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Brève histoire du
xiaoshuo et de ses diverses formes, de la nouvelle au
roman
IV. Du chuanqi
des Tang au chuanqi des Ming
3B. Tang Xianzu et "Le Pavillon aux
pivoines" ou Mudanting 《牡丹亭》
I (2). Les
représentations de l’autorité dans le Mudanting
par Zhang
Guochuan, annoté par
Brigitte Duzan,
6 décembre
2021
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Mudanting, édition illustrée
de 1617 |
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Surtout connu pour
ses adaptations en opéra kunqu, le Mudanting (Pavillon aux
pivoines) est resté un chef-d’œuvre dans l’histoire de la
littérature chinoise. Dans la préface de sa traduction en français,
André Levy fait un rapprochement entre Tang Xianzu et Shakespeare :
Tang Xianzu mourut en effet en 1616, la même année que William
Shakespeare et, coïncidence supplémentaire : « il se pourrait que ce
dernier ait produit son Roméo et Juliette la même année que
son homologue chinois le Pavillon aux pivoines, en 1598 »
.
La célébration des sentiments et des passions est commune à ces deux
grandes œuvres.
Cependant, dans le Mudanting, l’expression
des sentiments semble être freinée par les
nombreuses représentations de l’autorité. Ce terme
« autorité » revêt une riche connotation dans cette
pièce : il peut s’agir de l’autorité parentale, au
sein d’une famille, de l’autorité souveraine, à
l’échelle d’un pays, ou encore, dans un sens encore
plus large, de l’autorité idéologique, représentée
en particulier par l’orthodoxie confucéenne.
Certaines formes de l’autorité sont exprimées avec
force, tandis que d’autres sont subversives. Si l’on
se place dans le |
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2016, statue de Tang Xianzu et
Shakespeare
dévoilée à Stratford-on-Avon pour le
400ème
anniversaire des deux dramaturges |
contexte du
Mudanting, rédigé à la fin des Ming, la période
est encore profondément marquée par le néoconfucianisme (理学),
dont le représentant est Zhu Xi (朱熹).
Mais cette période est également caractérisée par un
contre-courant : l’école de l’esprit (心学),
représenté par Wang Yangming (王阳明).
En d’autres termes, au moment de la rédaction du
Mudanting, coexistent des pensées néo-confucéennes qui
visent à réprimer les désirs individuels, et des pensées de
l’école de l’esprit qui revalorisent les sentiments de
l’individu. On peut dès lors se demander en quoi les
représentations de l’autorité dans le Mudanting
illustrent ces deux courants contradictoires.
Autorité parentale, autorité souveraine
Sous la plume de Tang Xianzu, les représentations de l’autorité se
traduisent tout d’abord par les figures de l’autorité parentale qui
assurent le maintien du principe d’ordre. La scène « Le rêve
interrompu » est suivie par la « Mise en garde maternelle », dans
laquelle Dame Du (杜母)
demande à sa fille de se concentrer sur les travaux d’aiguille et la
lecture :
女孩儿只合香闺坐,拈花翦朵。问绣窗针指如何?逗工夫一线多。更昼长闲不过,琴书外自有好腾那。去花园怎么?
Il convient à une
fille honnête de rester dans sa chambre, de manipuler des fleurs et
de tailler des bouquets. On ne saura que lui demander comment vont
ses travaux d’aiguille au coin de la fenêtre. Qu’elle ajoute
quelques points de plus s’il lui en reste le loisir. Quand les jours
s’allongent et lui en laissent plus qu’il n'en faut, n'a-t-elle pas
le luth et des livres ? Qu'a-t-elle besoin d’aller au jardin ?
Dans la scène suivante, Chunxiang (春香)
reprend la figure de l’autorité parentale en imitant le ton de Dame
Du pour empêcher Du Liniang (杜丽娘)
de se rendre dans le jardin :
(贴)娘回转,幽闺窣地教人见,“那些儿闲串?那些儿闲串?”
Si jamais votre mère revient et trouve votre chambre vide, elle
s’exclamera : « Mais où est-elle passée, où s’est-elle faufilée ? »
Aux protestations de Du Liniang, Chunxiang réplique :
(贴)敢胡言,这是夫人命,道春多刺绣宜添线,润逼炉香好腻笺……
这荒园堑,怕花妖木客寻常见。去小庭深院,去小庭深院!
