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« Jing Ke,
assassin » : une pièce de Mo Yan qui revisite l’histoire contée
par Sima Qian
par Brigitte Duzan, 31 mai 2019
Les 23, 24 et 25 mai 2019 était donnée au théâtre La Criée, à
Marseille, une pièce écrite par
Mo Yan
(莫言)
et mise en scène par Ren Ming (任鸣),
le directeur du Théâtre des arts populaires de Pékin où l’œuvre
a été créée en août 2011. C’est un événement qui mérite d’être
noté car la pièce est très intéressante et on a bien peu
l’occasion de parler du théâtre de Mo Yan, encore moins de voir
ses pièces.
Il s’agit de « Notre Jing Ke » (《我们的荆轲》),
donnée à La Criée sous le titre français « Jing Ke, assassin » ;
c’est une relecture de l’histoire de ce personnage célèbre qui,
à la fin de la période des Royaumes combattants
,
a tenté d’assassiner le roi de Qin, le futur Premier Empereur.
La pièce est inspirée des Biographies d’assassins des « Mémoires
historiques » (《史记·刺客列传》)
de Sima Qian (司马迁)
,
mais s’en distingue par la réflexion et le génie inventif de Mo
Yan.
I. Genèse de la pièce
Une trilogie théâtrale de Mo Yan
Mo Yan a expliqué qu’il s’était intéressé au théâtre dès sa
jeunesse : opéra traditionnel, mais aussi théâtre dit parlé ou
huaju (话剧).
Il a en fait écrit trois pièces de huaju qui sont des
relectures d’histoires célèbres : outre « Jing Ke », « Adieu ma
concubine » (《霸王别姬》)
et « La femme de l’ouvrier de la chaufferie » (《锅炉工的妻子》).
Mo Yan a écrit « Adieu ma concubine » à la fin des années 1990,
pour la troupe de l’Armée de l’air. Elle s’intitulait au départ
« Concerto pour piano – Adieu ma concubine » car la pièce est
située dans la période contemporaine et les trois personnages
sont devenus professeur de piano, chef d’orchestre et chauffeur
de chaufferie. Mais elle était trop longue. Il en a donc extrait
une partie et en a étoffé le sujet pour en faire une pièce
indépendante, l’histoire de l’ouvrier qui travaille à la
chaufferie.
Cette dernière pièce n’a jamais été représentée, mais « Adieu ma
concubine » dans sa forme révisée a été mise en scène et donnée
en Egypte, en Corée du Sud, en Malaisie et à Singapour. Les
trois pièces ont été publiées avec « Notre Jing Ke »
qui reste la plus achevée et celle qui a eu le plus grand nombre
de représentations des trois, bien que toujours dans la même
mise en scène.
La première ébauche de la pièce a été
écrite en huit jours. Mais, la troupe de l’Armée de l’air ayant
été supprimée, c’est le théâtre de Shenyang qui a repris le
projet. Puis, au printemps 2009, Mo Yan est invité à
l’université normale de Pékin pour une conférence et rencontre
Ren Ming qui est intéressé et propose la pièce à Zhang Heping (张和平),
directeur du Théâtre des arts du peuple de Pékin
(北京人艺剧院).
Après débat au sein de la troupe, la pièce est adoptée, mais
avec critiques et recommandations, entraînant quelques
modifications.
Après sa création dans ce théâtre en août-septembre 2011, suivie
de sa publication en octobre 2012, la pièce a été reprise en
février 2013 au National Centre of Performing Arts ou Grand
Théâtre de Pékin (国家大剧院).
Après une nouvelle édition en novembre 2017, la pièce a été
reprise en décembre au Théâtre des arts
du peuple.
L’histoire de Jing Ke selon Sima Qian
Jing Ke est le dernier des cinq assassins (刺客)
dont Sima Qian nous offre une biographie au chapitre 86 de ses
« Mémoires
Historiques », en
concluant : « De
ces cinq hommes…, certains ont réussi dans l’exécution de leur
tâche, d’autre non. Mais il est parfaitement clair qu’ils
étaient tous également déterminés dans leur objectif et sincères
dans leurs intentions. » C’est la raison pour laquelle Sima Qian
a jugé que leur nom méritait de ne pas être oublié.
