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Qiu Jin
秋瑾
1875-1907
Présentation
par
Brigitte Duzan, 5 juillet 2019, actualisé 17 juillet 2020
Née en 1875, dans une famille de notables et petits
propriétaires fonciers originaires de Shaoxing (绍兴),
dans le Zhejiang, Qiu Jin est restée dans l’histoire
sous les traits d’une héroïne révolutionnaire nimbée
d’une aura martiale, exécutée en juillet 1907 pour
tentative de soulèvement et coup d’Etat. Mais elle
est surtout restée dans les annales pour son rôle
pionnier dans le mouvement féministe chinois dans
les dernières années de la dynastie des Qing, au
tournant du 20e siècle : elle pensait en
effet, comme beaucoup alors, que le problème de
l’émancipation de la femme était lié à celui de la
nation.
De manière caractéristique, si elle a exercé une
influence aussi forte en son temps, c’est parce
qu’elle était poète et écrivaine renommée, et
qu’elle enflammait les esprits en faveur de la cause
féminine par ses écrits. On a fait de sa vie des
pièces de théâtre et des films qui ont rendu hommage
à son action et à sa force de caractère. Il ne
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Qiu Jin, la révolutionnaire (photo
iconique prise pendant son séjour au Japon) |
faut
pas pour autant en oublier son œuvre écrite, sa poésie
lyrique tout autant que ses écrits politiques, et ses
efforts pour revenir à une forme narrative
traditionnellement féminine, le tanci.
I. Une vie brève, entre poésie et révolution
·
Fille de notables se rêvant héroïne martiale
Fort caractère, riche imaginaire
Héroïne romantique |
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Elle s’appelait Qiu Guijin (秋闺瑾)
et elle est née le 8 novembre 1875
à
Xiamen, dans le Fujian,
dans une famille de notables et petits propriétaires
fonciers, vieille famille de l’élite lettrée du sud.
Son grand-père avait été préfet de Xiamen, et
responsable la défense côtière ; en 1881, il avait
été nommé sous-préfet (同知)
de la ville de Lukang (鹿港),
sur la côte est de Taiwan. Son père lui-même, Qiu
Shounan (秋寿南)
a occupé divers postes dans le Fujian, puis à Taiwan
à partir de 1885
.
Après quelques années à Xiamen et, brièvement, à
Taiwan, Qiu Jin revient à Shaoxing, où elle grandit
dans la demeure ancestrale située dans le district
de Shanyin (山阴县).
Elle y reçoit une éducation classique et semble
avoir été choyée par ses parents. Son imagination
s’enflamme à la lecture des biographies de
chevaliers errants et d’assassins des
« Mémoires historiques » (《史记》)
de Sima Qian (司马迁),
dont celle du fameux Guo Xie (郭解),
|
le brigand rebelle au
grand cœur défendu par Sima Qian dans son commentaire
conclusif, disant qu’il est regrettable qu’il ait été
exécuté car c’était un homme de valeur.
Comme beaucoup d’autres femmes qui militeront
ensuite pour la cause féministe en Chine, un autre
de ses modèles était Hua Mulan (花木兰),
héroïne martiale partie, en habits masculins,
défendre son pays à la place de son père trop âgé.
Il faut dire que l’empire chinois, à l’époque de Qiu
Jin comme à celle de Mulan, traversait une phase
critique : elle naît peu après la révolte des
Taiping, et elle a vingt-quatre ans quand éclate
celle des Boxers.
Elle a dû avoir les pieds bandés, mais peu
longtemps : elle mentionne dans un poème qu’elle les
a débandés, ce qui n’était pas rare parmi les filles
de l’élite lettrée à son époque. Trait moins
courant, elle s’est aussi mêlée aux cours d’arts
martiaux de ses frères. Dans une famille comme la
sienne, où tous les garçons ne pouvaient prétendre
réussir l’examen impérial pour avoir un poste
mandarinal, l’alternative était un poste militaire,
et les arts martiaux faisaient partie de la
formation militaire.
Qiu Jin est réputée avoir su manier l’épée, art que
lui aurait appris son cousin Xu Xilin (徐锡麟)
dont elle était très proche, mais surtout bien
monter à cheval. Plus que |
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L’un des modèles (littéraires)
de Qiu Jin : Hua Mulan |
Xu Xilin |
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toute
autre qualité, cela révèle un fort tempérament et
une personnalité peu ordinaire pour l’époque, que
ses parents et son entourage semblent avoir pour le
moins tolérés, sinon encouragés.
A ce point de son existence, elle rappelle le
personnage de Yu Jiaolong (玉娇龙)
du roman « Tigre couché, dragon caché » (《卧虎藏龙》)
de
Wang Dulu (王度庐).
Son image d’héroïne martiale se reflète dans le
surnom qu’elle s’est choisi et que l’on traduit
généralement par « Chevalière du Lac miroir » (Jiànhú
Nǚxiá
鉴湖女俠) :
une nüxia moderne
.
C’est une image qui correspondait à ses lectures,
mais aussi à toute une imagerie populaire reprenant
sous des formes diverses le thème de l’héroïne
martiale que l’on voit renaître en Chine dans toutes
les périodes de trouble, et qui faisait florès dans
sa jeunesse, après la révolte des Taiping, comme en
témoignent les |
illustrations des journaux
illustrés, le Huabao de Wu Youru par exemple (吴友如画宝).
