Histoire littéraire

 
 
 
     

 

 

Le Pavillon aux pivoines Mudanting 《牡丹亭》

I (3). Les poèmes

Exemple des scènes 7 et 9

par Brigitte Duzan, 14 décembre 2021

 

Un florilège de poètes de la fin des Tang

 

Le Mudanting invite à une lecture poétique pour mettre en valeur toutes les subtilités du texte que le dramaturge a glissées par le biais d’extraits de poèmes, ou d’allusions. C’est à travers une telle lecture que l’on peut apprécier les liens étroits entre poésie et théâtre, et en particulier le théâtre du sud de la fin des Ming. Ce théâtre a repris le terme de chuanqi (传奇) pour manifester sa proximité thématique des chuanqi des Tang [1] ; mais il est aussi proche de la poésie de la même époque. Cela apparaît clairement à la lecture du Mudanting où la poésie est omniprésente [2], au sens où toute belle écriture a longtemps été en Chine celle des lettrés, et des poètes, mais pas seulement : la poésie a aussi été liée, par le biais de la musique, à la représentation.

 

Les poètes cités dans la pièce offrent une vision spécifique de la poésie prisée par Tang Xianzu, en particulier dans les quatrains composés de vers de quatre poèmes différents servant d’épilogues à la fin de chaque scène : vers pour la plupart de poètes du milieu ou de la fin des Tang, et même de la période de division suivante.

 

À l’époque de Tang Xianzu existaient plusieurs anthologies de poèmes des Tang. L’une d’elles était celle compilée par Liu Kezhuang (刘克庄) sous les Song du sud : « Poèmes des mille maîtres » (Qian jia shi 千家). Mais Liu Kezhuang était le principal poète du groupe des « Rivières et lacs » (Jianghu pai 江湖诗派) dont l’esthétique privilégiait les thèmes de la vie courante. C’est en grande partie en réaction contre son anthologie qu’ont ensuite été compilées les grandes anthologies des Qing : le « Recueil complet des poèmes Tang » (Quan Tang shi 《全唐诗》) compilé en 1705 sous le règne de l’empereur Kangxi et l’anthologie

 

Les Poèmes des mille maîtres 《千家诗》, éd. illustrée

des « 300 poèmes Tang » (《唐诗三百首》) compilée vers 1763 [3] qui deviendra la source de référence par la suite.  

 

Le Quan Tang Shi, édition récente en quatre volumes

 

Mais le Mudanting fourmille aussi de citations et d’allusions, à valeur emblématique ou satirique parfois, ou simplement, bien souvent, comme figures de style sophistiquées caractéristiques de l’art du lettré. En ce sens, la pièce peut se lire comme une sorte de rébus poétique, l’un des plaisirs consistant à trouver qui se cache derrière une allusion obscure et pourquoi, le poème certainement le plus porteur de sens étant celui qui est l’objet de la « leçon » de la scène 7.

 

Les poèmes des scènes 7 et 9

Scène 7  L’école des femmes Guī shú 闺塾

Scène 9  Nettoyer le jardin   yuan  肃苑  

 

1.       Le poème de la leçon de la scène 7

 

 

Le premier poème du Shijing calligraphié par l’empereur Qianlong, éd. illustrée

 

 

Éloge de la femme vertueuse

 

Le poème choisi pour sa leçon inaugurale par le précepteur Chen Zuiliang à la scène 7 est le premier poème des « Airs des principautés » (guófēng 国风), c’est-à-dire la première partie du Shijing (诗经》), « Classique des vers » ou « Livre des odes » selon les traductions [4] :

 

关关雎鸠,在河之洲。    窈窕淑女,君子好逑。

Guānguān jūjiū, zài hé zhī zhōu. Yǎotiǎo shūnǚ, jūnzǐ hǎo qiú

À l’unisson crient les mouettes, dans la rivière sur les rocs.

La fille pure fait retraite, compagne assortie du seigneur.

 ….

 

La traduction des premiers caractères est des plus diverses selon les traducteurs et les langues, celle retenue ici est celle de Marcel Granet qui, sans être techniquement parfaite, a l’avantage de son élégance, mais aussi de sa consistance grâce aux explications qu’il en donne dans son ouvrage de référence « Fêtes et chansons anciennes de la Chine » [5].

 

Marcel Granet explique qu’il s’agit d’une chanson de gynécée, dans laquelle une épouse vertueuse se réjouit d’avoir trouvé une fille pure pour son époux. Granet cite divers commentateurs, dont les principaux de l’époque des Han, Zheng Xuan (郑玄) [6] et l’un des deux frères Mao, Mao Chang (毛苌), plus Kong Yingda (孔颖达) pour la période Tang (début du 7e siècle). Tous sont des confucéens, leurs commentaires allant dans le sens d’une interprétation moralisatrice traditionnelle de la poésie.