Vous m’en direz tant, ce sont les ordres de Madame votre mère : si
le printemps se prolonge, bonne occasion d’ajouter des fils à la
broderie, de rajouter du parfum à brûler et de noircir de votre
pinceau quelques feuillets de plus… Dans ce jardin délabré, je
crains que ne se manifestent à tout moment maléfices des fleurs et
de créatures des bois. Rentre chez toi, au fond de la cour de ton
jardinet, rentre dans ton jardinet !
Le préfet Du (杜宝),
père de Du Liniang, incarne également l’autorité parentale. Dans la
scène 5 intitulée « Le précepteur est engagé », le père recommande
des classiques confucéens pour sa fille, qui « connaît par cœur les
Quatre livres, ceux des garçons comme ceux des filles ». Il
choisit le Classique de la poésie (诗经)
car il « s’ouvre par un poème à la gloire de la vertu d’épouses
princières ». Dans la scène 16 intitulée « Maladie de langueur », au
moment où Du Liniang est atteinte d’une langueur sans raison (闷无端),
le préfet Du cite Le Livre des rites pour nier les sentiments
amoureux chez sa fille de seize ans : « jadis le garçon se mariait à
trente ans et la fille à vingt… elle est encore toute jeunette, que
comprend-elle à ces choses ? » À la mort de celle-ci, possédée par
une folle passion amoureuse, il part rejoindre un autre poste auquel
il a été promu et confie les funérailles de sa fille au précepte
Chen et à la Nonne. Dans la scène 33 intitulée « Délibération
secrète », au sanctuaire aux Fleurs de prunier, Liu Mengmei lit sur
la tablette funéraire de Du Liniang « Princesse, âme de la
demoiselle Du » (杜王).
A son étonnement, la nonne lui explique que « son père fut promu si
précipitamment qu’il n’a pas pu ajouter le point final au caractère
et a laissé la tablette vide ». Ainsi, en tant que père, il incarne
l’autorité parentale ; en tant que mandarin intègre, il est régi par
l’autorité souveraine.
Pensée confucéenne, école de l’esprit
Orthodoxie confucéenne
En dehors de l’autorité parentale et souveraine, cette pièce
s’inscrit dans une époque marquée par l’orthodoxie confucéenne. Afin
de comprendre cette autorité idéologique, il convient d’éclaircir
brièvement le contexte intellectuel. Cette époque est marquée par le
« néoconfucianisme », l’école du principe, érigée en orthodoxie et
servant de base aux examens impériaux. Cette école vise à réprimer
les désirs humains, un des principes étant d’« établir le principe
du ciel et éliminer les désirs individuels » (存天理,灭人欲).
Sous l’influence du néoconfucianisme, l’individu est nié. Dans le
Mudanting, ce contexte idéologique se traduit en particulier par
deux personnages, le préfet Du et le précepteur Chen. En effet, en
bon lettré néo-confucéen « qui ne discute pas des phénomènes
étranges, des faits de force, des désordres ni des esprits » (子不语怪力乱神),
le préfet Du refuse de croire en Liu Mengmei et l’accuse de pillage
de tombe. L’ancrage du néoconfucianisme se traduit également par le
précepteur Chen, en particulier dans la scène 7 intitulée « L’école
des filles », où il donne un commentaire orthodoxe du Classique
de la poésie :
《诗》三百,一言以蔽之,没多些,只“无邪”两字,付与儿家。
Trois cent poèmes. En un mot qui en couvre la totalité ? N’en disons
pas plus, en deux mots appropriés à votre cas, mes enfants :
« Penser droit ! »
Pourtant, cette figure de l’autorité est parfois ridiculisée. Quand
Du Liniang lui demande la pointure de son épouse car elle veut lui
broder pour son anniversaire une paire de chaussons, Chen Zuiliang
cite Mencius :
Sa pointure est celle qu’on trouve dans le livre de Mencius, celle
de « celui qui fabrique des sandales sans savoir pour quels pieds »,
un point c’est tout.
Cette citation, ne faisant aucun sens dans ce contexte, fait de ce
personnage un sujet de moquerie. Toujours dans cette scène, à la
demande de Chunxiang, le précepteur Chen roucoule et imite le chant
des tourtereaux d’eau. Quand il veut la battre car elle distrait sa
maîtresse, Chunxiang lui arrache les verges des mains et les jette à
terre. Cette scène comique fait du précepteur un personnage
burlesque.
Même l’orthodoxie confucéenne est parfois ridiculisée. L’intrigue
principale, le retour à la vie, constitue déjà un phénomène étrange,
banni par l’orthodoxie confucéenne. De plus, dans la scène 17
intitulée « La prêtresse », la nonne taoïste s’amusa à décortiquer
de façon burlesque le Classique des mille caractères (千字文),
vieux manuel d’école primaire.