Dons littéraires précoces
S’il faut donc relativiser ses aptitudes en arts martiaux, il
est indéniable en revanche qu’elle avait un don littéraire peu
ordinaire ; c’est dans sa poésie et ses écrits autobiographiques
qu’elle a déversé toute la richesse de son imaginaire : elle a
fait de la révolution son théâtre personnel. Elle s’assimilait
d’ailleurs aux grandes femmes de lettres de l’histoire chinoise,
exprimant son admiration pour les poétesses Zuo Fen (左芬),
concubine de l’empereur Wu des Jin occidentaux, au 3ème
siècle, et
Xie Daoyun (谢道韫),
de la dynastie des Jin de l’Est, un siècle plus tard.
Le personnage de Xie Daoyun est d’ailleurs caractéristique de
l’imaginaire de Qiu Jin et de ses modèles. Selon sa biographie
figurant dans le Livre des Jin et le recueil d’anecdotes du 5ème
siècle Shishuo Xinyu (《世说新语》),
fille d’une grande famille de lettrés et de généraux, Xie Daoyun
avait épousé le fils d’un célèbre calligraphe devenu inspecteur
régional ; mais son mari et ses fils sont tués lors d’une
révolte locale, l’une de ces nombreuses révoltes de l’antiquité
chinoise. Elle constitue alors, dit-on, une petite troupe et va
affronter les rebelles ; elle est capturée avec son petit-fils
par leur chef qui, impressionné par sa vaillance, la libère en
épargnant son petit-fils. Elle est ensuite revenue vivre dans la
famille de son mari et s’est consacrée à la poésie le restant de
ses jours.
Xie Daoyun fait partie des femmes exemplaires de la tradition
chinoise ou
liènǚ
列女,
terme souvent assimilé à son homophone
liènǚ
烈女
ou femmes héroïques. Héroïques peut-être, mais exemplaires
d’abord au sens confucéen d’épouses et mères remarquables.
C’était aussi ce qu’on attendait de Qiu Jin.
·
Mariage : soudain un autre monde
De Shaoxing au Hunan
En 1895, son père est nommé inspecteur général dans
le Hunan. C’est donc là qu’il cherche un époux pour
sa fille qui était en âge de se marier. Ce sera
Wang Tingjun (王廷钧),
qu’elle épouse en avril 1896. De quatre ans son
cadet, il était le fils d’une riche famille de
marchands de la préfecture de Xiangtan (湖南湘潭).
Son père, Wang Fuchen (王黻臣),
possédait dans le district de Shuangfeng (双峰县)
une échoppe de tofu à l’enseigne « Le grand magasin
des Wang » ("王大兴")
ainsi qu’une petite fabrique de papier.
Ils étaient apparentés au général Zeng Guofan (曾国藩),
célèbre pour avoir levé une armée locale pour lutter
contre la rébellion des Taiping et, en réussissant à
prendre la capitale des rebelles, avoir contribué à
consolider le pouvoir des Qing. Personnage très
controversé, il se serait aussi enrichi au passage
.
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Qiu Jin en épouse traditionnelle |
Tang Qunying |
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Mais le Hunan était l’une des provinces où les
courants d’idées réformistes étaient parmi les plus
forts. Qiu Jin se lie alors d’amitié avec deux
futures militantes féministes : l’une, Tang
Qunying (唐群英),
qui avait comme Qiu Jin appris à monter à cheval et
à manier les armes en même temps que le pinceau,
avait épousé en 1891, après la mort de son père, un
petit neveu de Zeng Guofan - elle sera la première
femme membre du Tongmenghui de Sun Yat-sen ;
l’autre, Ge Jianhao (葛健豪),
originaire elle aussi de Shuangfeng et âgée de dix
ans de plus que Qiu Jin, était une femme
extraordinaire qui a été surnommée « la mère
révolutionnaire » (革命母亲)
.
Dans la famille de son mari, cependant, Qiu Jin est
traitée comme une enfant capricieuse, mais, en juin
1897, elle donne naissance à un petit garçon, ce qui
lui assure une position dans la famille, avec
domestique attitrée. Le |
deuxième enfant – une petite fille – naît en
octobre 1901. Ses poèmes de cette période sont
relativement légers, respirant le calme, et la joie
de la compagnie de ses amies.
En novembre, cependant, Wang Tingjun obtient un
poste à Guiyang, en charge d’une banque privée (钱庄),
mais elle est fermée, en 1902 ; il achète alors un
poste au Ministère du Revenu, et toute la famille
déménage à Pékin. Et là, l’atmosphère est totalement
différente.
Du Hunan à Pékin
En septembre 1901 a été signé le protocole des
Boxers entre l’empire chinois et la coalition des
huit nations étrangères qui imposent un lourd tribut
à la Chine. Après une série de rébellions et de
défaites qui ont affaibli |
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Ge Jianhao |
l’empire, le poids des sanctions – dont une indemnité énorme
de 450 millions de taels d’argent haikwan, qui sera
intégralement payée fin décembre 1940 – ainsi que leur
caractère humiliant contribuent à aviver le sentiment
patriotique et le désir de réforme ; mais les partisans des
réformes sont impuissants face aux forces conservatrices de
la cour. L’impasse politique conduit à une radicalisation
des esprits et va mener à la révolution de 1911.
Qiu Jin arrive dans une capitale où manœuvrent les soldats
étrangers, le quartier des Légations étant placé sous contrôle
exclusif des nations de la coalition. Le chaos ambiant a un
effet galvanisant sur elle.
Le couple habite à côté d’un collègue de Wang Tingjun dont
l’épouse, Wu Zhiying (吴芝瑛),
a sept ans de plus que Qiu Jin, mais partage avec elle le goût
des lettres et de la calligraphie. Elles se lient par un pacte
d’amitié en 1903.