 

Granet part du commentaire de Mao Chang sur le cri des mouettes : Guānguān représente les cris alternés des mouettes, mâle et femelle, qui se répondent – l‘épouse ayant la vertu des mouettes qui crient à l’unisson.

 

Puis Granet offre un résumé du commentaire de Zheng Xuan, auxquels il ajoute quelques notes entre parenthèses pour clarifier le sens :

dans cette pièce, (la reine) se réjouit d’avoir trouvé une fille pure pour son seigneur. Elle s’afflige d’avoir à envoyer auprès (du prince) cette fille pleine de vertus (au lieu d’y aller elle-même). Elle ne veut cependant pas se servir avec des intentions débauchées de sa (propre) beauté. Elle s’afflige de la retraite (où elle est réduite) et pense (avec envie) à la fille pleine de vertus et de talents (qui va la remplacer), mais elle n’a pas l’intention de porter tort à ce qui est bon (à savoir : cette fille). Tel est le sens des mouettes.

 

 

Fêtes et chansons anciennes de la Chine

Autrement dit, ajoute Granet, l’épouse vertueuse est délaissée, mais non jalouse. En fait, toujours selon Zheng Xuan : la reine, nuit et jour, ne cesse de chercher cette fille vertueuse à l’aide de laquelle elle désire remplir les devoirs de sa charge [7]. 

 

Granet complète avec le commentaire de Kong Yingda : les mouettes ne volent pas côte à côte, mais se suivent, la femelle suivant le mâle. De même la reine qui aime la vertu du prince répond à sa volonté en respectant la vie retirée du gynécée et en refusant un usage licencieux de sa beauté. De cette façon, conclut Kong Yingda, elle peut exercer son action moralisatrice sur l’univers… Sa vertu a valeur de modèle. Les vertus conjugales sont à la base de l’ordre social, soutenu par l’ordre naturel du ciel et de la terre, selon la formule de Confucius [8].

 

Satire de la morale confucéenne

 

Derrière ce discours moralisateur, énoncé par un précepteur compassé qui ne se rend même pas compte de son ridicule, se cache un propos satirique qui est énoncé par la jeune soubrette Chunxiang de manière faussement naïve [9]. La satire éclate au grand jour à la scène 9, celle du nettoyage du jardin ( yuan 肃苑).

 

Au précepteur qui s’étonne de l’absence de Du Liniang, Chunxiang répond en le morigénant sur le choix du poème du Shijing qui a déprimé sa maîtresse Du Liniang : prenant guan au sens littéral de fermé, elle s’attriste de son sort, et de celui des femmes en général, fermées dans la maison, alors que les oiseaux, eux, sont libres de leurs mouvements.  

 

En contrepoint Tang Xianzu s’amuse à citer la sentence devenue expression type (chengyu) :

“一日为师,终身为父”

Un précepteur pour un jour, un père pour l’éternité.

 

2.       Les quatrains conclusifs des deux scènes

 

Il s’agit de « poèmes en vers assemblés » ou jíjùshī (集句诗).

 

Scène 7

 

En empruntant quatre vers, Tang Xianzu récapitule subtilement la tristesse des deux femmes enfermées dans la maison et leur soudain désir d’évasion, dans le jardin.

 

Du Liniang (旦)

也曾飞絮谢家庭,李山甫  

Les chatons volent emportés par le vent dans la cour de la famille Xie    Li Shanfu

Chunxiang (贴)

欲化西园蝶未成。张泌    

Frustré est mon désir de devenir papillon dans le jardin de l’ouest    Zhang Mi

Du Liniang (旦)
无限春愁莫相问,赵嘏    

Les peines qu’apporte le printemps sont infinies, ne demandez pas lesquelles    Zhao Gu

Toutes les deux (合)

绿阴终借暂时行。张祜

Cette ombre verte est temporairement offerte le temps d’une balade     Zhang Hu

 

- Li Shanfu (李山甫), poète du 9ème siècle, sans doute mort pendant la rébellion de Weibo (魏博) en 888 – épisode historique dont il est question dans le film « The Assassin » (《刺客聂隐娘》) de Hou Hsiao-hsien adapté du chuanqi « Nie Yinniang » (《聂隐娘》). Le vers choisi est tiré d’un long poème constitué de dix quatrains intitulé « Le saule, dix poèmes » (《柳十首》) [10] : il évoque l’atmosphère du printemps.

