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« Jing Ke, assassin » : une pièce de Mo Yan qui revisite l’histoire contée par Sima Qian

par Brigitte Duzan, 31 mai 2019

 

Les 23, 24 et 25 mai 2019 était donnée au théâtre La Criée, à Marseille, une pièce écrite par Mo Yan (莫言) et mise en scène par Ren Ming (任鸣), le directeur du Théâtre des arts populaires de Pékin où l’œuvre a été créée en août 2011. C’est un événement qui mérite d’être noté car la pièce est très intéressante et on a bien peu l’occasion de parler du théâtre de Mo Yan, encore moins de voir ses pièces.

 

Il s’agit de « Notre Jing Ke » (《我们的荆轲》), donnée à La Criée sous le titre français « Jing Ke, assassin » ; c’est une relecture de l’histoire de ce personnage célèbre qui, à la fin de la période des Royaumes combattants [1], a tenté d’assassiner le roi de Qin, le futur Premier Empereur. La pièce est inspirée des Biographies d’assassins des « Mémoires historiques » (《史记·刺客列传》) de Sima Qian (司马迁) [2], mais s’en distingue par la réflexion et le génie inventif de Mo Yan.

 

I. Genèse de la pièce

 

Une trilogie théâtrale de Mo Yan

 

Mo Yan a expliqué qu’il s’était intéressé au théâtre dès sa jeunesse : opéra traditionnel, mais aussi théâtre dit parlé ou huaju (话剧). Il a en fait écrit trois pièces de huaju qui sont des relectures d’histoires célèbres : outre « Jing Ke », « Adieu ma concubine » (《霸王别姬》) et « La femme de l’ouvrier de la chaufferie » (《锅炉工的妻子》).

 

Mo Yan a écrit « Adieu ma concubine » à la fin des années 1990, pour la troupe de l’Armée de l’air. Elle s’intitulait au départ « Concerto pour piano – Adieu ma concubine » car la pièce est située dans la période contemporaine et les trois personnages sont devenus professeur de piano, chef d’orchestre et chauffeur de chaufferie. Mais elle était trop longue. Il en a donc extrait une partie et en a étoffé le sujet pour en faire une pièce indépendante, l’histoire de l’ouvrier qui travaille à la chaufferie [3].

 

Cette dernière pièce n’a jamais été représentée, mais « Adieu ma concubine » dans sa forme révisée a été mise en scène et donnée en Egypte, en Corée du Sud, en Malaisie et à Singapour. Les trois pièces ont été publiées avec « Notre Jing Ke » [4] qui reste la plus achevée et celle qui a eu le plus grand nombre de représentations des trois, bien que toujours dans la même mise en scène.

 

La première ébauche de la pièce a été écrite en huit jours. Mais, la troupe de l’Armée de l’air ayant été supprimée, c’est le théâtre de Shenyang qui a repris le projet. Puis, au printemps 2009, Mo Yan est invité à l’université normale de Pékin pour une conférence et rencontre Ren Ming qui est intéressé et propose la pièce à Zhang Heping (张和平), directeur du Théâtre des arts du peuple de Pékin (北京人艺剧院). Après débat au sein de la troupe, la pièce est adoptée, mais avec critiques et recommandations, entraînant quelques modifications.

 

Après sa création dans ce théâtre en août-septembre 2011, suivie de sa publication en octobre 2012, la pièce a été reprise en février 2013 au National Centre of Performing Arts ou Grand Théâtre de Pékin (国家大剧院). Après une nouvelle édition en novembre 2017, la pièce a été reprise en décembre au Théâtre des arts du peuple.  

 

L’histoire de Jing Ke selon Sima Qian

 

Jing Ke est le dernier des cinq assassins (刺客) dont Sima Qian nous offre une biographie au chapitre 86 de ses « Mémoires Historiques », en concluant : « De ces cinq hommes…, certains ont réussi dans l’exécution de leur tâche, d’autre non. Mais il est parfaitement clair qu’ils étaient tous également déterminés dans leur objectif et sincères dans leurs intentions. » C’est la raison pour laquelle Sima Qian a jugé que leur nom méritait de ne pas être oublié.

 

L’histoire de Jing Ke selon Sima Qian

 

Jing Ke est le plus célèbre des cinq [5], pour la bonne raison que sa cible était la plus glorieuse : celui qu’il devait assassiner était Ying Zheng (嬴政), le roi de Qin et futur Premier Empereur. L’histoire se passe après une série de guerres et d’annexions qui ont accru la puissance du royaume de Qin. Le roi vient d’absorber les royaumes de Han (韩国) et de Zhao (), en 230 et 228 avant J.C. Après l’annexion du dernier, l’armée de Qin investit la capitale Handan (邯郸) qui est aux portes du royaume de Yan (燕国). Celui-ci est alors menacé.