L’histoire de Jing Ke selon Sima Qian
Jing Ke est le plus célèbre des cinq
,
pour la bonne raison que sa cible était la plus glorieuse :
celui qu’il devait assassiner était Ying Zheng (嬴政),
le roi de Qin et futur Premier Empereur. L’histoire se passe
après une série de guerres et d’annexions qui ont accru la
puissance du royaume de Qin. Le roi vient d’absorber les
royaumes de
Han (韩国)
et de Zhao (趙国),
en 230 et 228 avant J.C. Après l’annexion du dernier, l’armée de
Qin
investit la capitale Handan (邯郸)
qui est aux portes du royaume de Yan (燕国).
Celui-ci est alors menacé.
Pour tenter d’éviter le pire, le roi Xi de Yan (燕喜王)
envoie en otage à Qin son fils et héritier, le prince Dan (太子丹).
Mais celui-ci est maltraité et réussit à s’enfuir. A son retour
chez lui, il témoigne
de la puissance du roi de Qin, de sa brutalité et de sa cruauté.
Le constat est clair : Yan est condamné, à moins de parvenir à
éliminer le roi.
C’est dans ce contexte qu’est élaboré un plan machiavélique pour
l’assassiner malgré les précautions dont il s’entoure : même
parvenu en sa présence, personne ne peut l’approcher à moins de
dix pas.
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L’assassinat du roi de Qin, célèbre
fresque murale d’une tombe de la dynastie des Han
(la dague est plantée dans le pilier, le roi fuit,
la manche déchirée tombe) |
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La prochaine cible du roi étant, à Yan, la riche ville de
Dukang (督亢)
(dans l’actuel Hebei),
il s’agissait d’aller offrir au roi une carte de la ville,
accompagnée de la tête d’un général qui s’était enfui de Qin et
dont la tête était, justement, mise à prix : le général Fan Yuqi
(樊於期).
Celui-ci ayant généreusement offert sa tête, il ne restait plus
qu’à trouver un volontaire pour exécuter le plan.
Le choix du prince se porte alors sur Jing Ke (荆轲)
qui s’embarque
sur
la rivière Yi (易水)
accompagné du jeune homme qu’on lui avait choisi comme assistant
parce qu’il avait commis un meurtre à treize ans : Qin Wuyang (秦舞陽).
Il emportait, caché dans le rouleau de la carte, une petite
dague dont la lame était enduite de poison.
Jing Ke part en chantant :
风萧萧兮易水寒,壮士一去兮不复还
Le vent siffle, ah, le fleuve gèle ; le héros part, ah, pour ne
plus revenir.
La scène finale est un morceau de bravoure que tout Chinois
connaît au détail près.
Une scène finale légendaire
Quand les deux émissaires sont admis en présence du roi,
Qin Wuyang, pris de frayeur, se met à trembler et Jing Ke doit
expliquer qu’il n’est qu’un paysan inculte ébloui à la vue du
Fils du Ciel. Comme prévu, le roi est favorablement impressionné
par la tête de son général félon et très intéressé par la carte
de Dukang. Quand il la déroule, Jing Ke se précipite pour saisir
la dague mais le roi réussit à parer le premier coup et à se
dégager, en déchirant sa manche. Il tente ensuite de sortir son
épée de son fourreau, mais sans y parvenir : c’était une épée de
cérémonie, très longue. Des notables autour de lui, aucun
n’était armé, c’était le règlement ; quant aux gardes, ils
étaient postés à l’extérieur.