Pensée iconoclaste et force des sentiments
En effet, au moment de la rédaction du Mudanting, il y avait
une autre école qui exerçait également une profonde influence. Il
s’agit de l’école de l’esprit fondée par Wang Yangming, dans la
lignée de Mencius. Pour les penseurs de cette école, cependant,
« l’esprit est la source de toute moralité » (良知即天理),
et « il n’y pas de chose en dehors de l’esprit, pas de principe en
dehors de l’esprit » (心外无物,心外无理).
Ils rejettent les critères de moralité établis par les néoconfucéens
et méprisent la culture livresque. Ils font preuve d’une tolérance
vis-à-vis de la culture savante et de la culture populaire et
valorisent l’expérience individuelle. Admirateur de Li Zhi (李贽),
penseur iconoclaste qui met en doute l’infaillibilité des classiques
confucéens, et disciple de Luo Rufang (罗汝芳),
Tang Xianzu refuse toute autorité en dehors de sa propre conscience.
C’est pour cette raison qu’André Levy le qualifie de « libertin
chinois ». Ceci a une incidence sur le Mudanting, qui reflète
ce contexte complexe où le qing (情)
est élevé au pinacle, contre l’emprise sclérosante du li (理).
Le terme qing est dotée d’une riche connotation, il
désigne la manifestation de l’énergie vitale et les tendances
naturelles intrinsèques à notre nature. Le prologue de Tang Xianzu
est une véritable profession de foi à la force du qing :
如丽娘者,乃可谓之有情人耳。情不知所起,一往而深。生者可以死,死可以生。生而不可与死,死而不可复生者,皆非情之至也。
On peut dire que de toute personne telle que Belle qu’elle a des
sentiments (du
qing) ! On ne sait comment se cristallise le sentiment amoureux,
mais une fois formé, il ne fait que s’approfondir. Les vivants
peuvent en mourir ; les morts peuvent en vivre. S’il n’apporte pas
la mort à celle qui vit, s’il ne rend pas la vie à celle qui est
morte, c’est que l’amour n’a pas atteint son degré suprême.
La célébration du qing est primordiale dans cette pièce. « Il
n’est rien au monde de plus intense que le qing » (世间何物似情浓).
Du Liniang, jeune fille des « chambres intérieures » (闺秀)
bien ancrée dans son époque, mais audacieuse dans son comportement,
est capable de poursuivre jusque dans la mort un amour perçu le
temps d’un rêve. Elle devint modèle pour les jeunes filles de son
époque qui s’assimilaient à son image, et déclencha même une
épidémie de langueur suicidaire chez les jeunes filles.
Du Liniang plongée dans la lecture
des classiques |
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Même les représentations de l’autorité servent
parfois à célébrer le qing. Le préfet Du,
ancré dans ses certitudes néoconfucéennes où n’entre
aucun surnaturel, fournit la tension dramatique
permettant de raviver le récit alors que les
amoureux se sont retrouvés, et met en relief la
force de l’amour de Liu Mengmei. L’auteur n’a pas
intention d’en faire un pur obstacle à la
célébration du qing. En effet, ce mandarin
intègre est également un père aimant qui chérit sa
fille unique. |
Il convient ici de mentionner une des sources d’inspiration
principales pour Tang Xianzu, il s’agit d’un récit en langue
vernaculaire quasiment contemporain de sa pièce, intitulé
Du Liniang attirée par le désir revient à la vie (《杜丽娘暮色还魂记》).
Ces deux récits présentent de nombreux points communs, mais
il est intéressant de noter que Tang Xianzu a changé
quelques détails dans sa pièce. Dans le récit vernaculaire,
Du Liniang a un frère et son père une concubine, alors que
dans le Mudanting elle est fille unique. En outre,
l’absence de quelques figures d’autorité contribue également
à la célébration du qing. A la différence du récit
vernaculaire où Liu Mengmei est fils du préfet, sous la
plume de Tang Xianzu, Liu est orphelin. Sans l’aide de ses
parents, figures de l’autorité parentale, il réussit quand
même son concours et son mariage. La force du qing
est ainsi renforcée.
