de fait.
Dans l’éducation, en particulier, domaine particulièrement
sensible, la NEP a instauré des quotas d’admission en faveur des
Bumiputras dans les universités publiques, quotas
toujours en place.
Cette
politique dans le domaine éducatif a été renforcée par
l’imposition du malais comme seule langue nationale officielle
et unique langue autorisée dans l’enseignement primaire public,
avec adjonction de l’anglais comme langue secondaire dans les
établissements d’enseignement secondaire.
L’anglais
y a été réintroduit en 2003 pour enseigner les mathématiques et
les matières scientifiques, puis supprimé en 2013.
L’examen d’entrée à l’université
nationale de Malaya, sur le seul campus de Kuala Lumpur après
scission avec celui de Singapour en 1961, se fait exclusivement
en malais. Les Chinois et les Indiens ont été autorisés à
maintenir leurs propres écoles (privées), mais en respectant les
nouveaux programmes nationaux, le malais étant obligatoire
.
Ceci a entraîné une marginalisation des langues minoritaires
dont les deux plus importantes, après l’anglais, sont le chinois
et le tamoul ; mais le problème est aggravé pour le chinois,
car, s’il est parlé selon les statistiques par 21 % de la
population, ce chiffre est en fait éclaté entre divers
dialectes, dont
hakka, minnan, cantonais, et le mandarin,
ce dernier n’étant maîtrisé que par 4 % de la communauté
chinoise.
La
polarisation raciale dans l’enseignement et la politique
socio-économique a entraîné un sentiment de marginalisation chez
les Chinois, suscitant leur départ à l’étranger et contribuant à
un exode de cerveaux qui renforce encore la polarisation. À
partir des années 1970, les Chinois ont ainsi considéré Taiwan
comme destination rêvée où pouvoir recevoir un enseignement à la
fois plus ouvert et plus proche de leurs racines, afin de
développer leur propre culture et leurs talents personnels.
Cette
histoire complexe se reflète dans le développement et les
caractéristiques de la littérature sinophone mahua au 20e
siècle.
La
littérature mahua au 20e siècle
A côté de
la littérature en anglais, la littérature en chinois occupe une
place non négligeable, marquée par l’histoire et reflétant les
tensions sociales et ethniques.
Du
chinois classique à la « couleur locale des Mers du Sud »
La
naissance de cette littérature sinophone remonte à la
publication des premiers journaux en chinois à la fin du 19e
siècle. Les premiers écrivains chinois sont alors des Chinois
éduqués en Chine, s’exprimant dans la langue classique usuelle,
le wenyan (文言),
avec une littérature de fiction plus populaire écrite en langue
vernaculaire ou baihua (白话)
mais dépeignant la vie en Chine continentale et tout
particulièrement à Shanghai. Les premiers balbutiements de cette
littérature sont étroitement liés aux développements de la
littérature en Chine dans les années 1910 et reflètent l’essor
du
mouvement
du 4 mai.
Publications de « littérature de
couleur locale des mers du sud »
par Zhang Jinyan (张金燕), fin des années 1920 à
Singapour.
(source : https://biblioasia.nlb.gov.sg/vol-13/
issue-1/apr-jun-2017/nanyang-flavour)
|
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En 1927, au moment de la rupture du front commun
nationalistes-communistes, des intellectuels de
gauche fuient la Chine de peur d’être emprisonnés et
partent « dans les mers du sud ». Certains créent en
Malaisie un mouvement de littérature émergente
mettant en relief la « couleur locale des Mers du
Sud » (Nanyang secai wenxue 南洋色彩文学),
promue et diffusée par les suppléments littéraires
de différents journaux
.
Ces publications contribuent à dégager la
littérature sinophone malaisienne du moule de la
littérature chinoise du Continent. C’est
|
cette
littérature « nanyang » qui constitue les prémices de
la « littérature mahua ».
Au début
des années 1930, comme en Chine, apparaît une littérature
patriotique antijaponaise qui monopolise quasiment toutes les
publications jusqu’à la fin de la guerre, en empêchant
l’émergence d’une littérature différente, orientée vers la
peinture de la vie locale. La littérature sinophone de la
péninsule est un simple appendice de la littérature du
continent.
