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Zhang
Ailing 張愛玲
Love in a Fallen City
《倾城之恋》
Extraits (texte
chinois et traduction)
par
Brigitte Duzan, 19 avril 2021
« Love
in a Fallen City » (《倾城之恋》)
est la dernière nouvelle de la série publiée par
Zhang Ailing
en 1943, et c’est l’un des sommets de son art
narratif. Elle est en deux parties, l’une à
Shanghai, l’autre à Hong Kong, dans des
environnements et des atmosphères différents, mais
liés entre eux par la musique du huqin qui
introduit et conclut et semble planer sur tout le
récit.
La première partie, dans un style d’une superbe
concision, parvient en quelques pages à dresser un
tableau vivant et coloré d’une famille définie dès
l’abord comme un peu surannée. Dans ce contexte, le
personnage de Bai Liusu se détache d’autant plus,
avec son désir de s’évader du carcan familial, mais
sans avoir les moyens d’échapper à un nouveau
mariage.
Ce qui est admirable dans cette première partie,
c’est l’art avec lequel l’auteure bâtit son récit
autour d’une ellipse, d’un vide narratif qui, comme
le vide dans un tableau de |
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Love in a Fallen City 《倾城之恋》 |
shanshui, apporte le souffle qui permet de faire rebondir
la narration en lui donnant de la vie.
Première partie : Shanghai
La nouvelle commence par évoquer brièvement le caractère un peu
suranné de la famille Bai, dont on devine en quelques mots
ironiques l’attachement à la tradition. Ces premières lignes
introduisent le thème du huqin sur lequel Zhang Ailing
conclura aussi son histoire
,
comme si c’était la musique qui portait le récit, ou plutôt le
joueur de l’instrument, dans l’ombre, comme un conteur
autrefois.
上海为了"节省天光",将所有的时钟都拨快了一小时,然而白公扪里说:"我们用的是老钟,"他们的十点钟是人家的十一点。他们唱歌唱走了板,跟不上生命的胡琴。
Pour « économiser la lumière du jour », les pendules de Shanghai
avaient été avancées d’une heure,
mais chez les Bai on disait : « Nous, nous utilisons l’heure
ancienne. » Il était donc dix heures chez eux quand il était
onze heures ailleurs. Ils ne chantaient plus au diapason et
n’arrivaient plus à suivre le rythme de la mélodie du huqin de
la vie.
胡琴咿咿哑哑拉着,在万盏灯的夜晚,拉过来又拉过去,说不尽的苍凉的故事──不问也罢!……胡琴上的故事是应当由光艳的伶人来搬演的,长长的两片红胭脂夹住琼瑶鼻,唱了、笑了,袖子挡住了嘴……然而这里只有白四爷单身坐在黑沉沉的破阳台上,拉着胡琴。
Dans la nuit constellée de milliers de petites lumières, le
huqin égrène sa plainte au gré des mouvements de l’archet qui
passe et repasse sans fin sur les cordes en contant
d’inépuisables histoires d’une infinie tristesse --- ne demandez
pas plus, c’est aussi bien. … Les histoires du huqin doivent
être chantées par des actrices rayonnantes, au nez de jade
précieux au milieu de deux touches de fard rouge largement
étalées, actrices qui, lorsqu’elles ont fini de chanter,
esquissent un sourire et se couvrent la bouche de leur manche…
Seulement ici, assis dans l’obscurité du balcon décrépit, il n’y
a que le quatrième maître Bai à jouer du
huqin.
正拉着,楼底下门铃响了。这在白公扪是一件稀罕事,按照从前的规矩,晚上绝对不作兴出去拜客。晚上来了客,或是凭空里接到一个电报,那除非是天字第一号的紧急大事,多半是死了人。
Il jouait quand retentit en bas la sonnette de l’entrée. C’était
chez les Bai un phénomène des plus exceptionnels, car, selon les
règles d’autrefois, on ne sortait ni ne recevait de visiteurs le
soir. Si l’on avait une visite un soir, ou qu’arrivait à
l’improviste un télégramme, c’est qu’il s’agissait d’un
événement de première urgence, et en général que quelqu’un était
mort.