Jing Ke poursuit alors le roi qui tente de se protéger derrière
un pilier. C’est alors que le médecin royal a l’idée de frapper
Jing Ke avec son sac médical, ce qui le freine un instant, le
temps pour le roi de prendre de la distance. Aidé par les
conseils qu’on lui crie, il réussit enfin à dégainer et blesse
Jing Ke à la cuisse. Dans une dernière tentative, celui-ci jette
sa dague en direction du roi, mais celui-ci l’esquive et l’arme
va se planter dans un pilier. Le roi frappe encore Jing Ke huit
fois, le blessant mortellement. Les gardes l’achèvent, ainsi que
Qin Wuyang.
Le roi, dit Sima Qian, resta un long moment assis sur son trône,
comme hébété, avant de parvenir à recouvrer ses esprits. Mais sa
vengeance ne se fit pas attendre. En 226, l’armée du prince Dan
fut définitivement vaincue et le royaume conquis. Dans une
ultime tentative de conciliation, le roi Xi fit mettre son fils
à mort. Il l’aurait été de toute façon.
Le héros de Sima Qian : impuissant
face à une volonté d’hégémonie incontrôlable
Sima Qian décrit donc la tentative avortée de mettre fin à
l’inexorable progression de la puissance du roi de Qin. Sa
tentative d’assassinat est un acte désespéré, une ultime
tentative d’enrayer l’engrenage d’une machine de guerre
terriblement efficace, mais aussi d’une cruauté effroyable.
C’est un pouvoir sanguinaire, un pouvoir arbitraire qui, une
fois établi et l’unité réalisée, établira un régime fondé sur le
légalisme, tellement impopulaire qu’il s’effondrera au bout
d’une douzaine d’années, après avoir brûlé les livres et décimé
les lettrés, ainsi qu’une partie de la population. Les premiers
empereurs Han feront ensuite tout leur possible pour nier tout
héritage du premier Empire, en appuyant leur pouvoir sur la
force montante du confucianisme.
Jing Ke est une figure emblématique dans l’œuvre de Sima Qian,
derrière laquelle il cache certainement des éléments
autobiographiques, en particulier le sentiment d’impuissance
face au pouvoir absolu. Si Jing Ke échoue, c’est sans doute
parce qu’il était mal préparé à sa mission, les premières lignes
de l’historien le décrivant annoncent déjà sa défaite
inévitable.
Sima Qian le présente d’abord comme un lettré, féru d’arts
martiaux, donc tentant de concilier l’inconciliable, les lettres
et les armes, le wen et le wu. Le grand historien
consacre les premiers alinéas de sa biographie à montrer que
Jing Ke était un peu timoré, qu’il reculait devant un adversaire
menaçant et évitait le combat. Arrivé à deux pas de sa cible, il
la ratera et en mourra : c’était écrit depuis le début. Mais la
gloire de Jing Ke tient à son échec même.
La biographie de Sima Qian est l’œuvre d’un historien qui a vécu
lui-même une tragédie due à l’arbitraire impérial et qui donne à
réfléchir sur les drames qu’il cause. La réflexion de Mo Yan et
sa vision du personnage partent d’un point de vue différent.
II. La pièce de Mo Yan
La pièce de Mo Yan est annoncée comme une relecture
moderne de l’histoire de Jing Ke, c’est d’ailleurs
clairement indiqué sur l’affiche de la reprise de la
pièce en 2013 (对荆轲刺秦新的解读).
La pièce suit assez fidèlement la ligne narrative de
la biographie des « Mémoires historiques », y
compris dans les détails du complot final, mais en
donnant aux motivations de chacun une interprétation
personnelle, en ajoutant un personnage féminin en
miroir, et en donnant une coloration ironique, voire
burlesque, à ce qui est tragédie chez Sima Qian. Mo
Yan rapproche ainsi sa pièce de l’opéra traditionnel
chinois.
Une pièce fidèle à sa source mais avec des novations
La pièce est en dix actes, qui suivent, dans ses
grandes lignes, la progression de l’intrigue selon
Sima Qian
:
1/ En quête d’un justicier
成义.
2/ Investi de la mission
受名.
3/ La concubine en cadeau
赠姬.
4/ Décision prise
决计.
5/ Mort du général Fan
死樊.
