Ren Xiaowen – « Sur
le balcon » mode d’emploi : images, références et allusions
par Brigitte Duzan, 23 mai 2021
« Sur le balcon » (《阳台上》)
est un bel exemple de l’art narratif et des recherches de
stylede
Ren Xiaowen (任晓雯).
·
Art narratif
Il
s’agit d’une
nouvelle dite « moyenne » (中篇小说),
ou novella, construite comme une intrigue de roman
policier, avec un suspense qui n’est résolu qu’à la fin, mais,
contrairement aux lois du genre, en laissant le dénouement
ouvert et ambigu. Le texte est d’une facture très moderne, à
commencer par sa structure, non linéaire et sans transition.
Art du portrait
Ren Xiaowen s’attache à creuser les caractères de ses
personnages, vivants et hauts en couleur, même les plus
secondaires : elle dresse ainsi le tableau d’une ville – la
ville de Shanghai – à travers l’histoire de ses personnages qui
en deviennent presque des figures-types des couches modestes de
la population de la ville.
Il
y a d’abord le trio familial : le père, ancien ouvrier
maintenant à la retraite (mais toujours ouvrier dans l’âme : il
a gardé les gants de travail de l’usine), d’autant plus
autoritaire chez lui qu’il est impuissant à l’extérieur ; la
mère, soumise et résignée, qui fait des ménages pour boucler les
fins de mois ; et le fils, écrasé par son père et gâté par sa
mère, devenu un fruit sec, timoré et sans ambition. Autour de la
famille, en introduction, est esquissée la vie du quartier,
vieilles maisons en démolition dont les propriétaires se battent
non tant pour rester chez eux – ils sont bien conscients que ce
serait peine perdue – mais pour extorquer le plus d’argent
possible au comité de « démolition et relogement ».
C’est autour du fils que se noue l’intrigue après cette
introduction. Son père étant mort d’une attaque en raison des
pressions exercées sur lui pour qu’il parte de chez lui en
acceptant la compensation offerte, il se met en tête de le
venger, comme dans les romans d’arts martiaux dont il lit l’un
des plus célèbres, un vieux Jin
Yong (金庸)
volé chez un marchand de livres d’occasion. Son projet de
vengeance commence par la traque de l’homme qu’il juge
responsable, comme dans un polar. Et comme il se fait embaucher
dans un restaurant pour ne plus être à la charge de sa mère, et
que les fenêtres du restaurant donnent par derrière sur le vieil
immeuble où vit l’homme en question, voilà l’histoire qui se
transforme en observation quotidienne des fenêtres du « balcon »
- comme dans « Fenêtre sur cour » de Hitchcock.
Dans ce contexte, les prénoms eux-mêmes ont leur signification :
-
Le fils :
(张)英雄 (Zhang)
Yīngxiónghéros
-
Le père : (张)肃清 (Zhang)
Sùqīngoùsù
肃
est à prendre au sens d’éliminer,
donc :
肃清
sùqīng
éliminer (des contre-révolutionnaires), faire place
nette.
-
La mère : (封)秀娟 (Feng)
Xiùjuān
élégant et raffiné, gracieux. Prénom typiquement féminin.
-
Le fonctionnaire du bureau de démolition : (陆)志强
(Lu)
Zhìqiáng
qui aspire à être fort, puissant
Au
passage, complétant la galerie de portraits, le jeune garçon se
noue d’amitié avec l’un de ses collègues de travail, Shen Zhong
(沈重),
sympathique rebelle, sempiternel hâbleur et guru d’occasion. Ce
duo, se substituant au trio familial, est utilisé par l’auteure
pour dépeindre, en filigrane, le milieu d’une jeunesse sans
éducation, nouveau sous-prolétariat urbain qui, confronté au
monde des diplômés, tente de survivre de petits boulots.
Art de l’allusion
Le
fil narratif est remarquablement bien déroulé pour garder le
suspense jusqu’à la fin. Mais la qualité du récit tient aussi à
l’art de l’allusion : c’est par allusions qu’est suggéré le
contexte du récit, et en particulier la période pendant laquelle
se passe l’histoire. De manière caractéristique chez Ren Xiaowen,
ces allusions sont le plus souvent subtilement construites par
le biais d’images.
Art de l’image
Le
récit est remarquable par ses qualités visuelles
[1],
les images étant très souvent symboliques ; c’est le cas, en
particulier, des lignes introductives qui dressent un tableau à
la Soylent Green d’une ville jonchée de déchets emportés par la
pluie, ville qui ne sera jamais nommée mais dont on devinera au
gré des dialogues qu’il s’agit de Shanghai, et Shanghai en 2010
grâce aux allusions à l’Expo universelle, image de la mascotte,
mais aussi slogans de l’époque.