La
situation change vers la fin de la guerre, en particulier grâce
au rôle joué par les écoles chinoises établies sur tout le
territoire malais dès la moitié du 19e siècle. Les
élèves étaient à la fois des enfants nés sur place et d’autres
ayant quitté la Chine très jeunes. Leurs préoccupations étaient
différentes de leurs aînés : ils se souciaient moins de ce qui
se passait en Chine que de leurs propres conditions de vie
locales, au milieu d’une population non-chinoise. L’évolution se
précise encore après la constitution de la Fédération. On voit
alors apparaître des écrits traitant de sujets très variés,
politiques et sociaux, dans des genres tout aussi variés.
Littérature mineure
Mais la
situation a changé après 1969. Pour les auteurs sinophones, la
tendance est claire : malgré les nombreuses écoles chinoises et
les quelques établissements d’enseignement supérieur privés, la
tendance de fond était la promotion du malais comme seule langue
nationale, le chinois étant relégué à un rang secondaire, comme
l’anglais et le tamoul. Poussés par des considérations d’ordre
pratique, beaucoup de parents d’origine chinoise ont alors
préféré que leurs enfants soient éduqués en anglais. Mais le
résultat a simplement été que les jeunes Chinois, étudiant dans
un système éducatif dominé par le malais, n’ont bien maitrisé
aucune des trois langues.
Cette
faiblesse inhérente au système s’est reflétée aussi dans la
production littéraire sinophone. C’est ce qui a incité les plus
motivés et les meilleurs des étudiants de familles chinoises à
abandonner les collèges privés chinois pour partir poursuivre
leurs études à Taiwan, dans une sorte d’exil volontaire. À
Taiwan, ils se sont trouvés confrontés à une identité chinoise
moderne à laquelle ils ont dû s’adapter, rendant leur retour
dans la société malaisienne encore plus difficile alors que se
posait pour eux la question de savoir à quel pays ils
appartenaient vraiment.
La
littérature mahua en Malaisie a alors amorcé un lent
processus de déclin qui a également affecté l’édition, en même
temps que s’amoindrissaient les capacités de lecture autant que
d’écriture des nouvelles générations d’origine chinoise éduquées
dans le nouveau système éducatif de Malaisie. La conséquence a
été de transformer cette littérature sinophone en « littérature
mineure », à côté de la littérature dominante en malais –
littérature mineure au sens développé par Gilles Deleuze et
Félix Guattari dans leur ouvrage de 1975 Kafka, pour une
littérature mineure
,
la situation de Kafka à Prague pouvant être rapprochée de celle
des auteurs sinophones dans la Malaisie moderne :
Une littérature mineure n’est pas celle d’une langue mineure,
plutôt celle qu’une minorité fait dans une langue majeure. Mais
le premier caractère est de toute façon que la langue y est
affectée d’un fort coefficient de déterritorialisation. Kafka
définit en ce sens l’impasse qui barre aux juifs de Prague
l’accès à l’écriture, et fait de leur littérature quelque chose
d’impossible : impossibilité de ne pas écrire, impossibilité
d’écrire en allemand, impossibilité d’écrire autrement.
Impossibilité de ne pas écrire, parce que la conscience
nationale, incertaine ou opprimée, passe nécessairement par la
littérature.
La
littérature mahua est dans l’impossibilité d’être
reconnue comme littérature nationale car elle n’est pas écrite
dans la langue nationale : elle reste en marge. Dans ces
conditions, l’émigration à Taiwan fait de l’île le nouveau
centre où cette littérature peut s’épanouir dans de nouvelles
conditions, ambiguës il est vrai, puisqu’elle est coupée de son
aire géographique.
Taiwan : nouveau lieu d’élection de la littérature mahua
Nouvel environnement
Après la
mise en œuvre de la politique de quotas d’admission à
l’université au début des années 1970, un nombre croissants de
bumiputra y ont été admis, en particulier au détriment
des Chinois. Ceux qui n’ont pu entrer à l’université ont alors
cherché des alternatives à l’étranger, et la plupart ont opté
pour Taiwan qui offrait à la fois un environnement culturel et
linguistique favorable et un système éducatif ouvert sur
l’Occident. En même temps, ces étudiants ont été attirés à
Taiwan par la politique du gouvernement nationaliste qui visait
à promouvoir de bonnes relations avec les Chinois d’outre-mer,
allant jusqu’à susciter un sentiment de valeurs partagées. Les
étudiants chinois de Malaisie étaient appelés « étudiants
chinois d’outre-mer » (qiaosheng
橋生),
soulignant le lien très fort qui les unissait aux Chinois de
l’île, à travers les océans. En leur donnant des permis de
résidence, le gouvernement considérait leur arrivée comme « un
retour à la mère-patrie » (huigui zuguo
回歸祖國),
conférant ainsi à Taiwan une aura de pays ancestral qui reposait
sur un artifice.
