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« Deux Brûle-parfums », aux éditions Zulma : premières nouvelles de Zhang Ailing

par Brigitte Duzan, 22 juin 2015

 

En ce mois de juin 2015 paraît aux éditions Zulma la traduction, par Emmanuelle Péchenart, des deux nouvelles de Zhang Ailing (张爱玲) – ou Eileen Chang comme préfère l’appeler la traductrice - publiées en 1943 sous le titre commun de « Brûle-parfums » (沉香屑).

  

Cette traduction fait suite à celle de « Love in a Fallen City » (《倾城之恋》) publiée l’année dernière chez le même éditeur. Les deux nouveaux récits ont Hong Kong pour cadre, et sont les premiers de la série de nouvelles écrites par Zhang Ailing au début de sa carrière - série, justement, qui s’achève avec « Love in a Fallen City ».

   

Mais si ces deux « Brûle-parfums » sont intéressants, c’est surtout parce qu’ils annoncent l’œuvre à venir, avec l’auteur en filigrane.

   

Une vision désenchantée de la Hong Kong coloniale

 

Deux brûle-parfums (éditions Zulma)

  

Intitulées « Premier brûle-parfum » (《沉香屑·第一炉香》) et « Second brûle-parfum » (《沉香屑·第二炉香》) dans un évident souci d’unité thématique,  les deux nouvelles forment deux volets d’un tableau incisif de la société coloniale hongkongaise au début des années 1940. Mais c’est surtout le portrait d’individus broyés par cette société, brisés par le poids des règles sociales et leurs propres faiblesses. C’est toute la thématique de la romancière qui prend forme dès ces deux premières nouvelles, écrites à vingt-quatre ans.

  

Premier brûle-parfum 

  

Le premier brûle-parfum (édition chinoise)

 

La première nouvelle est le portrait de la jeune Ge Weilong [1] (葛薇龙), réfugiée avec sa famille à Hong Kong pour éviter la guerre qui fait rage à Shanghai. Au moment où ses parents s’apprêtent à retourner chez eux, elle va demander l’aide d’une tante, madame Liang (梁太太), afin de pouvoir rester à Hong Kong et y terminer ses études. Mais la tante est une mondaine qui s’est fâchée avec son père en épousant un homme riche qui lui a laissé une belle fortune en mourant, mais un peu tard ; elle vit luxueusement en cherchant l’amant qui viendra combler sa solitude affective, quête difficile vu son âge.

  

Weilong va lui servir d’appât (钩钓男人的香饵). Mais la jeune fille s’engage en même temps dans une voie périlleuse, et sans issue. Tombée amoureuse d’un dandy séducteur mais sans fortune, un « sang mêlé » inacceptable dans la société britannique, « élite des bons à rien » selon la tante, Weilong finit par l’épouser tout en sachant qu’il ne l’aime pas – il le lui a dit franchement. Souris prise dans la nasse, elle ne peut

plus se libérer : les dernières lignes suggèrent qu’elle finira comme sa tante… un peu moins bien car son mariage ne lui promet même pas la fortune.

  

Zhang Ailing dépeint une société qui vit d’apparences et de règles, où règnent cynisme et frivolité, une société en fin de course, sur laquelle plane l’ombre de la guerre sans qu’elle soit mentionnée directement, mais dont le luxe et la vie facile attirent des jeunes comme Weilong qui n’ont pas suffisamment de caractère pour résister. On ressent tout au long de ces lignes le caractère inéluctable et fatal du sort qui l’attend. C’est un personnage précurseur dans la lignée des femmes brisées qui forment la ligne de fond de l’œuvre de Zhang Ailing.

  

Second brûle-parfum 

  

La seconde nouvelle est un portrait corrosif de la société britannique hongkongaise, bien plus corsetée que la société chinoise de la colonie, car figée dans la moralité victorienne, campée sur le qu’en dira-t-on. La veuve et ses deux filles, telles que les dépeint Zhang Ailing, semblent sortir d’un roman de Jane Austen, en plus cruel.

  

On ne peut trop en synthétiser le récit, au risque d’en déflorer le superbe dénouement, fondé sur une parfaite logique psychologique et sociale. Là encore, la conclusion fatale est inéluctable, et l’est d’autant plus qu’elle se trouve dupliquée. Cette seconde nouvelle est beaucoup plus concise que la première, qui digresse à plaisir dans des descriptions de paysage atmosphériques, où la pluie des prunes semble agir sur les humeurs en diluant les volontés. Ici le récit va à l’essentiel, et on en ressent d’autant plus la progression implacable.

 

Les deux brûle-parfums (édition chinoise)

  

Ces deux nouvelles, cependant, ont d’autant plus d’intérêt qu’elles sont les premières publiées par Zhang Ailing, et qu’elles ont un caractère autobiographique très net. Le monde de Hong Kong qu’elle y décrit est son monde à elle.

  

Deux récits précurseurs

  

Edition originale de la revue Violet avec la nouvelle

 

Les deux nouvelles ont été publiées dans la revue littéraire Violet (《紫罗兰》), revue de littérature populaire créée par Zhou Shoujuan (周瘦鹃) en décembre 1925, et relancée en avril 1943 après une éclipse de treize ans. C’est une revue orientée grand public (为百姓办刊), où il continue à publier des histoires d’amour populaires ; mais il y ajoute des textes plus littéraires, d’auteurs nouveaux qu’il contribue à faire découvrir.

  

C’est le cas de Zhang Ailing, dès les premiers numéros. Mais, si ses deux récits peuvent sembler des histoires d’amour tragiques, sur fond de cité coloniale, ils sont bien plus que cela : peintures de mœurs et satires sociales, ils sont en outre des récits fondateurs, dans la manière de camper les personnages, en lien avec l’expérience vécue de la romancière.