Mais la tension monte entre Qiu Jin et son mari, qui continue de
mener une joyeuse vie mondaine et dont elle supporte de moins en
moins ce qu’elle considère comme de la frivolité dans des
circonstances aussi graves. Or, beaucoup de patriotes partent
étudier au Japon qui fait alors figure de pays dynamique, en
plein progrès après les réformes de l’ère Meiji, face à une
Chine arriérée, sans perspectives. Se rappelant ses rêves de
chevaliers errants, quand elle était enfant, elle décide de
partir, en laissant ses enfants à sa fidèle servante.
Pour payer ses frais de voyage, elle vend les bijoux qui lui
restent, une partie ayant été confisquée par son mari qui lui a
en outre coupé les ponts. Au Japon, elle écrira un poème pour
décrire sa profonde tristesse :
《有怀——游日本时作》
Tristes pensées --- écrit en voyage au Japon
日月无光天地昏,
Soleil et lune ont perdu leur éclat, la terre est dans
l’obscurité,
沉沉女界有谁援。
Le monde des femmes enterré si profond, personne pour l’aider,
钗环典质浮沧海,
Pour payer le voyage j’ai vendu mes bijoux,
骨肉分离出玉门。
et me coupant des miens suis partie de chez moi.
放足前除千载毒,
Libérant mes pieds j’ai effacé mille années de poison,
热心唤起百花魂。
d’un cœur brûlant j’ai éveillé cent âmes sœurs.
可怜一幅鲛绡帕,
Hélas, ce malheureux foulard de fin brocart
半是血痕半泪痕。
est maculé tant de sang que de pleurs.
·
Rupture : de Pékin à Tokyo et retour
Etudiante et activiste à Tokyo
A Tokyo, elle entre dans l’Ecole pratique de filles de Shimoda
Utako, mais elle passe bien plus de temps à militer pour
l’émancipation féminine et le renversement de la dynastie
impériale chinoise. Elle retrouve là son cousin Xu Xilin qui
l’introduit dans les milieux révolutionnaires des étudiants
chinois.
Avec lui, elle rejoint les nombreuses sociétés révolutionnaires
plus ou moins secrètes qui pullulent dans la capitale japonaise,
dont la Société de restauration ou Guangfuhui (光复会)
fondée par Cai Yuanpei en 1904, puis la Ligue d’Union nationale
ou Tongmenghui (同盟会)
fondée par Sun Yat-sen lors de sa visite à Tokyo en août 1905 et
qui absorbe bon nombre des autres, dont la précédente. Qiu Jin
est l’une des premières femmes à en devenir membre ; elle est
nommée responsable de la branche du Tongmenghui au
Zhejiang.
Il y a alors chez elle une exaltation qui transparaît dans son
célèbre poème, sans doute le plus cité : « Ne dites pas que les
femmes n’ont pas l’étoffe de héros… »
漫云女子不英雄,万里乘风独向东。 Ne
dites pas que les femmes n’ont pas l’étoffe de héros,
Chevauchant le
vent d’est j’ai parcouru seule dix mille lis.
诗思一帆海空阔,梦魂三岛月玲瓏。 Mon
poème est comme une voile entre mer et ciel,
Mon âme comme en
rêve vole jusqu’aux trois îles,
Trois bijoux scintillant dans la nuit.
铜驼已陷悲回首,汗马终惭未有功。 Les
chameaux de bronze tournent vers moi un regard affligé,
J’ai épuisé mon
cheval mais honteuse n’ai rien accompli.
如许伤心家国恨,那堪客裡度春风。 Mon
cœur saigne en pensant au pays,
Mais que peut
faire le visiteur
Sinon se laisser porter par les vents printaniers.
Mais, fin 1905, sous la pression du gouvernement des Qing, et
inquiet de l’intensification de l’activité révolutionnaire des
étudiants chinois sur son sol, le Japon émet un édit interdisant
aux étudiants toute activité subversive et menaçant de les
renvoyer chez eux. La mesure provoque un mouvement de
protestation chez les étudiants. L’un des dirigeants du
Tongmenghui, Chen Tianhua (陈天华),
se suicide en se jetant dans la mer. Les autres entament une
grève de la faim.
Très affectée par le suicide de Chen Tianhua et par l’atmosphère
générale, Qiu Jin décide de rentrer en Chine où elle est de
retour en février 1906.
Retour au Zhejiang
Elle enseigne d’abord à l’école de filles Xunxi (浔溪女学)
près de Wuxing (吴兴),
dans le Zhejiang. La directrice était alors la poétesse Xu
Zihua (徐自华),
que l’on trouve souvent désignée par son prénom social, Xu
Jichen (徐寄尘),
qui devient la grande amie de Qiu Jin. Mais celle-ci profite de
ses cours pour diffuser ses idées sur l’émancipation des femmes.
Les autorités locales, effrayées, la forcent à démissionner.
Elle rentre à Shanghai et, avec l’aide de son amie Wu Zhiying,
collecte des fonds pour fonder un journal militant pour les
droits des femmes : le « Journal des femmes de Chine » (《中国女报》),
lancé avec le concours de Xu Zihua. Le premier numéro sort en
janvier 1907, mais il n’y en aura qu’un second, le mois suivant.
La publication est ensuite suspendue, faute de fonds… elle ne
reprendra jamais
.
Au début de l’année, Qiu Jin reçoit la visite de Xu Xilin qui
lui annonce qu’il part dans l’Anhui car il s’est acheté le poste
de directeur adjoint de l’école de la police à Anqing (安庆)
où il compte poursuivre son action révolutionnaire. Il demande
donc à Qiu Jin de prendre la direction de l’école Datong (大通学堂)
qu’il a créée en septembre 1905 dans leur pays natal, à
Shaoxing, pour servir de base à la branche du Zhejiang du
Guangfuhui.