Cet art de l’allusion et de l’mage se double de touches
poétiques qui viennent délicatement ponctuer le récit,
véritables moments de respiration et de recul méditatif.
Satire subtile
La
nouvelle est une satire de la société urbaine, sur fond de
démolitions aveugles faisant table rase du passé. C’est aussi
une peinture satirique de jeunes désenchantés, dépourvus de
structures familiales, sans instruction ni diplômes, dont la
caractéristique principale est la solitude. Mais, ici encore, la
satire est toute en allusions.
·
Expressions et allusions
Les personnages sont en fait définis par leurs expressions, la
manière dont ils s’expriment, avec une part importante donnée
aux dialogues, mais des dialogues vifs et enlevés, libérés des
répétitions habituelles dans les récits chinois des « il dit »,
« elle dit » etc. L’originalité des dialogues est à noter en
particulier dans le cas de Shen Zhong, personnage plein
d’humour, doté d’un sens réjouissant de la répartie et d’une
faconde inépuisable.
Le
récit est d’un style recherché, dès la première page qui
introduit le récit par une peinture quasiment post-apocalyptique
de la ville après la pluie. On passe sans transition à la
description de Zhang Yingxiong suivant une toute jeune fille, un
couteau dans la poche, avec un début de tension frisant le
suspense. Mais une nouvelle rupture narrative nous ramène en
flashback au point de départ de l’histoire qui campe les
personnages.
Tout au long de la nouvelle, certains termes méritent quelques
explications pour mieux comprendre les allusions et connotations
[2].
Le
hukou et son transfert
(p. 23)
Le hukou est
un système d’enregistrement et de contrôle de la population
instauré à l’époque maoïste et légalisé le 9 janvier 1958. Il
indique la résidence permanente de l’individu et de sa famille ;
il est à distinguer d’un permis de résidence qui, lui, est
temporaire.
Le
hukou se présente comme un véritable passeport intérieur :
C’est en fait un double système- hukou
urbain / hukou rural - qui crée une division
entre villes et campagnes en fixant les habitants
sur leur lieu de résidence. Il permet de maîtriser
l’urbanisation et de maintenir la stabilité sociale,
mais au prix d’une inégalité entre urbains et
ruraux.
Le hukou de Shanghai est très prisé. En cas
de démolition d’un quartier, il faut le transférer ( 迁户口
qiānhùkǒu
faire transférer son hukou, procédure de
changement d’adresse de résidence).
La procédure de transfert comporte le calcul d’une
compensation
financière qui prend en compte le nombre de
personnes déclarées dans le hukou et la surface
habitable de l’habitation détruite, d’où toutes les
tentatives possibles imaginables d’augmenter l’un ou l’autre
chiffre.
Les cigarettes
Chunghwa
(p. 24)
Les cigarettes Chunghwa
Chunghwa,
marque nationale de cigarettes chères vendus en
paquets durs et souples (Chunghwa Soft
软中华
ruǎnzhōnghuá)
portant la marque en caractères traditionnels et
en-dessous l’entrée de la Cité interdite en doré, le
tout sur fond rouge. C’était une marque de prestige.
Les cigarettes Zhongnanhai (p. 59)
Elles sont à distinguer des cigarettes de la marque
Zhongnanhai (中南海)
[3]
que fume Shen Zhong, qui a un paquet bleu, mais
aussi un paquet de luxe rouge rappelant le
précédent. C’est une marque lancée par China Tobacco
dans les années 1960, spécialement pour le président
Mao, mais sans grand succès commercial en raison de
la concurrence. La marque a été modernisée à la fin
des années 1990/début des années 2000. Elle a été
popularisée auprès des jeunes Chinois par une série
télévisée traitant de jeunes confrontés aux
difficultés de la vie à Pékin : c’est la marque,
dans sa version 8mg, que fument les jeunes dans le
feuilleton. Un groupe de rock indie lui a même dédié
une chanson. Fumer des Zhongnanhai est un marqueur
identitaire.
Les gants blancs (p. 25)
Ces gants blancs que le père continue de garder sur
lui, bien que retraité, sont la marque
représentative de son statut social. Explication de
Ren Xiaowen (donnée par mail) :
Ces gants blancs sont des gants que les ouvriers portaient
souvent à l’usine ; ce sont des gants de travail, de protection,
qui indiquent que Zhang Suqing est un col bleu de modeste
extraction. Ils étaient courants dans les années 1980-1990, chez
les ouvriers d’usine de la génération de mon père. Mais, au-delà
même de cette époque, c’est un détail qui connote le travail en
usine.