En fait, pour les étudiants, la situation était
toute autre : la terre de leurs ancêtres était sur
le Continent, dans le sud de la Chine. Leur
transfert à Taiwan était bien un voyage de retour,
mais plus symbolique, vers une culture et une langue
qui constituaient les fondements essentiels de leur
identité, et ce d’autant plus pour ceux qui voyaient
leur avenir dans la littérature et l’écriture. Parmi
les nouveaux arrivants, certains avaient déjà
commencé une carrière littéraire en |
|
Li Yongping |
Malaisie, d’autres ont commencé à écrire à Taiwan. Dans les
deux cas, ils ont trouvé dans leur nouvelle résidence un
environnement favorable à leur maturation artistique. La
plupart sont restés.
À partir
de la fin des années 1990, des écrivains sino-malaisiens se sont
fait connaître sur la scène littéraire taïwanaise en gagnant un
certain nombre de prix et en établissant des liens étroits avec
de grandes maisons d’édition, alors que Taipei devenait un
important centre d’édition pour la littérature sinophone. On
peut comparer le rôle ainsi joué par Taipei auprès des auteurs
de langue chinoise à celui joué par Tokyo d’abord pour les
Chinois au début du 20e siècle, puis pour les
écrivains taïwanais éduqués dans les années 1930 et 1940,
pendant l’occupation japonaise.
Depuis les
années 1960, Taiwan a attiré des intellectuels de langue
chinoise de toute l’Asie du Sud-Est, et tout particulièrement
des Philippines et de Singapour, sans parler de Hong Kong. Mais
le contexte a changé à la fin des années 1980, quand a été levée
la loi martiale. Taiwan a alors remodelé les éléments de sa
culture identitaire en s’éloignant du Continent et en s’ouvrant,
dans le domaine littéraire, aux mouvements occidentaux comme le
postmodernisme et le postcolonialisme. Cela a offert de
nouvelles perspectives à la littérature mahua, mais dans
un contexte ambigu : s’il n’était plus question de « retour au
berceau », le rêve de la patrie perdue est devenu une utopie
chimérique nourrissant l’imagination, la poésie et la
littérature en général.
La
littérature mahua a ainsi trouvé à Taiwan un terreau
fertile, au-delà des publications. Les auteurs malaisiens
donnent des conférences en milieu universitaire et font paraître
des articles dans les revues littéraires taïwanaises comme la
revue mensuelle
Chung-wai wenxue
(中外文學)
ou celle du groupe Unitas (Lianhe
wenxue
聯合文學).
Littérature nouvelle
Produite
par des auteurs nés en Malaisie mais vivant aujourd’hui à
Taiwan, la littérature mahua actuelle se distingue
fondamentalement de la littérature taïwanaise car elle exprime
tout un imaginaire propre aux écrivains venus de Malaisie, lié à
leurs souvenirs de jeunesse et au pays qu’ils ont dû quitter. Et
c’est justement cette différence de fond et de forme, avec son
esthétique « autre » pour ne pas dire exotique, qui fait tout
l’intérêt de cette littérature, et son succès.
Chang Kuei-hsing (photo Openbook) |
|
En même temps, cette esthétique peut être considérée
comme une tactique de survie dans un contexte
littéraire qui apprécie l’exotisme et a été
critiquée comme stratégie commerciale visant à faire
sortir la littérature mahua de sa position
marginale sur le marché littéraire taïwanais,
marginalité qui rappelle la situation en Malaisie,
mais avec une différence majeure qui tient à
l’environnement politique et social : ce n’est plus
une littérature « vouée à » marginalisation par le
discours politique, mais une littérature
correspondant plutôt à une situation de niche qui
peut être au contraire valorisante.