Trahison, arrestation et exécution
Quand Qiu Jin y arrive, elle y réforme l’enseignement pour y
renforcer la préparation militaire, tout en achetant des armes
pour les exercices. De janvier à juin, elle travaille avec les
enseignants pour développer une véritable armée tout en
développant le réseau du Tongmenghui. Elle organise une
réunion de tout le réseau du Zhejiang au monastère de nonnes du
Nuage blanc (白雲庵),
à Hangzhou ; une action conjointe est décidée pour lancer un
soulèvement armé dans l’Anhui et le Zhejiang.
Mais, ayant été trahi, Xu Xilin est obligé d’avancer le
soulèvement au 6 juillet. Préparée dans la hâte, l’opération
échoue. Xu Xilin réussit à assassiner l’inspecteur général de
l’Anhui, En Ming (安徽巡抚恩铭),
en tirant sur lui lors de la cérémonie de remise des diplômes de
l’école de la police, mais, après quelques heures de combat, Xu
Xilin est arrêté. Sous la torture, il dévoile l’étendue du
projet avant d’être exécuté ; les gardes du corps d’En Ming
arrachent le cœur et le foie du cadavre pour les manger - ce
qu’on appelait "manger le martyr" ("吃烈士"),
avec tout un substrat de rites antiques plus ou moins barbares.
Qiu Jin, qui avait été soumise à une surveillance
renforcée, est arrêtée une semaine plus tard, le 12
juillet, à l’école Datong après avoir refusé
d’écouter ses amis qui lui conseillaient de
s’enfuir ; elle était décidée à mourir en martyre :
elle avait dit et répété que c’était un scandale
que, parmi tous les héros qui s’étaient sacrifiés
pour le pays, il n’y ait pas une seule femme, elle
serait celle-là.
Elle refuse de parler sous la torture et préfère
écrire un dernier vers qui sonne comme un ultime
défi en jouant sur son nom (qui signifie automne) :
“秋雨秋风愁煞人”
Pluies et vents d’automne, ravageant le cœur des
hommes.
Le 15 juillet, trois jours après son arrestation,
elle est décapitée sur la place publique de
Shaoxing, devant le pavillon Xuantingkou (轩亭口).
« Le 15 juillet à l’aube, » |
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L’exécution de Qiu Jin |
dit
son hagiographe Yang Minru (扬敏如),
« elle marcha, tête haute et fers aux pieds, vers le terrain
d’exécution… Cette combattante qui avait glorieusement lutté
pour la libération des femmes et celle de la nation
disparaissait … en nous laissant des vers pleins de la
tristesse de n’avoir pu réaliser son idéal »
.
Le pavillon devant lequel Qiu Jin a
été exécutée, à Shaoxing |
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En février 1908, selon ses vœux, ses amies
Wu Zhiying et Xu Zihua
prennent l’initiative de lui célébrer des
funérailles officielles pour l’enterrer près
du Lac de l’Ouest à Hangzhou, au pied du Pic
solitaire (孤山),
non loin de ses amis Chen Boping (陈伯平)
et Ma Zonghan (马宗汉).
Ce sont « les tombes des trois martyrs »
(“三烈士墓”).
La cérémonie attire plusieurs centaines de
personnes, et devient une véritable manifestation de
protestation publique. La tombe fut rasée et les
deux principales responsables se retrouvèrent sur la
liste |
rouge. C’est dire toute l’importance symbolique qu’avait
prise Qiu Jin.
·
Postérité
Dès le lendemain de sa mort, malgré les efforts de
sa famille et de ses amis pour préserver « leur »
réalité du personnage, biographes, écrivains et
dramaturges s’en sont emparés en présentant Qiu Jin
à l’aune de leurs propres pensées et convictions
politiques, dans le contexte de leur époque.
Entre biographies, romans et théâtre : les
différents visages de Qiu Jin
Aussitôt après sa mort, en 1908, est parue une
première biographie de Qiu Jin par son amie Wu
Zhiying (《秋女士传》),
biographie complétée d’un texte sur son « héritage »
(« Notes
sur l’héritage de madame Qiu »
《纪秋女士遗事》),
avec en annexe des « Ecrits de madame Qiu » (《秋女士遗文》)
dont un certain nombre de ses poèmes. |
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La tombe de Qiu Jin près du lac de
l’Ouest |
Le roman « Neige en juin » |
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Le poète révolutionnaire Chen Qubing (陈去病) a
ensuite écrit une biographie de Qiu Jin publiée en
1914, la « Biographie de la Chevalière du Lac
miroir » (《鉴湖女俠秋瑾传》),
où il lui rend hommage comme martyre
révolutionnaire. Mais une biographie romancée avait
été publiée trois ans auparavant : « La Neige en
juin » (《六月霜》).
Il s’agit d’un roman en douze chapitres, publié en
avril 1911, d’un certain Jing Guanzi (静观子)
qui était certainement un pseudonyme (le nom
signifie « l’observateur silencieux » ou « le témoin
silencieux »). Le titre « Neige en juin » est une
référence à la pièce « L’Injustice faite à Dou E » (《窦娥冤》),
pièce zaju du célèbre dramaturge de l’époque
Yuan Guan Hanqing (关汉卿) où
la neige au 6ème mois
est la marque céleste de l’injustice dont est
victime la malheureuse Dou E. |
Le roman serait vraisemblablement tombé dans l’oubli si, en mai
1935, le scénariste et critique littéraire A Ying (阿英)
n’avait publié, dans le n° 27 de la revue Renjianshi (《人间世》)
de Lin Yutang (林语堂), un
article intitulé « A propos du roman "Neige en juin" sur Qiu
Jin » (《关于秋瑾的一部小说〈六月霜〉》).