 

Pour tenter d’éviter le pire, le roi Xi de Yan (燕喜王) envoie en otage à Qin son fils et héritier, le prince Dan (太子丹). Mais celui-ci est maltraité et réussit à s’enfuir. A son retour chez lui, il témoigne de la puissance du roi de Qin, de sa brutalité et de sa cruauté. Le constat est clair : Yan est condamné, à moins de parvenir à éliminer le roi. C’est dans ce contexte qu’est élaboré un plan machiavélique pour l’assassiner malgré les précautions dont il s’entoure : même parvenu en sa présence, personne ne peut l’approcher à moins de dix pas.

 

 

L’assassinat du roi de Qin, célèbre fresque murale d’une tombe de la dynastie des Han
(la dague est plantée dans le pilier, le roi fuit, la manche déchirée tombe)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La prochaine cible du roi étant, à Yan, la riche ville de Dukang (督亢) (dans l’actuel Hebei), il s’agissait d’aller offrir au roi une carte de la ville, accompagnée de la tête d’un général qui s’était enfui de Qin et dont la tête était, justement, mise à prix : le général Fan Yuqi (樊於期). Celui-ci ayant généreusement offert sa tête, il ne restait plus qu’à trouver un volontaire pour exécuter le plan. Le choix du prince se porte alors sur Jing Ke (荆轲) qui s’embarque sur la rivière Yi (易水) accompagné du jeune homme qu’on lui avait choisi comme assistant parce qu’il avait commis un meurtre à treize ans : Qin Wuyang (秦舞陽). Il emportait, caché dans le rouleau de la carte, une petite dague dont la lame était enduite de poison.

 

Jing Ke part en chantant :

         风萧萧兮易水寒,壮士一去兮不复还

       Le vent siffle, ah, le fleuve gèle ; le héros part, ah, pour ne plus revenir.

 

La scène finale est un morceau de bravoure que tout Chinois connaît au détail près.

 

Une scène finale légendaire

 

Quand les deux émissaires sont admis en présence du roi, Qin Wuyang, pris de frayeur, se met à trembler et Jing Ke doit expliquer qu’il n’est qu’un paysan inculte ébloui à la vue du Fils du Ciel. Comme prévu, le roi est favorablement impressionné par la tête de son général félon et très intéressé par la carte de Dukang. Quand il la déroule, Jing Ke se précipite pour saisir la dague mais le roi réussit à parer le premier coup et à se dégager, en déchirant sa manche. Il tente ensuite de sortir son épée de son fourreau, mais sans y parvenir : c’était une épée de cérémonie, très longue. Des notables autour de lui, aucun n’était armé, c’était le règlement ; quant aux gardes, ils étaient postés à l’extérieur.

 

Jing Ke poursuit alors le roi qui tente de se protéger derrière un pilier. C’est alors que le médecin royal a l’idée de frapper Jing Ke avec son sac médical, ce qui le freine un instant, le temps pour le roi de prendre de la distance. Aidé par les conseils qu’on lui crie, il réussit enfin à dégainer et blesse Jing Ke à la cuisse. Dans une dernière tentative, celui-ci jette sa dague en direction du roi, mais celui-ci l’esquive et l’arme va se planter dans un pilier. Le roi frappe encore Jing Ke huit fois, le blessant mortellement. Les gardes l’achèvent, ainsi que Qin Wuyang.

 

Le roi, dit Sima Qian, resta un long moment assis sur son trône, comme hébété, avant de parvenir à recouvrer ses esprits. Mais sa vengeance ne se fit pas attendre. En 226, l’armée du prince Dan fut définitivement vaincue et le royaume conquis. Dans une ultime tentative de conciliation, le roi Xi fit mettre son fils à mort. Il l’aurait été de toute façon.

 

Le héros de Sima Qian : impuissant face à une volonté d’hégémonie incontrôlable

 

Sima Qian décrit donc la tentative avortée de mettre fin à l’inexorable progression de la puissance du roi de Qin. Sa tentative d’assassinat est un acte désespéré, une ultime tentative d’enrayer l’engrenage d’une machine de guerre terriblement efficace, mais aussi d’une cruauté effroyable.

