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La Réforme agraire
vue par Claude Roy, en 1952
« Clefs pour la Chine »,
chapitre VI : La faim de terre
par Brigitte Duzan, 9 février 2021
Le chapitre a pour sous-titre : La Réforme agraire
au jour le jour. Claude Roy explique dans le
deuxième tome de son autobiographie, « Nous », paru
en 1972, que c’est à son retour du front de Corée,
où il était parti avec son ami Yves Farge, qu’il est
allé « étudier un peu de près la Réforme agraire,
alors en cours ».
La Réforme au village, contexte
Dans le village où il va pouvoir « l’étudier un peu
de près », il retrouve le jeune Wang Kai qui lui
avait servi d’interprète à Pékin à son arrivée. Wang
Kai était l’un des jeunes volontaires du
village, explique Claude Roy dans « Nous » (les
italiques sont de lui) – ce qui nous vaut une
réflexion sur le volontariat en Chine à l’époque : |
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Clefs pour la Chine, 1953 |
« On ne savait jamais très bien en Chine, alors, ce que ça
voulait dire, être volontaire. Il y a des sports pareils à la
révolution : quand on descend un rapide en canot, qu’on se lance
en parachute, ou qu’on franchit en surf le rouleau des vagues,
il y a un moment où on ne se demande plus vraiment si on a voulu
être là. On cherche seulement à passer le rapide, atterrir sans
casse, rejoindre la plage. Tout le monde était volontaire, en
Chine. Mais qui voulait ? Le fleuve, la vague, le Parti, le
peuple, le Président ? »
(Nous, p. 500)
Tous ces volontaires étaient logés dans les familles du village,
tout le monde devait coucher sur le kang, ce qui n’était
pas évident pour des jeunes venus de Pékin. Les odeurs des
tinettes, les ronflements et autres aléas de la vie rurale
rendaient les nuits difficiles, mais en outre, la cohabitation
n’était pas évidente parce qu’ils avaient du mal à se
comprendre, les paysans parlant le dialecte local. En outre, les
paysans avaient une méfiance instinctive envers eux – et on les
comprend : pourquoi le gouvernement logeait-il chez eux ces
gamins aux mains blanches ? Sans doute pour les surveiller, les
espionner, et leur voler le peu qu’ils avaient. On racontait à
Pékin, dit Claude Roy, des histoires de volontaires
battus par des paysans furieux…
C’était l’été, et il faisait très chaud : un été torride, dans
cette campagne sans un arbre, précise Claude Roy. Les jeunes
travaillaient dans les champs, avec les paysans qui les
hébergeaient. Quand le premier projet de partage des terres fut
mis en discussion, ils avaient la peau brûlée par le soleil, des
cals aux mains, s’étaient habitués à la nourriture et
comprenaient bien mieux le dialecte.
La réalité de la Réforme agraire était bien plus complexe que ce
qu’on lit dans les manuels. Quand on dit qu’elle a été faite par
les paysans, il faut relativiser les choses. Il y avait des
équipes qui passaient dans les villages pour prendre les choses
en main, avec des volontaires. Les paysans, au début, avaient
peur, car ils avaient le souvenir des expériences réalisées dans
les zones « libérées », dans les années 1940, comme le raconte
Ding
Ling (丁玲),
par exemple, dans « Le
soleil brille sur la rivière Sanggan » (《太阳照在桑干河上》),
publié en 1948, prix Staline en 1951. La réforme a réussi, les
problèmes sont réglés, conclut triomphalement Ding Ling. Pas
vraiment, en fait : l’armée Rouge s’étant retirée, une partie de
la zone fut reconquise par le Guomingdang qui rendit les terres
aux propriétaires et persécuta ceux qui avaient soutenu la
réforme. Or, en 1951 et encore en 1952, qui pouvait être sûr que
le Guomingdang n’allait pas revenir ? Les paysans préféraient
être prudents.
La Réforme vue par Claude Roy
Celui que Claude Roy retrouve aussi, au village, c’est un ancien
étudiant en philosophie à la Sorbonne qu’il avait connu à Paris
et qu’il appelle Wan. Wan s’était porté volontaire quand le
ministère de l’Education nationale avait recruté des jeunes
professeurs pour les équipes d’encadrement de la Réforme
agraire. Il était parti « pour apprendre son peuple » et avait
déjà participé à la Réforme dans un village du sud. Il va aider
Claude Roy à comprendre, et d’abord les difficultés.
Difficultés
Le plus difficile, en fait, c’était, d’abord, de calmer les
craintes des paysans qui avaient peur des propriétaires. L’une
des premières mesures prises par le nouveau régime, une fois au
pouvoir, avait été de réduire les fermages, mais aussi les taux
d’intérêt qui étaient prélevés sur les prêts consentis aux
paysans, et ce dès qu’ils prenaient possession d’un champ car on
leur demandait une garantie qu’ils devaient emprunter. En
ajoutant intérêts et fermages, les paysans en arrivaient à
devoir 90 % des récoltes aux propriétaires. Ceux-ci avaient en
outre constitué des milices privées et des prisons pour
débiteurs récalcitrants.