On peut même parler d’une « école littéraire » ou
d’un courant littéraire au sens ancien de
pài
(派) :
les récits – romans et nouvelles – sont dans leur
grande majorité situés dans le contexte tropical de
la région où ont grandi ces auteurs, souvent doté de
propriétés mythiques ou |
magiques. C’est le cas de la forêt d’hévéas où se passent
les histoires de
Ng Kim Chew (Huang Jinshu,
ou la forêt tropicale du Nord de Bornéo qui est le cadre de
celles de Li Yongping ou de Chang Kuei-hsin.
Mais c’est un cadre recréé par la mémoire. Ce qu’ils
dépeignent, ou évoquent, est le pays de leur
enfance, la communauté chinoise, la famille où ils
sont nés et où ils ont grandi, qui n’existe déjà
plus. L’écriture est le lien qui les rattache au
pays natal, à ce pays disparu dont ils sentent les
liens se distendre peu à peu, ce qui les rattache en
même temps aux autres auteurs malaisiens qui ont une
mémoire semblable à partager. Exilés volontaires,
ils offrent l’image d’une identité, d’une culture
hybride qui résonne particulièrement dans le cadre
de la culture taïwanaise, mais aussi dans le monde
moderne qui va finir par n’avoir plus que des
étrangers partout.
L’un de leurs thèmes récurrents est la violence des
relations inter-ethniques, et la douleur de se voir
dépossédés de leur culture au profit de la culture
|
|
Ng Kim Chew (photo sohu) |
dominante, imposée par le pouvoir et son discours
nationaliste, dépossédés surtout de leur langue au profit de
« l’autre » - yuyan (語言)
contre bahasa Melayu – avec les coutumes et
traditions qui y sont liées.
Ho Sok Fong |
|
Mais cette langue elle-même est hybride, mêlant à un
chinois plus ou moins standard des expressions
tirées non seulement du malais mais des langues et
dialectes de la diaspora chinoise, cantonais,
hokkien, hakka. À cet égard, chaque auteur a ses
caractéristiques propres :
Ng Kim Chew, par
exemple, utilise du vocabulaire dialectal, voire des
structures emprunté au hokkien, en insérant des
bouts de phrases en malais, en alphabet latin, pour
la « couleur locale » ; à l’opposé, la langue de Li
Yongping est un chinois qui tend vers la pureté de
la langue classique avec de temps à autre des termes
malais, mais transcrits phonétiquement en caractères
chinois.
L’écriture mahua reflète ainsi les
particularités locales, la faune, la flore, la
cuisine et les mille détails de la vie quotidienne
inscrits dans le vocabulaire par osmose avec le
paysage, et jusqu’au temps qu’il fait. En même
temps, c’est une littérature fragile, marginale,
d’une communauté |
en
diminution progressive. Mais les écrivains continuent
d’écrire, et d’aller vivre à Taiwan, l’exemple le plus
récent étant celui de l'écrivaine
Ho Sok Fong
qui s’y est installée en 2020.
Trois
générations plus une
Depuis
l’indépendance, trois générations d’auteurs sinophones
malaisiens se sont ainsi succédé :
- Les
plus âgés aujourd’hui appartiennent à la génération Merdeka,
celle de l’indépendance.
- Les
suivants – dont
Li
Yongping (李永平)
et
Zhang Guixing (張貴興)
- sont de la génération NEP (la Nouvelle Politique
économique) : celle de la politique de la « culture nationale »
post-1969 - autre Révolution culturelle qui en a poussé plus
d’un à s’exiler, ou à se taire.
- Les
plus jeunes sont ceux de la génération Reformasi, après
les réformes engendrées par la crise économique de 1998.
- Mais
une quatrième génération a commencé à émerger au tournant du
deuxième millénaire.
Principaux auteur.es contemporain.es
Auteurs …
Li
Yongping (李永平),
1947-2017.
Chang Kuei-hsin (Zhang Guixing
張貴興/张贵兴),
né
en 1956.
Chong Fah
Hing (Zhuang Huaxing 莊華興),
né en 1962.
Ng Kim Chew (Huang Jinshu
黄锦树),
né en 1967.
Lee Tian
Poh (Li Tianbao
李天葆),
né en 1969.
… et
auteures
Ho Sok Fong (賀淑芳),
née en 1970.