 

C’est un pouvoir sanguinaire, un pouvoir arbitraire qui, une fois établi et l’unité réalisée, établira un régime fondé sur le légalisme, tellement impopulaire qu’il s’effondrera au bout d’une douzaine d’années, après avoir brûlé les livres et décimé les lettrés, ainsi qu’une partie de la population. Les premiers empereurs Han feront ensuite tout leur possible pour nier tout héritage du premier Empire, en appuyant leur pouvoir sur la force montante du confucianisme.

 

Jing Ke est une figure emblématique dans l’œuvre de Sima Qian, derrière laquelle il cache certainement des éléments autobiographiques, en particulier le sentiment d’impuissance face au pouvoir absolu. Si Jing Ke échoue, c’est sans doute parce qu’il était mal préparé à sa mission, les premières lignes de l’historien le décrivant annoncent déjà sa défaite inévitable.

 

Sima Qian le présente d’abord comme un lettré, féru d’arts martiaux, donc tentant de concilier l’inconciliable, les lettres et les armes, le wen et le wu. Le grand historien consacre les premiers alinéas de sa biographie à montrer que Jing Ke était un peu timoré, qu’il reculait devant un adversaire menaçant et évitait le combat. Arrivé à deux pas de sa cible, il la ratera et en mourra : c’était écrit depuis le début. Mais la gloire de Jing Ke tient à son échec même.

 

La biographie de Sima Qian est l’œuvre d’un historien qui a vécu lui-même une tragédie due à l’arbitraire impérial et qui donne à réfléchir sur les drames qu’il cause. La réflexion de Mo Yan et sa vision du personnage partent d’un point de vue différent.

 

II. La pièce de Mo Yan

 

La pièce de Mo Yan est annoncée comme une relecture moderne de l’histoire de Jing Ke, c’est d’ailleurs clairement indiqué sur l’affiche de la reprise de la pièce en 2013 (对荆轲刺秦新的解读). La pièce suit assez fidèlement la ligne narrative de la biographie des « Mémoires historiques », y compris dans les détails du complot final, mais en donnant aux motivations de chacun une interprétation personnelle, en ajoutant un personnage féminin en miroir, et en donnant une coloration ironique, voire burlesque, à ce qui est tragédie chez Sima Qian. Mo Yan rapproche ainsi sa pièce de l’opéra traditionnel chinois.

 

Une pièce fidèle à sa source mais avec des novations

 

La pièce est en dix actes, qui suivent, dans ses grandes lignes, la progression de l’intrigue selon Sima Qian [6] :

1/ En quête d’un justicier 成义. 2/ Investi de la mission 受名. 3/ La concubine en cadeau 赠姬. 4/ Décision prise 决计.

5/ Mort du général Fan 死樊. 6/ La manche déchirée 断袖.

 

Publication de « Notre Jing Ke » avec

les deux autres pièces, octobre 2012

7/ Le vice-émissaire 副使. 8/ Mise à mort de la concubine 杀姬. 9/ Adieux pathétiques 壮别.

10/ L’assassinat de Qin 刺秦。

 

Affiche de la représentation

de février 2013 au NCPA à Pékin

 

Mo Yan en avait au départ écrit neuf, puis il en a ajouté un dixième après les commentaires suivant les premières représentations [7]. L’acte ajouté est le neuvième, celui où Jing Ke, au bord de la Yi, hésite à partir en invoquant l’attente d’un homme « supérieur » avec lequel il avait rendez-vous (他说在等一个高人,跟高人有约). Cela traduit juste son état d’indécision, conforme au caractère du personnage.

 

Mo Yan a surtout ajouté un personnage supplémentaire : la concubine Yan Ji (). L’acte 6, qui la confronte à Jing Ke, est ainsi un acte clé, un pivot de la pièce, qui éclaire le caractère de Jing Ke : personnage velléitaire comme chez Sima Qian, mais dont les hésitations sont à replacer dans le contexte de l’idée générale dont est parti Mo Yan : une approche contemporaine des motivations de l’assassin raté de l’histoire, fondée sur l’ambition démesurée de se faire un nom, de devenir célèbre et adulé.