A sa parution, la fille de Qiu Jin, Wang Canzhi (王灿芝),
qui avait pris la direction de l’école Datong en
1927 à la demande de Xu Zihua, prend connaissance de
l’article et publie ses propres commentaires sur le
roman dans le numéro suivant du journal. Par
ailleurs, après avoir lu l’article de sa nièce, le
frère cadet de Qiu Jin publie de son côté dans la
revue Yuefeng (《越风》),
en février-mars 1936, un article sur « Le cas de
l’école Datong » (《大通学堂党案》)
où il donne des précisions sur les plans de
soulèvement de Qiu Jin.
Ni le frère et ni la fille de Qiu Yin n’avaient une
haute opinion du roman qui, selon eux, « reflétait
en partie la réalité, mais il ne fallait pas pousser
les analogies trop loin »
(“记实部分固多,而穿凿附会...”).
Pourtant, ce roman a inspiré une partie de la pièce
que le grand dramaturge Xia Yan (夏衍)
a écrite sur Qiu Jin en 1936, pièce qui a ensuite
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La fille de Qiu Jin, Wang Canzhi |
été adaptée en opéra à la fin des années 1950 et a inspiré
le très beau film de Xie Jin (谢晋)
sorti en 1984
.
A la fin des années 1930, s’est développé un courant de
romantisme littéraire mené par Guo Moruo (郭沫若) qui
a repris l’image de Qiu Jin en chevalière héroïque du lac
miroir. Mais d’autres ont retenu plutôt la militante féministe.
Ainsi, en 1939, Zhou Enlai lui-même, qui avait une affinité
particulière avec Qiu Jin parce qu’une partie de sa famille
était originaire de Shaoxing, a-t-il écrit un petit couplet à
une cousine pour lui donner Qiu Jin en exemple, en soulignant
son action de militante.
En juillet 1942, dans un article intitulé « La lutte des femmes
chinoises pour la liberté » (《中国妇女争取自由的斗争》),
Song Qingling (宋庆龄),
elle aussi, loue en Qiu Jin « l’une des plus nobles martyres
révolutionnaires » (“最崇高的革命烈士之一”).
Ce même mois de juillet 1942, Guo Moruo publie une analyse de
« La maison de poupée » d’Ibsen sous le titre de « La solution
de Nora » (《娜拉的答案》),
où il fait un parallèle entre Nora et Qiu Jin. Il y reprend
l’idée chère à Qiu Jin, et reprise par les féministes et
écrivaines chinoises des années 1920, de la « révolution
familiale » comme précondition de la révolution politique en
l’énonçant en termes de libération :
“妇女自身的解放”归入“社会的总解放”
La libération de la femme participe de la libération de la
société tout entière.
Sous le régime maoïste, Qiu Jin sera érigée en modèle pour son
action en faveur des droits des femmes, et, au moment du Grand
Bond en avant en particulier
:
en 1958, un recueil d’une quarantaine de textes en souvenir
d’elle est publié à Shanghai à l’initiative de Song Qingling et
Guo Moruo, avec une préface du second. C’est au même moment que
la pièce de Xia Yan est adaptée en opéra de Pékin. Et c’est à ce
moment-là aussi que Xie Jin commence à penser à l’adapter au
cinéma.
Qiu Jin est réapparue dans les périodes de dégel et de
renouveau, avec des rééditions de ses poèmes en 1960 et 1979, au
début de la période d’ouverture. L’année 1981, 70ème
anniversaire de la révolution Xinhai (ou révolution de 1911), a
été marquée par une « fièvre Qiu Jin » (“秋瑾热”),
avec une dizaine de représentations théâtrales (huaju et
opéra) à Pékin, Shanghai, Hangzhou, Tianjin, etc…, phénomène qui
s’est reproduit en 2011, pour le centième anniversaire de la
révolution, mais surtout avec des adaptations au cinéma et à la
télévision.
Au-delà de la réalité historique, que chacun interprète à sa
manière, Qiu Jin reste un symbole : un symbole d’héroïsme
féminin qu’elle-même a voulu laisser à la postérité.
Un symbole
Après le succès de la Révolution de 1911, Sun Yat-sen écrira une
inscription pour sa tombe et lui rendra hommage. Le bureau de
l’école Datong où elle a été arrêtée a été préservé, et
transformé en musée en 1982.
Il y avait un côté suicidaire très romantique dans son attitude
: je serai héroïne ou rien. Mais c’était aussi une femme
d’action qui a payé ses convictions de sa vie. En ce sens, elle
rappelle par bien des côtés les grandes figures féminines de la
Révolution française qui étaient aussi femmes de lettres, Olympe
de Gouges, auteur de la
« Déclaration
des droits de la femme et de la citoyenne »
ou Madame Roland, infatigable épistolière, déplorant la veulerie
des hommes de son temps (« La France était comme épuisée
d’hommes ») et bien d’autres encore, qui ont fini sur
l’échafaud.
Théroigne de Méricourt
(par Denis Auguste Marie
Raffet) |
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Elle rappelle aussi Théroigne de Méricourt, la
fabuleuse « amazone rouge »
qui, elle, n’est pas morte guillotinée simplement
parce qu’elle était devenue folle, ou prétendue
telle, et a fini ses jours à l’asile
.
Personnage haut en couleurs qui a inspiré
Baudelaire, des opéras et des pièces de théâtre, et
- dit-on – aurait été le modèle d’Eugène Delacroix
pour sa Liberté guidant le peuple.