Force du qing dans un contexte confucéen
En effet, dans cette pièce, l’autorité et la célébration du qing
ne sont pas incompatibles. Tang Xianzu semble inscrire la
célébration du qing dans un cadre conventionnel dont les
figures de l’autorité sont les garants de la validité. La Fée des
fleurs (花神),
dans la scène intitulé « Le rêve interrompu », est garante du jeu
des nuages et de la pluie des deux amoureux :
吾乃掌管南安府后花园花神是也。因杜知府小姐丽娘,与柳梦梅秀才,后日有姻缘之分。杜小姐游春感伤,致使柳秀才入梦。咱花神专掌惜玉怜香,竟来保护他,要他云雨十分欢幸也。
Je suis la fée en charge du jardin derrière la résidence
préfectorale de Nan’an. Vu que la fille du préfet Du, Belle, est
prédestinée à s’unir par la suite avec le bachelier Liu Mengmei,
considérant que la demoiselle Du était bouleversée par cette
promenade printanière, j’ai pris la liberté de faire entrer le jeune
homme dans son rêve. Comme il est dans la nature de nous autres fées
de s’attendrir sur les amoureux, je suis finalement venue en
personne assurer sa sécurité pour qu’elle prenne un plaisir complet
au jeu des nuages et de la pluie.
Par ailleurs, dans la scène intitulé « Jugement aux enfers », la Fée
explique au juge des enfers que Du Liniang est morte « d’un désir
passionné » (慕色而亡).
Ainsi, le juge lui permet de retourner au monde des vivants et
ordonne à la Fée de veiller « à la préservation de son corps
charnel ».
Le juge des enfers, figure de l’autorité comme ses homologues du
monde des vivants, se montre bien plus compréhensif et bienveillant.
En effet, il prend en considération les individus et leur
personnalité pour les condamner. Ceci est illustré par le petit
passage sur les quatre amis des fleurs, précédant le jugement de Du
Liniang :
赵大喜歌唱,贬做黄莺儿。
钱十五住香泥房子。也罢,准你去燕窠里受用,做个小小燕儿。
孙心使花粉钱,做个蝴蝶儿。
你是那好男风的李猴,着你做蜜蜂儿去,屁窟里长拖一个针。
Zhao le Grand, puisque tu aimais tant chanter, tu seras dégradé en
renaissant loriot.
Qian, tu avais parfumé ta pièce à l’aloès ? Bien, tu pourras
profiter du confort douillet d’un nid d’hirondelles en devenant l’un
des oisillons.
Puisque Sun dépensait ses sous chez les filles, qu’il devienne
papillon !
Li le Singe, l’amateur de garçons ! Si tu renais abeille, tu auras
un aiguillon au cul, ça devrait te satisfaire.
Par conséquent, nous constatons que cette pièce traduit
l’inscription du qing dans le cadre conventionnel de
l’autorité. L’harmonie finale repose sur une sorte d’intégration du
qing dans le li (principe d’ordre). Du Liniang finit
par réintégrer le gynécée et rentrer dans le rang, celui des épouses
vertueuses de la tradition chinoise. Capable de mourir pour un amant
entrevu dans un rêve, une fois retournée à la vie, elle refuse de
partager son lit car « un fantôme peut s’abandonner librement à ses
passions, une femme se doit de respecter les convenances » (鬼可虚情,人须实礼).
Quand Liu Mengmei lui demande sa main, elle se réfère à la
prescription des livres anciens : « il faut le commandement des
parents et l’entretien de l’entremetteuse » (必待父母之命,媒妁之言).
Ici, l’autorité est non seulement un cadre, mais aussi un moteur
d’action, car Du Liniang elle-même pousse Liu Mengmei à aller passer
les examens impériaux. Sa réussite lui permet d’avoir le rang idoine
pour prétendre épouser Du Liniang et demander officiellement sa main
à ses parents.
Ainsi, les représentations de l’autorité dans le
Mudanting illustrent la coexistence des deux
courants contradictoires de l’époque et
l’inscription de la célébration du qing dans
le principe d’ordre. Cette pièce est une véritable
profession de foi à la force du qing, et
s’inscrit dans la lignée des œuvres de son époque,
telles que Fleur en fiole d’or (《金瓶梅》),
une célébration du qing dans sa dimension
érotique, ou l’Abrégé thématique d’une histoire
des |
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Fragments d’une histoire du sentiment
amoureux, édition illustrée |
passions (《情史类略》),
publié en plein milieu de la vogue du qing qui marque la
fin des Ming.
À lire en complément
Mudanting I (1) : La
pièce et ses sources
Mudanting I (3) : Les
poèmes
Mudanting II : Contexte et
influence
Mudanting III : Adaptations et
représentations
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