 

C’est ce désir de célébrité et de gloire (ou de gloriole) dont Mo Yan fait le moteur de sa pièce : c’est une caractéristique

de tous les personnages autour de Jing Ke, mais il l’étend aussi bien à nos contemporains, c’est, dit-il, ce qu’il observe de nos jours. D’où le titre chinois de la pièce - Notre Jing Ke - qui invite à se reconnaître dans le personnage. C’est le sens de la séquence introductive, ironique : sur scène, les trois acolytes de Jing Ke discutent entre eux, les deux bretteurs Gao Jianli (高渐离) et Qin Wuyang (秦舞阳) qui deviendra vice-émissaire, plus le Boucher, de viande de chien (狗屠) ; ces personnages sont présentés par Mo Yan comme des figures de bouffons (chou ) dans un opéra traditionnel, Gao Jianli et le Boucher étant des inventions. Leur première ligne pose le contexte, qui brouille le temps et le lieu de l’action : où sommes-nous, dit l’un ? à La Criée à Marseille ? non à Yan, au troisième siècle avant Jésus-Christ, répond un autre [8]. Sous-entendu : cette histoire se passe

 

Réédition de la pièce en 2017

dans la Chine ancienne, mais pourrait aussi bien se passer ici, aujourd’hui. 

 

Affiche de la reprise de la pièce

en novembre-décembre 2018
au Théâtre des arts populaires à Pékin

 

Ils discutent ensuite du désir de devenir célèbre, et du grand sens moral des xia (), ces valeureux bretteurs de l’antiquité chinoise que l’on a coutume de traduire par redresseurs de tort ou chevaliers errants, et qui tiennent un peu et des uns et des autres, mais dont la noblesse était surtout morale. Ici Mo Yan a une vision bien plus prosaïque : Jing Ke est plutôt un raté qui n’est même pas très bon en arts martiaux. Quand il entre, il est à moitié ivre… il a des insomnies et des migraines débilitantes, c’est à peine s’il a l’aura d’un personnage principal. Ce sera d’ailleurs un thème de la pièce : qui est le personnage principal ? Le roi de Qin ou lui ?

 

En fait une statue du roi de Qin – calquée sur les statues du mausolée du Premier Empereur - trône en majesté sur la scène pendant une grande partie de la représentation, son ombre est omniprésente comme la statue du Commandeur dans le Don Juan de Molière. Jing Ke est un héros tragique, qui a les doutes d’un personnage shakespearien, mais sans en avoir la grandeur.

 

La concubine Yan Ji, invention de Mo Yan

 

Comme une pièce ne peut se passer de personnage féminin, selon Mo Yan, il en a inventé un et lui a donné un rôle de premier plan. Le héros de sa pièce, en fait, est Yan Ji (燕姬), dont le nom signifie littéralement "la concubine de Yan". Personnage qui garde sa part de mystère, elle a l’aura de toutes les grandes « beautés » légendaires de la Chine ancienne qui ont été confidentes et conseillères des rois et des empereurs, jusqu’à faire tomber des souverains, telle la célèbre Xi Shi (西施) du 6e siècle avant J.C. nommément évoquée dans la pièce [9].

 

Comme Xi Shi, Yan Ji est un cadeau qui passe de main en main. Le prince Dan l’a reçue en cadeau du roi de Qin quand il était otage dans le royaume, puis il s’est enfui avec son aide. Il l’offre ensuite à Jing Ke, avec une

 

Portrait de Xi Shi par He Dazi 赫達資,

vers 1738

demeure somptueuse. Elle lui est présentée comme le meilleur remède contre ses insomnies.

 

Yan Ji est une sorte de miroir de Jing Ke, le miroir de sa conscience. Dans le fameux acte six qui constitue le pivot de la narration, elle révèle Jing Ke à lui-même en le renvoyant à la banalité et à l’hypocrisie de ses aspirations :

 

“侠客的性命本来就不值钱。对于你们来说,最重要的是用不值钱的性命,换取最大的名气。

« Une vie de chevalier, en fait, ne vaut rien ; pour vous, le plus important est de troquer cette vie sans valeur contre la célébrité. »

 

Puis elle analyse la situation en termes de théâtre, comme dans une pièce de Shakespeare :

你杀了眼下的秦王,他是主角,你是配角。你能杀而没杀眼下的秦王,他是配角,你是主角。既然是演戏,那当然要赚取最热烈的喝彩。世人总是更愿意垂青失败的英雄。

 

Jing Ke et Yan Ji

« Si, une fois parvenu devant le roi de Qin, vous parvenez à le tuer, vous serez le héros ; sinon, ce sera lui, le héros, et vous n’aurez que le rôle secondaire. Mais, que vous l’ayez tué ou non, que vous ayez le beau rôle ou le rôle secondaire, vous serez quand même chaleureusement applaudi car le monde est toujours mieux disposé envers le héros qui a échoué. »

 

Jing Ke, donc, est un héros tragique du fait même qu’il est promis à l’échec et à la mort. Mais Yan Ji va plus loin. Dans cette même scène, se mettant à la place du roi de Qin, elle demande à Jing Ke ses raisons pour vouloir l’assassiner, et contre un à un les arguments qu’il avance :

-   Je vais te tuer pour le peuple, et pour les âmes de ceux morts injustement, avance Jing Ke ;

// L’histoire ne connaît ni la justice ni l’équité, rétorque Yan Ji jouant le roi de Qin.