6/ La manche déchirée
断袖.
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Publication de « Notre Jing Ke » avec
les deux autres pièces, octobre 2012 |
7/ Le vice-émissaire
副使.
8/ Mise à mort de la concubine
杀姬.
9/ Adieux pathétiques
壮别.
10/ L’assassinat de Qin
刺秦。
Affiche de la représentation
de février 2013 au NCPA à Pékin |
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Mo Yan en avait au départ écrit neuf, puis il en a
ajouté un dixième après les commentaires suivant les
premières représentations
.
L’acte ajouté est le neuvième, celui où Jing Ke, au
bord de la Yi, hésite à partir en invoquant
l’attente d’un homme « supérieur » avec lequel il
avait rendez-vous (他说在等一个高人,跟高人有约).
Cela traduit juste son état d’indécision, conforme
au caractère du personnage.
Mo Yan a surtout ajouté un personnage
supplémentaire : la concubine Yan Ji (燕姬).
L’acte 6, qui la confronte à Jing Ke, est ainsi un
acte clé, un pivot de la pièce, qui éclaire le
caractère de Jing Ke : personnage velléitaire comme
chez Sima Qian, mais dont les hésitations sont à
replacer dans le contexte de l’idée générale dont
est parti Mo Yan : une approche contemporaine des
motivations de l’assassin raté de l’histoire, fondée
sur l’ambition démesurée de se faire un nom, de
devenir célèbre et adulé. |
C’est ce désir de célébrité et de gloire (ou de
gloriole) dont Mo Yan fait le moteur de sa pièce :
c’est une caractéristique
de tous les personnages autour de Jing Ke, mais il
l’étend aussi bien à nos contemporains, c’est,
dit-il, ce qu’il observe de nos jours. D’où le titre
chinois de la pièce - Notre Jing Ke - qui
invite à se reconnaître dans le personnage. C’est le
sens de la séquence introductive, ironique : sur
scène, les trois acolytes de Jing Ke discutent entre
eux, les deux bretteurs Gao Jianli (高渐离)
et Qin Wuyang (秦舞阳)
qui deviendra vice-émissaire, plus le Boucher, de
viande de chien (狗屠) ;
ces personnages sont présentés par Mo Yan comme des
figures de bouffons (chou
丑)
dans un opéra traditionnel, Gao Jianli et le Boucher
étant des inventions. Leur première ligne pose le
contexte, qui brouille le temps et le lieu de
l’action : où sommes-nous, dit l’un ? à La Criée à
Marseille ? non à Yan, au troisième siècle avant
Jésus-Christ, répond un autre
.
Sous-entendu : cette histoire se passe
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Réédition de la pièce en 2017 |
dans la Chine ancienne, mais pourrait aussi bien se passer
ici, aujourd’hui.
Affiche de la reprise de la pièce
en novembre-décembre 2018
au Théâtre des arts populaires à Pékin |
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Ils discutent ensuite du désir de devenir célèbre,
et du grand sens moral des xia (侠),
ces valeureux bretteurs de l’antiquité chinoise que
l’on a coutume de traduire par redresseurs de tort
ou chevaliers errants, et qui tiennent un peu et des
uns et des autres, mais dont la noblesse était
surtout morale. Ici Mo Yan a une vision bien plus
prosaïque : Jing Ke est plutôt un raté qui n’est
même pas très bon en arts martiaux. Quand il entre,
il est à moitié ivre… il a des insomnies et des
migraines débilitantes, c’est à peine s’il a l’aura
d’un personnage principal. Ce sera d’ailleurs un
thème de la pièce : qui est le personnage
principal ? Le roi de Qin ou lui ?
En fait une statue du roi de Qin – calquée sur les
statues du mausolée du Premier Empereur - trône en
majesté sur la scène pendant une grande partie de la
représentation, son ombre est omniprésente comme la
statue du Commandeur dans le Don Juan de Molière.