Mais, ce qui est intéressant, c’est l’analyse du cas
de l’amazone rouge par
Elisabeth Roudinesco qui,
en 1989,
associe le destin de Théroigne de Méricourt à celui
de la Révolution : « Tant qu'elle était soutenue par
l'idéal révolutionnaire, la folie de Théroigne
pouvait rester masquée... elle
bascule dans la folie quand la Révolution bascule
dans la Terreur. »
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Ce qui pourrait s’appliquer également, avec des nuances, au cas
de Qiu Jin, éclairé aussi par la remarque de Mona Ozouf à propos
de la fin de Madame Roland : « C’est donc le théâtre de la
cruauté, sur lequel on la traîne, qui la réconcilie avec le
paraître, devenu la seule pédagogie imaginable. Le couperet
solennise et dignifie l’exhibition… »
Effectivement, dès les lendemains de son exécution, Qiu Jin est
devenue modèle et inspiratrice, sa pensée étant relayée par les
diverses publications de ses écrits, édités par ses amies et
proches, et régulièrement réédités ensuite.
Dans les études sur le féminisme, elle apparaît comme un
personnage de transition, entre la « femme de talent » (才女)
du classicisme chinois et la « femme nouvelle » (新女性)
de la Chine des années 1920-1930, qui ont toutes deux leur place
dans la littérature et l’histoire.
Mais un symbole éclipsé
En réalité, cependant, à partir de 1924, lorsque Canton a
commencé à célébrer la Journée de la femme, sous l’égide du
gouvernement nationaliste bien implanté dans la province, la
personnalité qui fut choisie comme symbole de l’esprit de
sacrifice et d’engagement révolutionnaire fut Rosa Luxembourg,
tragiquement assassinée pendant le soulèvement communiste à
Berlin en 1919. En 1927, elle était célébrée dans le Guangdong
comme l’emblème de l’idéal d’émancipation féminine et de
militantisme féministe.
A posteriori, il semble curieux qu’il n’y ait pas eu de
tentative d’inventer une tradition de révolution féminine bien
chinoise, en s’appuyant sur l’image de Qiu Jin qui en est
arrivée par la suite à être vénérée par les Nationalistes comme
par les Communistes comme l’un des personnages les plus
emblématiques de la Révolution de 1911, après Sun Yat-sen. Elle
avait sur Rosa Luxembourg l’avantage de s’être identifiée à la
tradition chinoise des guerrières et des nüxia, portant
l’épée et montant à cheval, et revendiquant l’héritage des héros
des Trois-Royaumes, et en particulier celui de l’assassin raté
du Premier Empereur, Jing Ke (荆轲)
.
Pourtant personne parmi les leaders révolutionnaires n’ont
montré le moindre intérêt pour pérenniser sa mémoire et en faire
un symbole politique. Le département central des femmes, dans le
gouvernent nationaliste, a fait une brève tentative et son nom a
été mentionné en passant dans le journal nationaliste de Canton.
Mais cela n’a pas été plus loin.
En fait, ce manque d’intérêt aurait eu pour cause l’animosité
latente des membres du Parti nationaliste à l’égard du
Guangfuhui (光复会),
ou Société de restauration, créée par Cai Yuanpei en 1904,
organisation qui a collaboré avec le Tongmenghui de Sun
Yat-sen avant 1911, mais qui s’est ensuite enlisée dans une
guerre de factions avec lui. Or Qiu Jin était bien devenue
membre du Tongmenghui à Tokyo en 1905, mais ensuite, de
retour au Zhejiang, elle a aussi mené des actions pour le
Guangfuhui dont faisait partie son cousin Xu Xilin. Quand
les différends entre les deux groupes s’exacerbèrent, en 1912,
Qiu Jin en pâtit.
Peu de temps après la Révolution de 1911, les amies de Qiu Jin
conçurent le projet de rapporter ses restes du Hunan où elle
avait été enterrée dans le cimetière de la famille de son mari,
et de lui construire un mausolée près du lac de l’Ouest à
Hangzhou, avec une épitaphe en hommage à ses activités
révolutionnaires
.
Mais, alors que la construction allait commencer, elle fut
arrêtée par Yuan Shikai qui venait d’accéder à la présidence de
la République, sous le prétexte que le mausolée éclipserait la
tombe toute proche du général Yue Fei (岳飞)
.
Sun Yat-sen est devenu après sa mort un formidable symbole
national dont la force est devenue évidente lors de ses
funérailles, en mars 1925 : une foule s’est pressée pour
accompagner sa dépouille de Pékin aux Collines de l’ouest. Le
Guangdong devint le centre de cette glorification : son portrait
fut déployé partout, des rues et des parcs furent rebaptisés à
son nom, y compris l’université de Canton, devenue université
Sun Yat-sen en 1926. En mars, le gouvernement révolutionnaire du
Guangdong a célébré le premier anniversaire de sa mort afin de
le représenter comme l’incarnation du nationalisme chinois et en
faire le père de la Révolution.
Le choix de cette icone masculine pour incarner l’identité
révolutionnaire a ipso facto empêché qu’une figure comparable de
« mère de la révolution » puisse s’imposer dans les annales de
l’histoire révolutionnaire de la Chine. Peut-être était-elle
trop poète, et pas assez politique.
Il reste donc à rendre hommage, aussi, à la femme de lettres en
Qiu Jin, et à la poétesse qui a, par ses écrits autant que par
ses actes, enflammé les esprits. Qiu Jin ne serait pas Qiu Jin
sans sa fin tragique, elle ne le serait pas non plus sans les
écrits qu’elle nous a laissés.