 

- Zhang Mi (张泌), poète né en 930 qui a vécu dans le Shu postérieur (后蜀), l’un des Dix Royaumes du sud de la Chine pendant la période dite des Cinq Dynasties et des Dix Royaumes après la chute des Tang et qui couvrait en gros le Sichuan actuel, avec Chengdu pour capitale. Il est l’un des principaux poètes de l’école dite « École parmi les fleurs » (花间派) [11], caractérisée par des poèmes ci () sur des sujets « de boudoir » : amours frustrées, douleur de la séparation, solitude des femmes enfermées dans la maison. C’est bien l’atmosphère que suggère le vers de la scène 7, en se replaçant dans le contexte du désir d’évasion de Du Liniang dans le jardin.

 

- Zhao Gu (赵嘏), poète né en 806 dans l’actuel Jiangsu. Il n’a réussi l’examen jinshi qu’à 36 ans, a obtenu un poste à Chang’an mais a encouru la colère de l’empereur ; il est mort sept ans plus tard, en 853, du chagrin, dit-on, d’avoir perdu la concubine qu’il aimait, enlevée par un potentat local et décédée peu après. Sa triste vie se

reflète dans ses poèmes, comme dans le vers de la scène 7, extrait du quatrain « Envoyé au loin » (《寄远》), qui ajoute à la tristesse exprimée précédemment celle des tourments apportés par le printemps.

 

- Zhang Hu (张祜), né dans le Hebei ou  le Henan en 792 (m. vers 853), à l’invitation d’un ami, est allé à Chang’an dans l’espoir d’obtenir un poste, mais en vain en raison de l’opposition de Yuan Zhen (元稹) qui n’appréciait pas son talent [12] ; il a donc passé le reste de sa vie à voyager et à écrire des poèmes sur les endroits visités. Le voyage est aussi le thème du vers choisi pour terminer la scène 7, dernier vers d’un double quatrain  heptasyllabique intitulé « Les deux cyprès du temple Fayun à Yangzhou » (《扬州法云寺双桧》) [13] : deux cyprès vénérables toujours là, en dépit de tout, pour offrir leur ombre au voyageur.

 

Scène 9

 

Le quatrain final de cette scène poursuit celui de la scène 7 en ajoutant les tentations que recèlent les senteurs du printemps véhiculées par le vent.

 

东郊风物正薰馨,崔日用  Dans les faubourgs de l’est  l’air est plein de senteurs exquises  Cui Riyong

应喜家山接女星。陈陶   Le pays natal accueille son étoile        Chen Tao
莫遣儿童触红粉,韦应物  
N’envoyez pas de jeunes garçons toucher au rouge à joues   Wei Yingwu

便教莺语太丁宁。杜甫    Il faudrait ensuite apprendre aux loriots à bien se tenir.    Du Fu

 

- Cui Riyong (崔日用), né en 673 sous l’empereur Tang Gaozong, il a baigné dans plusieurs intrigues de palais avant et après le règne de Wu Zetian, et il est mort en 722 sous l’empereur Xuanzong. C’est l’un des rares poètes cités dans le Mudanting qui soit du 7e siècle. Il a vécu à la fin du règne de l’empereur Tang Zhongzong (唐中宗), fils de Gaozong et de Wu Zetian qui, lors de son second règne [14], de 705 à sa mort en 710, a transformé l’Institut national Xiuwen guan (修文) en institut littéraire où il a fait venir les plus grands poètes de son temps avec le titre d’académiciens ou xueshi (学师), favorisant ainsi l’épanouissement de la poésie.

 

Le vers de lui qui ouvre le quatrain final de la scène 9 est le premier d’un diptyque de vers parallèles qui évoquent la douce atmosphère du printemps :

东郊风物正熏馨素浐凫鹥戏绿汀。

Dans les faubourgs de l’est  l’air est plein de senteurs exquises,

mouettes et canards au front blanc jouent sur la berge verte.

 

- Chen Tao (陈陶), poète de la fin des Tang (env. 824-882) dont on ne sait pas grand-chose, sauf qu’il a vécu la plus grande partie de sa vie en retraite dans des montagnes du Jiangxi. Il était adepte de taoïsme et de bouddhisme et étudiait l’astronomie et l’alchimie. Il est célèbre pour ses poèmes contre la guerre, comme ses quatre « Ballades de Longxi » (《隴西行》) [15]. Une autre série de poèmes est dédiée à diverses personnalités, dont celui d’où est tiré le vers choisi par Tang Xianzu pour la fin de la scène 9, intitulé « Dédié à Luo Zhongcheng » (投赠福建路罗中丞). Il continue à évoquer le calme.