Jing Ke est un héros tragique, qui a les doutes d’un
personnage shakespearien, mais sans en avoir la
grandeur. |
La concubine Yan Ji, invention de Mo Yan
Comme une pièce ne peut se passer de personnage
féminin, selon Mo Yan, il en a inventé un et lui a
donné un rôle de premier plan. Le héros de sa pièce,
en fait, est Yan Ji (燕姬),
dont le nom signifie littéralement "la concubine de
Yan". Personnage qui garde sa part de mystère, elle
a l’aura de toutes les grandes « beautés »
légendaires de la Chine ancienne qui ont été
confidentes et conseillères des rois et des
empereurs, jusqu’à faire tomber des souverains,
telle la célèbre Xi Shi (西施)
du 6e siècle avant J.C. nommément évoquée
dans la pièce
.
Comme Xi Shi, Yan Ji est un cadeau qui passe de main
en main. Le prince Dan l’a reçue en cadeau du roi de
Qin quand il était otage dans le royaume, puis il
s’est enfui avec son aide. Il l’offre ensuite à Jing
Ke, avec une |
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Portrait de Xi Shi par He Dazi 赫達資,
vers 1738 |
demeure somptueuse. Elle lui est présentée comme le meilleur
remède contre ses insomnies.
Yan Ji est une sorte de miroir de Jing Ke, le miroir
de sa conscience. Dans le fameux acte six qui
constitue le pivot de la narration, elle révèle Jing
Ke à lui-même en le renvoyant à la banalité et à
l’hypocrisie de ses aspirations :
“侠客的性命本来就不值钱。对于你们来说,最重要的是用不值钱的性命,换取最大的名气。”
« Une vie de chevalier, en fait, ne vaut rien ;
pour vous, le plus important est de troquer cette
vie sans valeur contre la célébrité. »
Puis elle analyse la situation en termes de théâtre,
comme dans une pièce de Shakespeare :
“你杀了眼下的秦王,他是主角,你是配角。你能杀而没杀眼下的秦王,他是配角,你是主角。既然是演戏,那当然要赚取最热烈的喝彩。世人总是更愿意垂青失败的英雄。” |
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Jing Ke et Yan Ji |
« Si, une fois parvenu devant le roi de Qin, vous
parvenez à le tuer, vous serez le héros ; sinon, ce sera
lui, le héros, et vous n’aurez que le rôle secondaire. Mais,
que vous l’ayez tué ou non, que vous ayez le beau rôle ou le
rôle secondaire, vous serez quand même chaleureusement
applaudi car le monde est toujours mieux disposé envers le
héros qui a échoué. »
Jing Ke, donc, est un héros tragique du fait même qu’il est
promis à l’échec et à la mort. Mais Yan Ji va plus loin. Dans
cette même scène, se mettant à la place du roi de Qin, elle
demande à Jing Ke ses raisons pour vouloir l’assassiner, et
contre un à un les arguments qu’il avance :
- Je
vais te tuer pour le peuple, et pour les âmes de ceux morts
injustement, avance Jing Ke ;
// L’histoire ne connaît ni la justice ni l’équité, rétorque Yan
Ji jouant le roi de Qin.
- Je
vais te tuer au nom des princes car tant que Qin existera, il
n’y aura pas de paix sous le ciel
// Mais cela ne garantira pas la paix, car ces mêmes princes se
lèveront en masse pour démembrer le royaume et il s’ensuivra des
guerres sans fin.
- Alors
je vais te tuer par reconnaissance envers le prince Dan, et pour
l’honneur des chevaliers
// Mais ce sont de misérables vermisseaux ….
Les exemples célèbres à émuler |
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A votre place, conclut Yan Ji abandonnant son jeu,
je ne le tuerais pas car le roi de Qin va anéantir
tous ces petits royaumes et unifier l’empire, c’est
à l’empereur que votre nom doit être associé, non à
celui de l’actuel roi de Qin.
Yan Ji fait donc fléchir Jing Ke dans sa résolution.