四爷凝身听着,果然三爷三奶奶四奶奶一路嚷上楼来,急切间不知他们说些什么。阳台后面的堂屋里,坐着六小姐、七小姐、八小姐,和三房四房的孩子们,这时都有些皇皇然,四爷在阳台上,暗处看亮处,分外眼明,只见门一开,三爷穿着汗衫短,开两腿站在门槛上,背过手去,啪啦啪啦打股际的蚊子,远远的向四爷叫道:"老四你猜怎么着?六妹离掉的那一位,说是得了肺炎,死了!"四爷放下胡琴往房里走,问道:"是谁来给的信?"三爷道:"徐太太。"说着,回过头用扇子去撵三奶奶道:"你别跟上来射热闹呀,徐太太还在楼底下呢,她胖,怕爬楼,你还不去陪陪她!"三奶奶去了,四爷若有所思道:"死的那个不是徐太太的亲戚么?"三爷道:"可不是。看这样子,是他们家特为托了徐太太来递信给我们的,当然是有用意的。"四爷道:"他们莫非是要六妹去奔丧?"三爷用扇子柄刮了刮头皮道:"照说呢,倒也是应该……"他们同时看了六小姐一眼,白流苏坐在屋子的一角,慢条斯理着一双拖鞋,方才三爷四爷一递一声说话,仿佛是没有她发言的余地,这时她便淡淡的道:"离过婚了,又去做他的寡妇,让人家笑掉了牙齿!"她若无其事地继续做她的鞋子,可是手头上直冒冷汗,针涩了,再也拔不过去。
[Le
quatrième maître se fige pour écouter. Toute la famille se rue
dans l’escalier : son épouse, la quatrième maîtresse donc, son
frère le troisième maître et son épouse, mais aussi ses sœurs,
la sixième, la septième, la huitième, tout le monde était là,
réunis dans la pièce à côté du balcon, et visiblement tous en
émoi. C’est le troisième frère qui fait intrusion sur le balcon
pour annoncer la nouvelle : l’ex-mari de la sixième sœur, dont
elle a divorcé, vient de mourir.]
Ce paragraphe introductif, dans sa brièveté, est d’une extrême
subtilité : en quelques lignes, Zhang Ailing nous présente la
famille, famille étendue avec plusieurs frères, leurs épouses et
leur progéniture sous le même toit, mais aussi trois sœurs dont
l’une, donc, la sixième (六小姐),
vient de se retrouver veuve après avoir divorcé il y a sept ou
huit ans de cela. Quant aux deux autres, la septième et la
huitième, elles sont célibataires, car celle qui a apporté la
nouvelle n’est autre que madame Xu (徐太太)
qui est l’intermédiaire attitrée de la famille pour leur
chercher des maris ; elle va d’elle-même leur ajouter la sixième
maintenant veuve, Bai Liusu (白流苏),
qui continue de broder dans son coin, sans broncher, comme si
tout cela ne la concernait pas.
[… suivent les discussions familiales autour des sujets
pressants : le mariage de la septième et le sort de la sixième.
Et au passage présentation de la vieille mère qui manquait au
tableau car elle ne sort quasiment pas de son lit. Les
conversations montrent à quel point l’atmosphère est oppressante
pour Bai Liusu. Au milieu de tout cela, le quatrième maître
retourne sur le balcon jouer du huqin, laissant la
famille discuter des propositions de madame Xu concernant la
septième sœur, Baolao (宝络)…]
这时候,四爷一个人躲在那里拉胡琴,却是因为他自己知道楼下的家庭会议中没有他置喙的余地。徐太太走了之后,白公扪里少不得将她的建议加以研究和分析。徐太太打算替宝络做媒说给一个姓范的,那人最近和徐先生在矿务上有相当密切的联络,徐太太对于他的家世一向就很熟悉,认为绝对可靠。那范柳原的父亲是一个著名的华侨,有不少的产业分布在锡兰马来西亚等处。范柳原今年三十二岁,父母双亡。白家众人质问徐太太,何以这样的一个标准夫婿到现在还是独身的,徐太太告诉他们范柳原从英国回来的时候,无数的太太们紧扯白脸的把女儿送上门来,硬要推给他,勾心斗角,各显神通,大大热闹过一番。这一捧却把他捧坏了,从此他把女人看成他脚底下的泥。由于幼年时代的特殊环境,他脾气本来就有点怪僻。他父母的结合是非正式的,他父亲一次出洋考察,在伦敦结识了一个华侨交际花,两人秘密地结了婚。原籍的太太也有点风闻。因为惧怕太太的报复,那二夫人始终不敢回国,范柳原就是在英国长大的。他父亲故世以后,虽然大太太有两个女儿,范柳原要在法律上确定他的身分,却有种种棘手之处。他孤身流落在英伦,很吃过一些苦,然后方才获得了继承权。至今范家的族人还对他抱着仇视的态度,因此他总是住在上海的时候多,轻易不回广州老宅里去。他年纪轻的时候受了些刺激,渐渐的就往放浪的一条路上走,嫖赌吃着,样样都来,独独无意于家庭幸福。
Si le quatrième maître s’est alors replié sur le balcon pour
jouer du huqin, c’est parce qu’il savait fort bien que la
famille réunie en bas ne ferait aucun cas de son avis.