II. Une œuvre méconnue
Ses écrits ont quelque peu été éclipsés par l’image un peu
factice du personnage, romantique, voire martiale, souvent
privilégiée par le cinéma et la télévision
.
Ce sont eux, pourtant, qui nous livrent la part la plus profonde
de Qiu Jin. Il y a bien sûr ses pamphlets et essais politiques,
publiés dans la presse, qui traitent avec passion de
l’émancipation des femmes en en faisant un facteur déterminant
de la renaissance nationale ; mais ses écrits politiques
incluent aussi des chants féministes et des ballades
patriotiques qui relèvent de son art de poète. La poésie est
présente dans l’ensemble de ses écrits, mais aussi de sa vie.
C’est encore par un vers – brève synthèse de son existence -
qu’elle a achevé l’interrogatoire préalable à son exécution.
Poèmes
Ses amis et ses proches ont donc édité des recueils
de ses poèmes dès les lendemains de sa mort, comme
une sorte d’hommage post-mortem. Le premier,
regroupant quelques-uns de ses poèmes compilés par
Wang Zhifu, est publié en août 1907, à Tokyo. Un
recueil de poèmes est aussi édité par son amie Xu
Zihua sous le titre « Vent et pluie d’automne » (《秋风秋雨集》),
d’après le vers de Qiu Jin écrit avant son
exécution.
Ses poèmes sont des œuvres mélancoliques, écrites
« avec l’éclair et les flammes de son épée », a dit
Yang Minru. Ils sont en fait d’un style recherché,
mêlant métaphores et allusions renvoyant à la
mythologie et à l’imagerie classiques, mais
empruntant de plus en plus à la rhétorique
révolutionnaire au cours du temps. Car leur tonalité
évolue et l’on peut distinguer plusieurs phases
d’écriture qui suivent la radicalisation de sa
pensée et de son action. |
|
Le recueil de poèmes Qiu Jin ji,
réédition 1979 |
o
Au début, elle reste dans un style très classique pour évoquer
sa vie personnelle, en exaltant la beauté, mais aussi la
fragilité des fleurs, et en particulier les fleurs de
chrysanthèmes et de pruniers auxquelles elle se compare, comme
dans « Le chrysanthème mutilé » (《残菊》) :
岭梅开后晓风寒,几度添衣怕倚栏。 Les
fleurs de prunus écloses souffrent du vent d’hiver….
残菊犹能傲霜雪,休将白眼向人看。 Les
chrysanthèmes mutilés défient givre et neige……
Quand elle commence à s’intéresser à l’activité politique, ses
poèmes reflètent la tristesse de voir le pays au bord de la
ruine et son impuissance à pouvoir le sauver, toujours dans le
style de la poésie classique, avec des références mythologiques.
o
Après son arrivée au Japon, le ton change, elle chante son
exaltation, dans des poèmes plus longs, comme « Sans thème » (《失题》) qui
commence ainsi :
登天骑白龙,走山跨猛虎。
Je monte au ciel sur un dragon blanc,
et parcours la
montagne sur un tigre féroce.
叱咤风云生,精神四飞舞。
D’un cri de colère j’engendre vent et nuages,
et mon esprit virevolte en
dansant.
o
Bientôt, son ardeur se fait patriotique, et prend même des
accents guerriers, comme dans ses divers « chant du sabre » où
elle exprime son désir de verser son sang pour la patrie en
sortant son sabre de son fourreau pour faire trembler le ciel.
Elle dénonce la pourriture du système qui fait des hommes les
maîtres du pouvoir, alors qu’elle se sent bien supérieure dans
son ambition de défendre héroïquement la nation ; c’est ce
qu’elle exprime dans son célèbre poème Man Jiang Hong (《满江红》),
dont le titre est emprunté à celui d’un poème de Yue Fei (岳飞),
le fameux général des Song du Nord déplorant que l’empereur ne
l’ait pas laissé refouler les barbares ; Qiu Jin commence par
exprimer toute la mélancolie que suscite en elle la saison de la
mi-automne dans la capitale, puis continue en exprimant toute sa
rancœur contre l’injustice dont elle est victime en tant que
femme, dans de superbes vers pleins de riches assonances dont la
traduction n’est qu’indicative :
身不得,男儿列;
aptitude ou bravoure, peu importe,
心却比,男儿烈!
les hommes sont les maîtres !
算平生肝胆,因人常热,
à
ma passion tout entière, je brûle de colère.
俗夫胸襟谁识我?
qui de ces hommes vulgaires pourrait connaître mes ambitions ?
英雄末路当磨折。
l’héroïsme sans issue devient un vrai tourment.
莽红尘,何处觅知音,青衫湿! en
ce
monde pourri, où trouver âme sœur, j’en suis en pleurs !
Pierres de l'oiseau Jingwei
Le Jingweishi |
|
Qiu Jin a en outre laissé inachevé un texte intitulé
« Pierres de l'oiseau Jingwei » (Jingwei shi
《精卫石》)
qu’elle a commencé à écrire au Japon en 1905 et dont
il nous reste six des vingt chapitres du projet
initial, publiés pour la première fois en 1962 dans
une anthologie d’A Ying.
Il s’agit d’un tanci (弹词),
un genre narratif traditionnel |
originaire de Suzhou qui a la forme d’une
ballade orale faisant alterner des passages récités en prose
(en chinois parlé populaire), et des vers chantés,
accompagnés d’un instrument à cordes, traditionnellement
sanxian (三弦)
ou pipa (琵琶),
instrument à trois ou quatre cordes pincées, d’où le terme
de tanci qui signifie « poème [récité] en grattant
les cordes ».