Le
balcon
(p. 42)
[Quand Zhang Yingxiong arriva chez son oncle, il était déjà onze
heures du soir. ]Son cousin était encore en train d’étudier sur
le balcon (表弟还在阳台里用功)
Le
balcon ( 阳台
yángtái
), fermé et vitré comme une loggia, est une véritable pièce
supplémentaire, faisant souvent office de buanderie avec, à
l’extérieur, des barres de bambou où mettre le linge à sécher;
il peut aussi servir de chambre à coucher, comme dans
l’appartement de l’oncle de Zhang Yingxiong, qui n’a qu’une
chambre. Dans les appartements modernes, certains balcons sont
aujourd’hui aménagés luxueusement en pièces de loisir,
véritables jardins d’hiver décorés de plantes et dominant la
ville. Dans la nouvelle, il faut penser aux vieux immeubles de
Shanghai, comme dans le film de Zhang Meng adapté de la
nouvelle :
Les slogans et la mascotte de l’Exposition universelle
(p. 47)
« La ville, pour une vie encore meilleure » (“城市,让生活更美好”)
était le slogan de l’exposition universelle qui
s’est tenue à Shanghai en 2010 (1er
mai-31 octobre).
Haibao
(海宝) était
la mascotte de l’expo. Son nom signifie « trésor des
mers », rappelant l’origine de Shanghai, le sens
pouvant être étendu : trésor des mers du monde,
trésor universel.
Comme souvent chez Ren Xiaowen, le détail permet de
dater le récit. Comme à Pékin en 2008 au moment des
Jeux Olympiques, l’expo de Shanghai a été un moment
d’intensification des destructions de vieux
quartiers pour donner une image de ville moderne aux
visiteurs et au monde entier.
Société harmonieuse, famille civilisée
(p. 53)
« Famille civilisée » (wénmíngjiātíng “文明家庭”) : slogan
La mascotte Haibao dans
les rues de Shanghaien 2010
(ici ironique) lié au concept de société harmonieuse (和谐社会)
de Hu Jintao (胡锦涛),
selon le slogan lancé en septembre 2004 au 16e
Congrès du Parti : « créer une société socialiste
harmonieuse » (“构建社会主义和谐社会”).
Le concept a été étendu à la construction d’une
« civilisation écologique » (shēngtàiwénmíng
生态文明)
lancé par Hu Jintao au 17e Congrès du Parti, en
octobre 2007, et repris au moment de l’Exposition
universelle de Shanghai en 2010 pour promouvoir des
« éco-cités civilisées » (生态文明城市).
Le
slogan auquel fait plus particulièrement allusion Ren Xiaowen est :
« construire une ville civilisée, édifier une nation encore plus
belle. »
Le
symbole des romans de wuxia
(p. 60)
Le roman que lit Zhang Yingxiong est « La légende
des héros chasseurs d’aigles » (《射雕英雄传》),
roman de
Jing Yong (金庸)
publié en 1957.
C’est son troisième roman, et sans doute l’un des
plus connus. Il se passe sous la dynastie des Song
du Sud, au 13e siècle, et dépeint les
tribulations des fils de deux amis qui ont lutté
pour défendre le nord du pays contre l’envahisseur :
le plus valeureux des deux fils, Guo Jing (郭靖),
a une fiancée, Huang Rong (黃蓉), qui
se bat à ses côtés. Le roman a été adapté de
nombreuses fois au cinéma et à la télévision, et les
livres publiés ensuite ont souvent pour illustration
de couverture la figure des deux héros.
La petite salle des banquets(p.
60)
« La petite salle des banquets » (“小包房”) fait
allusion à une spécificité des restaurants chinois.
Le terme de bāofáng (包房)
Guo Jing et Huang Rongdans la série
télévisée de 1983 adaptée du roman
désigne une salle à part, une salle privée dans un
restaurant,
ou une chambre louée à l’heure dans un hôtel. Dans les
restaurants, ces salles sont réservées pour des banquets
d’anniversaires, des réunions entre amis, ou pour inviter un
client et traiter des affaires. C’est ici ironique car le
petit restaurant dont il est question est juste un fast-food
amélioré dont le bāofáng est une simple table à
l’écart que les serveurs ont baptisé ainsi pour rire.
Unhapppy China
(p. 65)
« Unhapppy China » (
Zhōngguóbùgāoxìng
《中国不高兴》)
est un livre polémique publié en mars 2009 et devenu
un bestseller, mais très critiqué en Chine même.