Maintenant que madame Xu était partie, ses propositions devaient
être étudiées et analysées. Elle s’était proposée comme
intermédiaire de mariage pour présenter Baolao à un certain
monsieur Fan qui était depuis peu en relations étroites avec son
mari dans des affaires d’exploitation minière. Madame Xu
connaissait très bien sa famille depuis longtemps et pensait
donc qu’on pouvait avoir entièrement confiance en lui. Le père
de ce Fan Liuyuan était un Chinois d’outre-mer très connu, qui
avait des biens importants à Ceylan, en Malaisie et autres. Fan
Liuyuan avait trente-deux ans et avait perdu et son père et sa
mère. Toute la famille Bai avait pressé madame Xu de leur dire
comment il se faisait qu’un gendre idéal de ce genre soit encore
célibataire. Elle avait expliqué que, à son retour d’Angleterre,
bien des mères s’étaient précipitées pour lui présenter leurs
filles et avaient rivalisé d’assauts et d’intrigues toutes plus
ingénieuses les unes que les autres ; cela avait été une belle
agitation. Mais tout ce bruit n’avait fait que l’indisposer, et
depuis lors les femmes n’étaient guère plus à ses yeux que de la
boue sous ses pieds. En raison des circonstances particulières
qu’il avait connues dans son enfance, il avait développé un
caractère quelque peu excentrique. Son père et sa mère n’étaient
pas officiellement mariés ; son père était parti découvrir le
monde et, à Londres, avait fait la connaissance d’une Chinoise
d’outre-mer demi-mondaine qu’il avait épousée en secret.
L’épouse principale avait eu vent de l’affaire ; craignant
qu’elle ne veuille se venger, la seconde épouse n’avait plus osé
revenir au pays, aussi Fan Liuyuan avait-il grandi en
Angleterre. Après la mort de son père, bien que l’épouse
principale n’eût que deux filles, il avait eu énormément de mal
à faire authentifier son identité. Il avait longtemps poursuivi
une vie solitaire et connu bien des épreuves avant d’obtenir
enfin la reconnaissance de ses droits à l’héritage paternel. La
famille Fan gardant cependant une attitude hostile à son égard,
il vivait la plupart du temps à Shanghai sans revenir de bon
cœur dans la vieille demeure familiale de Canton. Dès sa plus
tendre enfance, il avait été peu à peu entraîné dans une vie de
dissipation, fréquentant les maisons closes et s’adonnant au
jeu, sans avoir le moindre désir de goûter aux joies de la
famille.
Sur quoi s’engagent de vives discussions concernant les chances
de la septième sœur de décrocher un parti aussi prometteur. Le
mariage de Liusu, lui, passe au second plan, Fan Liuyuan devant
bientôt repartir à Singapour. Madame Xu organise une rencontre
entre Baolao et lui. Voulant éviter que viennent aussi les deux
filles de la quatrième maîtresse, Jinzhi (金枝)
et Jinchan (金蝉),
Baolao demande à Liusu de l’accompagner. Zhang Ailing a ainsi
adroitement tissé les fils de sa narration, mais sa suprême
habileté est de passer sur la soirée elle-même en une superbe
ellipse en reprenant son récit au retour des femmes ; comme les
deux filles qui n’ont pu venir sont avides de savoir ce qui
s’est passé, le récit qui en est fait a posteriori est ainsi
justifié, et extrêmement vivant :
他们是下午五点钟出发的,到晚上十一点方才回家。金枝金蝉哪里放得下心,睡得着觉?眼睁睁盼着他们回来了,却又是大伙儿哑口无言。宝络沉着脸走到老太太房里,一阵风把所有的插戴全剥了下来,还了老太太,一言不发回房去了。金枝金蝉把四奶奶拖到阳台上,一连声追问怎么了。四奶奶怒道:"也没有看见像你们这样的女孩子家,又不是你自己相亲,要你这样热辣辣的!"
… Elles partirent enfin à cinq heures de l’après-midi, pour ne
rentrer qu’à onze heures du soir.