Li Zishu (黎紫书),
née en 1971.
Traductions en français
De
Li Yongping :
-
« Quatrième souvenir : La première pierre », extrait de La
pluie tombe : souvenirs d’enfance de Bornéo (《雨雪霏霏:
婆羅洲童年記事》) traduit du chinois par Pierre-Mong Lim, (Jentayu
n° 8, été 2018).
Présentation :
http://editions-jentayu.fr/numero-8/li-yongping-quatrieme-souvenir-premiere-pierre/
De
Zhang Guixing :
- La harde d’éléphants
《群象》,
extraits traduits du chinois par Chen Fang-Hwey et Pierre-Mong
Lim, (Jentayu
n° 7, hiver 2018,
Histoire et mémoire)
Présentation :
http://editions-jentayu.fr/numero-7/zhang-guixing-harde-elephants/
- La
traversée des sangliers, trad. du chinois (Taiwan)
par Pierre-Mong Lim, éd. Picquier, janvier 2022, 600 p.
De
Ng Kim Chew :
- Pluie,
trad. du chinois (Malaisie) par Pierre-Mong Lim, éd. Picquier,
octobre 2020, 144 p.
De
Chong Fah Hing :
- Le lac
maudit, trad. du chinois (Malaisie) par Pierre-Mong Lim,
Jentayu n°
spécial coronavirus et autres pestes,
juillet 2020.
Traduction
en ligne :
http://editions-jentayu.fr/numero-covid-19/chong-fah-hing-le-lac-maudit/
Site
dédié :
Lettres de
Malaisie
La
Malaisie dans Jentayu :
https://lettresdemalaisie.com/2020/05/06/la-malaisie-dans-jentayu-apres-10-numeros/
Bibliographie
- Sinophone Malaysian Literature, Not Made in China, Alison M.
Groppe, Cambria Press, World Sinophone Series, 2014. 340 p.
(sur la base de sa thèse de doctorat Not Made in China:
Inventing Local Identities in Contemporary Malaysian Chinese
fiction, Harvard University, 2006)
Compte
rendu par Pierre-Mong Lim :
https://journals.openedition.org/archipel/703
Autres
articles de l’auteur :
https://www.researchgate.net/scientific-contributions/Alison-M-Groppe-2047594661
Chap. 19 : Sinophone Malaysian Literature, an Overview, Kim Tong
Tee.
- Articles
et ouvrages de
Sharon
Carstens,
anthropologue américaine dont les recherches sont centrées sur
les Chinois de Malaisie, et plus spécifiquement sur l’identité
sino-malaisienne, qu’elle définit comme multiple et provisoire
car en évolution constante sous l’effet des échanges avec les
autres groupes ethniques et des mouvements migratoires. Ses
recherches sur les aspects linguistiques sont particulièrement
intéressantes, comme son étude de 2019 « Conversational Code
Switching : Languaging Chinese Identities in Multilingual
Malaysia »
où elle distingue les modes d’usage des langues couramment
utilisées par les sinophones de Malaisie : l’anglais pour la vie
courante, le malais pour les toponymes et patronymes, et les
topolectes chinois pour l’expression des sentiments.
- in : A New Literary History of Modern China, ed. David
Der-wei Wang, Belknap Press of Harvard University Press, 2017.
517 : The Enigma of Yu Dafu and Nanyang Literature, E.K. Tan
635 : Hunger and the Chinese Malaysian Leftist Narrative,
Chong Fah Hing and Kyle Shernuk
906 : Writer-Wanderer
Li Yongping and Chinese
Malaysian Literature, Alison M. Groppe
- The Spectral Nanyang: Recollection, Nation, And The Genealogy
Of Chineseness, Zhou Hau Liew, University of Pennsylvania
dissertation, 2017.
Analyse de
trois œuvres de Zhang Guixing,
Ng Kim Chew et Li Tianbao.
À lire en
ligne :
https://repository.upenn.edu/cgi/viewcontent.cgi?article=4840&context=edissertations
Selon Serge Jardin, au niveau primaire, à côté des
écoles nationales, existent des écoles publiques de
‘type-national’, héritières des écoles vernaculaires
chinoises et tamoules de l’ère coloniale, où
l’enseignement est dispensé en mandarin et en tamoul,
plutôt qu’en malais.
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