Écrit par cinq auteurs, le livre faisait suite à
« La Chine peut dire non » (
Zhōngguókěyǐshuōbù
《中国可以说不》),
publié en 1996. Les deux ouvrages sont l’expression
de la montée du nationalisme chinois ; ils reflètent
les idées d’ultra-nationalistes frustrés dans leur
désir de voir la Chine reconnue comme grande
puissance à l’égal des puissances occidentales, le
second exprimant plus particulièrement le
mécontentement à la suite des Jeux olympiques de
Pékin. C’est une autre référence indiquant par
allusion discrète l’atmosphère de la période.
Les clodos de Shanghai (p. 68)
Pour désigner les marginaux comme Yingxiong, Ren
Xiaowen met un terme très spécifique, péjoratif,
dans la bouche de Shen Zhong :
biēsān
瘪三,
traduit clodo faute de mieux.
Unhappy China
Le
terme vient du dialecte shanghaïen (ou langue de Wu) où bikse désigne
les vagabonds sans emploi et sans abri qui vivent de mendicité
et de larcins. L’origine est controversée. Pour certains, c’est
une déformation d’une expression anglaise, soit beg-say / beg-sir
(mendiant), soit without a cent, penniless (sans le sou).
Pour d’autres, c’est une contraction de biē de
shēngsī
瘪的生斯
désignant des petites cacahuètes non grillées, donc sans
beaucoup de valeur, la contraction donnant
biēshēng
瘪生 où
shēng est prononcé
sān dans
la prononciation shanghaïenne.
On trouve
biēsān
瘪三 au sens de mendiant,
clochard chez Lu Xun,
mais aussi chez … Mao Zedong
[4].
C’est donc à la fois une expression populaire, relevant du
dialecte shanghaïen, et une référence classique, et c’est
typique de Ren Xiaowen.
La
série « Young and Dangerous » (p.
71)
La série télévisée « Young and Dangerous » (《古惑仔》电影系列) est
une série culte de quinze films hongkongais sur le
monde des triades de Hong Kong, à travers les
aventures d’un groupe de jeunes.
La série est adaptée de la bande dessinée « Teddy
Boy » et a été critiquée pour glorifier le milieu de
la pègre hongkongaise. Réalisés par plusieurs grands
réalisateurs, dont Andrew Lau pour les six premiers,
les films sont sortis entre 1996 et 2001. Un dernier
film, sorti en 2013, a tenté de relancer la série.
Petits truands sans envergure
(p. 82)
Le terme que Ren Xiaowen prête à Shen Zhong pour se
désigner de manière péjorative –
báigěide
白给的–
appartient à la terminologie des jeux internet.
Báigěi
白给
báigěi
désigne un joueur mort sans victoire, sans éclat,
sans apporter de contribution à son
Young and Dangerous DVD1 (《人在江湖》)
équipe.
白
bái
est à prendre ici au sens de ‘vain, inutile’, donc
l’expression signifie littéralement : qui a donné (sa tête,
ou ses armes) pour rien. Par extension,
báigěide
白给的,
ce sont de minables petits truands.
La chanson des deux papillons
(p. 83)
C’est l’une des plus belles inventions de cette nouvelle,
subtile allusion à la période par le biais d’une chanson à la
mode :
“亲爱的,你慢慢飞,小心前面带刺的玫瑰……”
« Chérie, doucement quand tu voles,
fais attention à ces rosiers pleins d’épines devant toi. »
Il
s’agit du début de la chanson « Deux papillons » (《两只蝴蝶》),
titre d’un album sorti en novembre 2004 où elle est interprétée
par Pang Long (庞龙).
La chanson est devenue tout de suite très populaire car c’était l’un
des thèmes musicaux de la série télévisée« 281 lettres » (《281封信》),
série en vingt épisodes très connue diffusée à partir de la fin
d’août 2004, réalisée par le cinéaste et musicien Niu Chaoyang (牛朝阳)
[5],
compositeur de la chanson.
Quand Ren Xiaowen a écrit sa nouvelle, elle était sur toutes les
lèvres.
La
chanson interprétée par Pang Long
Un anti-héros
(p. 69)
Dans ce passage, Shen Zhong se moque de la pusillanimité de
Yingxiong en faisant un jeu de mots sur son prénom : tu devrais
t’appeler
Zhāng Gǒuxióng(张狗熊),
lui dit-il, et non
Zhāng
Yīngxióng .
Gǒuxióng狗熊
(littéralement ‘ours-chien’) désigne un ours brun, mais, dans le
contexte socio-culturel de la guerre puis de la révolution où
les héros étaient glorifiés et se multipliaient, le terme a été
utilisé au sens de faux héros, par opposition à
yīngxióng,
justement. C’est donc un trait d’esprit facile de la part de
Shen Zhong.
Et
de la même manière que Yingxiong est le type de l’anti-héros, la
jeune Lu Shanshan est le type de l’anti-héroïne.