 

- Wei Yingwu (韦应物), né vers 737 à Jingzhao près de la capitale Chang’an. Officier de la garde impériale sous l’empereur Xuanzong de 751 à 755, il entreprend ensuite des études et devient fonctionnaire. Préfet de Suzhou de 788 à sa mort, vers 792. Il a laissé plus de 500 poèmes, certains sur les problèmes socio-politiques de l’époque, en particulier la révolte d’An Lushan en 755. Proche de moines et  d’ermites, souvent comparé à Tao Yuanming ou à Bai Juyi, il est surtout célèbre pour ses poèmes de paysages, poèmes de style ancien en vers de cinq caractères,

 

L’écriture poétique chinoise

proche du style de Wang Wei (王维) : « d’une pâle pureté et délicatesse » ("澄淡精致") [16] Le vers choisi ici évoque le danger de laisser des jeunes gens se promener librement dans les lieux de plaisir, comme Du Liniang dans le jardin.

 

- Du Fu (杜甫), 712-770, est sans doute le plus célèbre des poètes Tang du 8e siècle. Son vers, ici, conclut avec humour l’évocation des dangers encourus au printemps par les femmes en sortant de la maison.

 


 

À lire en complément
 

Mudanting I (1) : La pièce et ses sources

Mudanting I (2) : Les représentations de l'autorité
Mudanting II : Contexte et influence
Mudanting III : Adaptations et représentations

 

 

 


[2] Comme dans les grands romans ultérieurs où abondent les citations de poèmes, le « Rêve dans le pavillon rouge » (Hongloumeng红楼梦), par exemple.

[5] Sa traduction vaut bien celle d’André Levy [Coite coite roucoulent les tourtereaux d’eau]. Les oiseaux dont il est question sont, littéralement : des balbuzards (pêcheurs), jiū des tourterelles. Mais il faut sans doute ici prendre les deux caractères pour leur valeur d’assonance, qui répond aux nécessités de la rime en u. Il est question de faucon dans le poème suivant.

Traduction et explications de Marcel Granet, dans Fêtes et chansons anciennes de la Chine, Marcel Granet, Albin Michel, 1982, pp. 111-114.

Réédition d’un ouvrage de 1919 dont on trouve le texte à télécharger sur le site chineancienne.fr :

https://www.chineancienne.fr/d%C3%A9but-20e-s/granet-f%C3%AAtes-et-chansons-anciennes-de-la-chine/

Le poème entier : https://www.youtube.com/watch?v=mqRSVN0RFPU

[6] Qu’il désigne de son nom de courtoisie : Kangcheng (康成).

[7] C’est ce que dit la suite du poème :

窈窕淑女,寤寐求之。/求之不得,寤寐思服/悠哉悠哉,辗转反侧

Traduction Granet : la fille pure fait retraite, de jour de nuit demandons-la. / … Requête vaine ../ Ah quelle peine, quelle peine !

[8] Voir : Coutumes matrimoniales de la Chine antique, par Marcel Granet, à partir de son analyse du Shijing et des chansons populaires :
https://www.chineancienne.fr/d%C3%A9but-20e-s/granet-coutumes-matrimoniales-de-la-chine-antique/

[9] C’est un exemple de satire des figures de l’autorité patriarcale dans la pièce.

Voir Les représentations de l’autorité dans le Mudanting par Zhang Guochuan.

[10] Le poème entier, composé de dix quatrains heptasyllabiques : https://www.gushiju.net/ju/386576

[12] Poète influent (779-831), également prosateur et auteur du chuanqi « L’histoire de Yingying » (《莺莺传》), grand ami de Bai Juyi (白居易) et de la poétesse Xue Tao (薛涛). Un de ses vers est le vers final du quatrain conclusif de la scène 23 (Le jugement aux enfers Míngpàn 冥判).

[13] Il s’agit en fait de genévriers de Chine ou faux cyprès ( guì).

[14] Il a succédé à son père en 684, mais Wu Zetian l’a déposé au bout de deux mois. Il est revenu sur le trône après la déposition de Wu Zetian, en 705, mais a régné sous l’influence de son épouse, l’impératrice Wei, et de sa fille, Li Guo’er, princesse Anle.

[15] Voir la Ballade de Longxi dans François Cheng, L’écriture poétique chinoise, Points Essais 1996, p. 145.

[16] Douze poèmes inclus dans les 300 poèmes (vol. 1, 3 et 5) : https://librivox.org/author/9488?primary_key=9488&search_category=author&search_page=1&search_form=get_results

Dans : François Cheng, Entre sources et nuages, Albin Michel coll. Spiritualités vivantes, 2002, cinq poèmes pp. 83-86. Et L’écriture poétique chinoise, Points Essais 1996, trois quatrains pp. 167-169 et un lüshi p. 224.

 

 

     

 

 

 

 

 

     

 

 

 

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