Il la tuera d’ailleurs pour cela à l’acte 8, en la
soupçonnant d’être une espionne au service de Qin,
ou d’ailleurs au service du prince Dan, pour
surveiller sa détermination, on ne sait trop. Au
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moment de partir, assailli de doute, Jing Ke se demandera
pourquoi exactement il l’a tuée.
Elle est tuée sans raison claire, sous l’impulsion du
moment, mais il est important, a dit Mo Yan, de laisser dans
une œuvre des détails qui n’ont pas d’explication, des zones
qui gardent leur mystère et résistent à la clarification
comme un poème. En fait, le personnage de Yan Ji peut aussi
être considéré comme la déconstruction de la vision
traditionnelle des femmes dans l’histoire et la culture
ancienne.
Yan Ji reste donc avec sa part de mystère, mais là
n’est pas l’important. Ce qui importe, c’est la
vraie raison de la tentative d’assassinat qu’elle a
révélée : non un quelconque désir altruiste de
justice, de vengeance ou de reconnaissance, mais
l’ambition de devenir célèbre et de passer à la
postérité comme un héros.
Le point de vue de Mo Yan
C’est ce désir de célébrité qui est le moteur des
actes de chacun et le thème principal |
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Jing Ke et le roi de Qin |
de la pièce. Dès le début, Gao Jianli déplore n’avoir
personne pour l’aider à se faire un nom :
“没有亲戚当大官,没有兄弟做大款,没有哥们是大腕,要想出名,难上难,咱只好醉生梦死度华年。”
Si on n’a pas de parents qui soient de grands fonctionnaires,
pas de frères qui gagnent beaucoup d'argent, pas de copains
influents, il est dur de dur de se faire un nom, on est condamné
à vivre dans la dèche.
Ce qui motive Jing Ke et ses trois acolytes, c’est
la perspective de sortir de l’anonymat ; ils ont
pour cela les modèles des héros antiques, et ceux
qu’a choisis Mo Yan sont justement ceux des
assassins dont les biographies précèdent celle de
Jing Ke dans le chapitre 86 des « Mémoires
historiques » - modèles de héros ambigus, dont
beaucoup ont échoué, ou ont payé leur victoire de
leur vie :
- Cao Mo (曹沫) qui
réussit – par la seule menace d’une arme - |
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Jing Ke et Yan Ji, et la statue du
roi de Qin
comme la statue du Commandeur |
à obtenir du duc Huan de Qi qu’il rende des territoires
usurpés par la force ;
- Zhuan Zhu (专诸),
l’assassin du roi Liao de Wu ;
- Yu Rang (豫讓),
assassin pour l’honneur, désireux de venger son généreux
bienfaiteur, mais qui rate son coup, en restant pur ;
- et Nie Zheng (聶政),
l’assassin du Premier Ministre du royaume de Han, le plus
tragique car une fois sa mission accomplie, il se suicide après
s’être défiguré pour que sa sœur n’ait pas à payer pour son
méfait ; mais celle-ci vient au contraire l’identifier pour que
le nom de son frère ne reste pas dans l’ombre !
Jing Ke attachant son bandeau avant
de partir |
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Echec ou succès, peu importe, comme l’a dit Yan Ji,
l’important c’est que tous ces personnages sont
restés dans l’histoire comme des héros, malheureux
ou non, tragiques certes, mais célèbres. C’est le
désir général. Après le départ de Jing Ke, même le
Boucher veut assassiner pour devenir célèbre : il
tente de tuer le roi de Yan qui le fait trucider par
ses gardes en s’exclamant :
“小小一个燕京,怎么会有这么多想出名的人?不把这些家伙消灭干净,天下就不会和平。”
« Dans une capitale aussi petite que celle de
Yan, comment peut-il y avoir |
autant de gens qui veulent devenir célèbres ? Si vous
n’éliminez pas tous ces gens-là, le monde ne connaîtra pas
la paix. »
Il y a évidemment une veine burlesque dans cette réaction du
Boucher qui est un rôle de bouffon. Mais les éléments de farce
de la pièce recouvrent une pensée plus profonde. Mo Yan lui-même
a souligné le parallèle avec aujourd’hui : le passé invite ici à
la controverse avec le présent (古为今用引争议).