À la Libération, le gouvernement avait donc passé une loi
prévoyant la réduction des fermages et des intérêts, ainsi que
la création d’une Association des paysans chargés de faire
appliquer la loi, dont les propriétaires ne pouvaient pas faire
partie. En fait, l’équipe de la Réforme découvrit que la loi
n’avait été appliquée que sur le papier, et en outre, que celui
qui avait été élu président de l’Association était le gendre du
plus gros propriétaire de la région. Les paysans avaient
l’habitude de lui obéir et en avaient peur.
Il fut donc procédé à de nouvelles élections. Mais ce qui
rasséréna les paysans, c’est que la Réforme venait d’être
réalisée dans le village voisin et que le plus gros propriétaire
du lieu, qui avait mandaté des assassinats, vendu des jeunes aux
recruteurs des collaborateurs des Japonais et autres, avait été
exécuté. Les paysans ont élu l’un des leurs.
Meeting d’accusation
Le plus incroyable, c’est que Claude Roy a pu, sous les auspices
de Wan, assister à la première séance d’accusation des sept
propriétaires du village. Il dit :
« J’avais lu des récits de ce genre de cérémonie. C’était tout
de même pire que ce que j’avais imaginé. [Les sept
propriétaires] étaient au centre du cercle. Visiblement ils
mouraient de peur… Les paysans mirent un bout de temps à
s’enhardir, à s’échauffer. Mais quand ils se déchaînèrent,
c’était assez atroce. Ce fut un extraordinaire déballage de
griefs, de rancœurs et de rancunes. […] La haine n’a pas un
joli visage… […] En revenant du meeting avec Wan, j’étais
vaguement écœuré. »
(Clefs pour la Chine, p. 61-62)
« Cette mise en scène sert-elle vraiment à quelque chose ? »
demande Claude Roy à son ami. Qui lui répond qu’il s’agit
effectivement d’une mise en scène, mais que c’est pour contrôler
les réunions, pour qu’elles ne tournent pas au chaos : qu’il
s’agissait de canaliser la colère des paysans. Wan explique que
les paysans étaient fatalistes, accusaient le ciel et leur
destin, et que ces réunions leur faisaient prendre conscience
que leur vie dépendait en fait d’une poignée d’hommes qu’ils
avaient redouté pendant des siècles, et qui étaient maintenant
réduits à rien et humiliés. Le caractère public de la séance
donnait de l’authenticité aux accusations. L’essentiel, conclut
Wan, c’est qu’ils n’aient plus peur d’eux.
Etonnante justification de procédures qui se sont tournées bien
souvent en séances de persécution, parfois pour assouvir des
vengeances personnelles, la Réforme s’étant soldée par des
millions de morts. Mais c’est une justification dans le feu de
l’action, et c’était sans doute là le but voulu de l’opération,
autant que le partage des terres : libérer les paysans des peurs
ancestrales qui les maintenaient dans une attitude de
soumission. Ce dont il était question, c’était de « libérer les
forces de production », en supprimant « le système féodal qui
avait pour conséquence une exploitation routinière et paresseuse
du sol », et d’inciter à l’investissement et à l’amélioration de
la production.
Notons ici qu’il n’est pas question alors de prendre leurs
terres aux paysans riches, car – explique toujours Wan – que
va-t-il se passer si on leur prend leurs terres ? Plus personne
ne voudra travailler, de peur de devenir riche à son tour et de
perdre ses terres. En outre, ce sont ces paysans riches qui
cultivent déjà avec des méthodes modernes, des engrais, etc… Pas
question « de ruiner cette économie » …
Finalement, « la cérémonie de destruction par le feu des anciens
titres de propriété et de la distribution des nouveaux eut lieu
dans un grand tintamarre de pétards, de tambours, de gongs et de
cris ». Atmosphère de joyeuse kermesse villageoise qui paraît
crédible, mais qui tranche sur l’ambiance de terreur décrite,
entre autres, par
Fang
Fang dans
« Funérailles
molles ».
Conclusion
Quand Claude Roy quitte le village, la Réforme agraire y est
terminée, comme dans une bonne partie de la Chine. Il conclut :
« La Réforme agraire, il y a près de mille cinq cents
ans qu’on en parlait, en Chine. Elle est
faite.
Fin 1952, un voyageur parcourant la Chine pouvait voir du
premier coup d’œil les régions où elle était déjà accomplie
depuis deux ans, et celles où elle venait d’être réalisée, ou
allait l’être. C’était une question de couleur des hommes.
Dans les régions où la Réforme était relativement ancienne, le
coton des vêtements était d’un bleu vif, neuf, pas rapiécé. Dans
les autres régions, les vêtements étaient encore passés, troués,
raccommodés, rapiécés. C’était assez saisissant, ce contraste
qui éclatait à l’œil nu.
Dans la Chine du Nord-Est, les paysans avaient acheté en 1947
800 000 rouleaux de coton. En 1951, les mêmes paysans en ont
acheté 9 millions de rouleaux….
Je ne crois pas avoir vu la Chine en rose. Mais je l’ai vue en
bleu. […] Le bonheur a une couleur. La misère est grise. »
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Titre de propriété d’une terre émis
en 1952 après la Réforme
dans son village de Nanchong, dans le
Sichuan
(Photo CFP, septembre 2002, source :
Global Times) |
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