Comment Jinzhi et Jinchan auraient-elles pu se calmer et
réussir à dormir ? Elles attendirent avec impatience leur retour
sans fermer l’œil, mais elles ne virent revenir qu’une troupe
enfermée dans son mutisme. La mine sombre, Baolao se précipita
dans la chambre de la vieille mère, retira d’un coup toutes ses
parures et les lui rendit avant de regagner sa chambre sans un
mot. Entraînant leur mère sur le balcon, Jinzhi et Jinchan la
pressèrent de questions pour savoir ce qui s’était passé. La
quatrième maîtresse leur répondit en colère : « Je n’ai jamais
vu des filles comme vous ; il ne s’agit pas d’une rencontre en
vue de votre mariage, alors pourquoi vous exciter de la
sorte ? »
Le fiasco de la soirée est rapporté par les quatrième et
troisième maîtresses, dont le récit est constamment relancé par
les questions des deux filles. Fan Liuyuan a invité les femmes à
dîner, mais dans un dancing :
四奶奶拍手道:"吃饭就吃饭,明知我们七小姐不会跳舞,上跳舞场去干坐着,算什么?不是我说,这就要怪三哥了,他也是外面跑跑的人,听见姓范的吩咐汽车夫上舞场去,也不拦一声!"三奶奶忙道:"上海这么多的饭店,他怎么知道哪一个饭店有跳舞,哪一个饭店没有跳舞?他可比不得四爷是个闲人哪,他没那么多的工夫去调查这个!"金枝金蝉还要打听此后的发展,三奶奶给四奶奶几次一打岔,兴致索然。只道:"后来就吃饭,吃了饭,就回来了。"
La
quatrième maîtresse s’exclama en frappant de la main : « Dîner,
c’est parfait, mais tout le monde sait bien que notre septième
ne sait pas danser. Alors n’aller dans un dancing que pour faire
tapisserie, ça n’a pas de sens. Ce n’est pas pour dire, mais
c’est la faute du troisième frère ; il sort, lui, mais quand il
a entendu ce dénommé Fan ordonner au chauffeur de nous conduire
dans cette salle de bal, il n’a rien dit ! » La troisième
maîtresse répliqua du tac au tac : « Vu le nombre de restaurants
qu’il y a à Shanghai, comment pourrait-il savoir ceux où l’on
danse et ceux où l’on ne danse pas ? Il n’est pas aussi désœuvré
que le quatrième maître, lui, il n’a pas le temps d’aller
vérifier cela ! » Jinzhi et Jinchan voulaient en savoir plus,
mais, constamment interrompue par la troisième maîtresse, la
quatrième avait perdu sa faconde. Elle se borna à ajouter :
« Après, on a dîné, et après le dîner, on est rentrées. »
金蝉道:"那范柳原是怎样的一个人?"三奶奶道:"我哪儿知道?统共没听见他说过三句话。"又寻思了一会,道:"跳舞跳得不错罢!"金枝咦了一声道:"他跟谁跳来着?"四奶奶抢先答道:"还有谁,还不是你那六姑!我们诗礼人家,不准学跳舞的,就只她结婚之后跟她那不成材的姑爷学会了这一手!好不害臊,人家问你,说不会跳不就结了?不会也不是丢脸的事。像你三妈,像我,都是大户人家的小姐,活过这半辈子了,什么世面没见过?我们就不会跳!"三奶奶叹了口气道:"跳了一次,说是敷衍人家的面子,还跳第二次,第三次!"金枝金蝉听到这里,不禁张口结舌。…
« Comment est-il, ce Fan Liuyuan, » demanda Jinchan. « Comment
pourrais-je savoir ? répliqua la troisième maîtresse. Je ne l’ai
pas entendu prononcer plus de trois phrases. » Mais, après avoir
réfléchi un instant, elle ajouta : « Pour ce qui est de danser,
quand même, il ne danse vraiment pas mal. » - « Mais avec qui
a-t-il dansé ? » s’exclama Jinzhi. La quatrième maîtresse se
précipita pour répondre : « Qui voulez-vous que ce soit sinon
votre sixième tante ! Nous, dans cette famille, qui sommes
élevées selon les rites, on ne nous autorise pas à apprendre à
danser, mais elle, après son mariage, elle a appris avec ce mari
dévoyé qui était le sien. Mais c’est vraiment trop manquer de
pudeur : si on vous invite à danser, on peut répondre qu’on ne
sait pas, non ? Ce n’est pas ça qui vous fera perdre la face.
Des personnes comme moi, comme votre troisième tante, nous
sommes des filles de bonne famille, nous avons vécu la moitié
d’une génération ; que n’avons-nous vu du monde ? Et pourtant,
nous ne savons pas danser ! » La troisième maîtresse soupira :
« Elle a dansé une première fois, en disant que c’était juste
pour s’acquitter de son devoir envers notre hôte ; mais elle a
ensuite dansé une deuxième fois, et encore une troisième ! »
Jinzhi et Jinchan en restèrent bouche bée. ….
[Quelques jours plus tard, madame Xu était de retour. Fan
Liuyuan était reparti. Elle-même devait aller à Hong Kong
rejoindre son mari. Elle invita Liusu à l’accompagner. Et Liusu
accepta.
Nouvelle ellipse. Le récit reprend au sortir du bateau, à Hong
Kong….]
Deuxième partie : Hong Kong
….
Instruments à deux cordes typiques de la musique
traditionnelle chinoise, d’une famille dont l’erhu
est le plus connu.
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