Tenant à la fois du roman et de formes chantées dérivant de
l’opéra populaire, ce genre typiquement féminin a connu une
grande vogue sous les Ming, et jusqu’à la fin des Qing. Il était
surtout prisé des femmes qui, souvent illettrées, pouvaient
écouter le récit sans avoir à le lire. Les tanci
pouvaient être très longs, avec des parties narratives en prose
précédées d’une introduction chantée ou kaibian (“开篇”)
n’ayant souvent rien à voir avec la narration.
Qiu Jin reprend une tradition qui, sous les Qing, s’était
étendue au-delà du pur divertissement pour devenir pamphlet
socio-politique, comme le Gengzi Guobian Tanci (庚子国变弹词)
écrit en 1902 par Li Baojia (李宝嘉)
sur la Révolte des Boxers, et encore appelé « Tanci du
désastre national de 1900 ». Qiu Jin, elle, raconte l’histoire
de jeunes filles intelligentes et cultivées, mais sans autre
espoir que de finir mariées à quelque fils de marchand dépravé
mais riche. Elle consacre de longs passages, un peu didactiques,
à la dénonciation, par le biais d’un personnage, de la triste
situation des femmes, en particulier dans le chapitre 4 où sont
énoncées les sources des malheurs des femmes dans la société
chinoise de l’époque.
Elle reprend également l’alternance traditionnelle prose/poésie,
ainsi que les introductions chantées dans lesquelles elle évoque
le contexte dans lequel elle écrit, par exemple le paysage
japonais en hiver qui s’harmonise avec ses propres sentiments.
Puis, comme dans les romans traditionnels dit « à chapitres »,
elle passe à sa narration principale par une phrase rappelant le
conteur : mais retournons vite à notre histoire…
Quant à l’oiseau Jingwei, c’est un oiseau légendaire qui
essayait de remplir la mer avec des galets, donc un symbole de
ténacité et de détermination évidemment symbolique. Qiu Jin
explique son intention dans la préface en des termes célèbres :
« Tous les jours je brûle de l’encens en priant le ciel que les
femmes s’émancipent de leur situation d’esclaves et se dressent
comme des héroïnes et des braves sur l’autel de la liberté, sur
les traces madame Roland, Anita [Garibaldi], Sofia Perovskaïa
,
Harriet Beecher Stowe et Jeanne d’Arc. De tout mon cœur
j’implore mes vingt millions de compatriotes féminines d’assumer
leurs responsabilités de citoyennes.
Debout ! Debout, femmes chinoises, levez-vous ! »
Bibliographie
- Writing Women in Modern China, an Anthology of Women’s
Literature from the Early 20th Century, ed. Amy D.
Dooling and Kristina M. Torgeson, Columbia University Press,
1998, Short biography of Qiu Jin pp. 39-42 + Excerpts from
Stones of the Jingwei Bird pp. 43-78.
- Littérature chinoise, 1er trimestre 1983, « Qiu Jin : poétesse
révolutionnaire » (《革命诗人秋瑾》),
par Yang Minru (扬敏如),
pp. 24-30.
- Qiu Jin, féministe, poète et révolutionnaire, Suzanne Bernard,
Le Temps des Cerises, 2006, 118 pages.
- Qiu Jin – Pierres de l’oiseau Jingwei – femme et
révolutionnaire en Chine au XIXe siècle, Catherine Gipoulon, éd.
Des femmes, 1976, 298 p. (thèse de 3ème cycle de
chinois, université de Bordeaux juin 1975)
Représentations modernes de Qiu Jin
Wang Gongyi (王公懿),
artiste peintre née en 1946 à Tianjin, s’est fait connaître au
tout début des années 1980
par une célèbre série de sept gravures sur bois en noir et blanc
à la mémoire de Qiu Jin (《秋瑾组画》)
: ces gravures ont décroché le premier prix à la deuxième
Exposition nationale des Beaux-arts des jeunes artistes chinois
au tout début des années 1980.
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Les sept gravures de
la série Qiu Jin, par Wang Gongyi |
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La 7" gravure de la série Qiu Jin de
Wang Gongyi
Institut des Beaux-arts de Chine 中国美术学院美术馆 |
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Qiu Jin par Jiang Caiping (蒋采苹),
artiste peintre
née en
1934 à Kaifeng :
encre sur papier 1992,
National Art Museum of China (Pékin) |
Prénom lettré qui signifie « le joyau de la chambre des
femmes ». Elle abandonnera le premier caractère (guī
闺),
qui désigne les chambres réservées aux femmes dans les
maisons traditionnelles de la Chine ancienne, et, au
Japon, adoptera un autre prénom, très martial :
Jingxiong
竞雄
c’est-à-dire ‘héros rivalisant avec les héros’.
Ce célèbre lac du Zhejiang, situé près de Shaoxing,
s’appelle aussi Jinghu (镜湖),
Jing comme miroir, d’où la traduction. Jianhu
est par ailleurs un terme évoquant immédiatement
celui de jianghu, ce fameux domaine symbolique
des « rivières et des lacs » des brigands du grand
classique « Au Bord de l’eau » (《水浒传》),
avatars des chevaliers errants et assassins de Sima
Qian.
Sur la
nüxia,
chevalier errant au féminin, voir :
http://www.chinese-shortstories.com/Reperes
_historiques_Wuxia_Breve_histoire_du_wuxia_xiaoshuo_I_3a.htm
Costume d’amazone qui avait été lancé en 1767 par un
portrait de Madame du Barry par Hubert Drouais. La
France puisait son imagerie dans l’antiquité
gréco-romaine, comme la Chine puisait le sien aux
sources de la littérature de wuxia…
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