  

Weilong, double de Zhang Ailing

  

Dans la première nouvelle, Weilong apparaît comme un double fictif de Zhang Ailing. Il ne faut pas oublier qu’elle-même est allée à Hong Kong à la fin de 1939, pour y faire des études de littérature – faute de pouvoir aller à Londres à cause de la guerre. La Hong Kong de Weilong est celle qu’elle a découverte, et qu’elle quittera en décembre 1941, quand la ville tombera aux mains des Japonais, événements qui sont le cadre de « Love in a Fallen City », ou du moins de la seconde partie.

  

Car la première partie se passe à Shanghai, dans une famille qui a beaucoup de points communs avec celle, tout juste esquissée, de Weilong. Les deux nouvelles se répondent, comme se répondent les expériences de la romancière et de son personnage. On pourrait presque considérer le premier « brûle-parfum » comme une réflexion de Zhang Ailing sur ce qui aurait pu lui arriver si la guerre ne l’avait pas chassée de Hong Kong.

  

Mais surtout, sur toute la nouvelle plane l’ombre de Hu Lancheng (胡兰成). Hu Lancheng que Zhang Ailing a rencontré, justement, en 1943, qui avait trente-sept ans de plus qu’elle et était le type même du séducteur sans principe qu’elle reprend dans le personnage du ‘Georgie’ (乔琪) que finit par épouser Weilong, comme Zhang Ailing épousera Hu Lancheng, en 1944.

  

Ce qui glace, dans la nouvelle, lue dans ce contexte, c’est la lucidité avec laquelle Zhang Ailing analyse l’emprise des sentiments sur Weilong, et son incapacité à y résister, comme si elle décryptait sa propre faiblesse envers Hu Lancheng : chronique d’un malheur annoncé.

  

Empton, victime du scandale

  

Quant à Empton, le malheureux époux de la jeune pudibonde du second « brûle-parfum », il est la parfaite  victime d’une société bridée par les règles de savoir-vivre victoriennes. Là non plus il n’y a ni issue, ni échappatoire, les règles valant pour Hong Kong sont celles qui gèrent la société britannique partout dans le monde, un scandale quelque part vous poursuit partout, amplifié même par la rumeur. Madame Liang le dit à Weilong, dans la première nouvelle : « L’important, pour une femme, c’est sa réputation. » Mais

 

Le brûle-parfum se consume le temps du récit

c’est vrai également pour les hommes dans la société victorienne.

   

Il y a un soupçon de cruauté dans cette nouvelle, dans la froideur avec laquelle Zhang Ailing distille les étapes qui mènent Empton à son geste ultime : chronique d’une mort annoncée. Et cette cruauté est celle que l’on retrouve, parfaitement maîtrisée, dans « La Cangue d’or » (《金锁记》), qui en est l’aboutissement et le chef-d’œuvre [2].

  

Le professeur Chen Zishan (陈子善) [3] a fait toute une étude sur « Le parcours littéraire de Zhang Ailing à partir des « Brûle-parfum » (《张爱玲的文学之旅从《沉香谭屑》说起》) pour une conférence donnée en 2012. Il y analyse les thèmes développés dans la série de nouvelles allant des deux « Brûle-parfum » à « Love in a Fallen City ». Il conclut que ces nouvelles contribuent à faire passer Zhang Ailing du statut d’« être éthéré » (横空出世) à celui de « femme de mauvaise réputation » (污名之累), celui que lui a valu sa liaison avec Hu Lancheng et qu’amorcent déjà ces nouvelles. C’est cette aura de marginalité qui donne toute sa valeur à son œuvre.

  

Une construction littéraire

  

Dès le début, la construction des deux nouvelles rappelle les procédés des conteurs pour attirer l’attention de leur auditoire, procédés repris dans les romans « à chapitres » qui commencent et se terminent par des apartés du même genre.

  

Ici c’est le brûle-parfum qui suggère l’image du conteur : on le remplit de copeaux de bois d’aloès, et on le laisse se consumer le temps du récit. Quand les copeaux sont brûlés, le récit est terminé :

  

这一段香港故事,就在这儿结束……薇龙的一炉香,也就快烧完了

Ce récit de Hong Kong s’achève ici… Le brûle-parfum de Weilong aura bientôt fini de se consumer.

  

Le récit s’achève, mais les copeaux ne sont pas encore totalement consumés, l’histoire reste ouverte, celle de la lente déchéance de Weilong dans le climat délétère de la ville.

  

Car Zhang Ailing prend plaisir à noter par fines touches un climat, une atmosphère en symbiose avec le caractère et l’humeur de son personnage, avec quelques notes, de ci de là, qui frisent l’exotisme : paysannes en bleu sur le bord de la route, un versant escarpé où « même les glaneuses ne venaient pas », ces femmes en bleu, justement… autant d’évocations d’une Hong Kong depuis longtemps disparue sous le béton.

  

Le second « brûle-parfum », lui, se termine de manière abrupte : ici l’histoire est achevée, « le brûle-parfum a fini de se consumer. La braise s’est éteinte, la cendre a refroidi. » Le conteur peut quitter la scène.

  

 
 


[1] La traductrice a opté pour une ancienne transcription des noms chinois, pour souligner l’atmosphère coloniale qui se dégage du texte, comme elle l’avait fait dans sa traduction précédente. Nous donnons ici la transcription pinyin habituelle aujourd’hui.

[2] Le roman, également traduit par Emmanuelle Péchenart, paraîtra l’an prochain chez Zulma.

[3] Professeur de langue et littérature chinoises à l’Ecole normale supérieure de l’Est de la Chine (华东师范大学) à Shanghai.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

     

 

 

 

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