“这部戏里,其实没有一个坏人。这部戏里的人,其实都是生活在我们身边的人,或者就是我们自己。我们对他人的批判,必须建立在自我批判基础上。”
« Dans ce drame, il n’y a en réalité personne de mauvais. Les
personnages sont tous des personnes qui vivent autour de nous,
ou nous-mêmes. Notre critique des autres doit être basée sur
notre autocritique. »
‘我们都是荆轲!Nous
sommes tous Jing Ke !
Dans le développement de la Chine contemporaine, la quête de la
gloire et de la fortune est générale, mais c’est vrai du monde
entier. En ce sens, nous sommes vraiment tous des Jing Ke.
Note sur la mise en scène
(La Criée, mai 2019)
La mise en scène a été épurée en simplifiant les
scènes connues, en particulier celle de
l’assassinat, et en supprimant certains détails des
indications scéniques. Elle tire sur la comédie dans
certaines scènes, comme un opéra. Le jeu de la
manche déchirée est typiquement opératique, de même
que la présence symbolique de la statue du futur
Premier Empereur sur la scène.
Ce qui semble avoir été simplifié à l’extrême est
la musique. Elle est réduite à deux thèmes
essentiels, alors que celle indiquée précisément
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Décors d’un somptueux symbolisme |
dans le livret comporte plusieurs thèmes principaux :
thème de la mort (死亡主题)
qui intervient dès le premier acte, au moment où le
valeureux Tian Guang (田光)
se tranche la gorge pour prouver son intégrité ; tambours
de guerre (战鼓声)
accompagnant les morceaux de bravoure ; thème « à la
recherche du passé » qui est le thème de Yan Ji donnée
en cadeau à Jing Ke (燕姬的主题音乐,《追昔》) ;
thème « des bateliers de Yue » (《越人歌》),
thème de l’épouvante lorsqu’ils répètent la scène de
l’assassinat (恐怖的音乐),
thème de l’ivresse (《酒狂》)
etc…
La musique indiquée est même parfois à contre-emploi, pour
souligner un effet comique : quand, par exemple, Gao Jianli
assiste à la tentative d’assassinat du Boucher, à l’acte 9, et
avoue « ne plus rien y comprendre » - la musique indiquée est
alors une … musique héroïque (壮烈的音乐).
Le Chant des bateliers de Yue (《越人歌》),
par exemple, est un chant du Sud de la Chine qui daterait du 6e
siècle avant J.C. Transcrit en Chinois, il fait partie des
textes du « Jardin des histoires » (《说苑》)
compilé par Liu Xiang (刘向)
sous les Han de l’Ouest. C’est évidemment un chant qui, évoquant
le royaume de Yue, évoque aussi la belle Xi Shi, l’un des
modèles de Yan Ji.
Le Chant des bateliers de Yue
https://www.youtube.com/watch?v=RaMdlCHLxao
La période dite des Royaumes combattants (Zhanguo
战国)
s’étend du 5e siècle avant J.C. jusqu’à
l’unification et constitution du Premier Empire par le
roi de Qin en 221 avant J.C. C’est une période de
guerres constantes pendant laquelle les divers Etats qui
occupait le territoire chinois sont peu à peu éliminés
de la carte. L’histoire de Jing Ke se passe peu avant
l’unification finale.
Restée dans l’histoire comme l’une des « Quatre grandes
beautés de la Chine ancienne », Xi Shi
a été l’instrument de la vengeance du roi Gou Jian
(勾践)
du royaume de Yue qui avait été vaincu et humilié par
son voisin Fu Chai (夫差)
du royaume de Wu. Subjugué par la belle que Gou Jian lui
avait offerte, Fu Chai sera écrasé et se suicidera
tandis que Wu sera rayé de la carte. On ne sait trop ce
qu’il advint ensuite de Xi Shi.
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