-   Je vais te tuer au nom des princes car tant que Qin existera, il n’y aura pas de paix sous le ciel

// Mais cela ne garantira pas la paix, car ces mêmes princes se lèveront en masse pour démembrer le royaume et il s’ensuivra des guerres sans fin.

-   Alors je vais te tuer par reconnaissance envers le prince Dan, et pour l’honneur des chevaliers

// Mais ce sont de misérables vermisseaux ….

 

Les exemples célèbres à émuler

 

A votre place, conclut Yan Ji abandonnant son jeu, je ne le tuerais pas car le roi de Qin va anéantir tous ces petits royaumes et unifier l’empire, c’est à l’empereur que votre nom doit être associé, non à celui de l’actuel roi de Qin.

 

Yan Ji fait donc fléchir Jing Ke dans sa résolution. Il la tuera d’ailleurs pour cela à l’acte 8, en la soupçonnant d’être une espionne au service de Qin, ou d’ailleurs au service du prince Dan, pour surveiller sa détermination, on ne sait trop. Au

moment de partir, assailli de doute, Jing Ke se demandera pourquoi exactement il l’a tuée. Elle est tuée sans raison claire, sous l’impulsion du moment, mais il est important, a dit Mo Yan, de laisser dans une œuvre des détails qui n’ont pas d’explication, des zones qui gardent leur mystère et résistent à la clarification comme un poème. En fait, le personnage de Yan Ji peut aussi être considéré comme la déconstruction de la vision traditionnelle des femmes dans l’histoire et la culture ancienne.  

 

Yan Ji reste donc avec sa part de mystère, mais là n’est pas l’important. Ce qui importe, c’est la vraie raison de la tentative d’assassinat qu’elle a révélée : non un quelconque désir altruiste de justice, de vengeance ou de reconnaissance, mais l’ambition de devenir célèbre et de passer à la postérité comme un héros.

 

Le point de vue de Mo Yan

 

C’est ce désir de célébrité qui est le moteur des actes de chacun et le thème principal

 

Jing Ke et le roi de Qin

de la pièce. Dès le début, Gao Jianli déplore n’avoir personne pour l’aider à se faire un nom : 

“没有亲戚当大官,没有兄弟做大款,没有哥们是大腕,要想出名,难上难,咱只好醉生梦死度华年。

Si on n’a pas de parents qui soient de grands fonctionnaires, pas de frères qui gagnent beaucoup d'argent, pas de copains influents, il est dur de dur de se faire un nom, on est condamné à vivre dans la dèche.

 

Ce qui motive Jing Ke et ses trois acolytes, c’est la perspective de sortir de l’anonymat ; ils ont pour cela les modèles des héros antiques, et ceux qu’a choisis Mo Yan sont justement ceux des assassins dont les biographies précèdent celle de Jing Ke dans le chapitre 86 des « Mémoires historiques » - modèles de héros ambigus, dont beaucoup ont échoué, ou ont payé leur victoire de leur vie :

- Cao Mo (曹沫) qui réussit – par la seule menace d’une arme -

 

Jing Ke et Yan Ji, et la statue du roi de Qin

comme la statue du Commandeur

à obtenir du duc Huan de Qi qu’il rende des territoires usurpés par la force ;

- Zhuan Zhu (专诸), l’assassin du roi Liao de Wu ;

- Yu Rang (豫讓), assassin pour l’honneur, désireux de venger son généreux bienfaiteur, mais qui rate son coup, en restant pur ;

- et Nie Zheng (聶政), l’assassin du Premier Ministre du royaume de Han, le plus tragique car une fois sa mission accomplie, il se suicide après s’être défiguré pour que sa sœur n’ait pas à payer pour son méfait ; mais celle-ci vient au contraire l’identifier pour que le nom de son frère ne reste pas dans l’ombre !

 

Jing Ke attachant son bandeau avant de partir

 

Echec ou succès, peu importe, comme l’a dit Yan Ji, l’important c’est que tous ces personnages sont restés dans l’histoire comme des héros, malheureux ou non, tragiques certes, mais célèbres. C’est le désir général. Après le départ de Jing Ke, même le Boucher veut assassiner pour devenir célèbre : il tente de tuer le roi de Yan qui le fait trucider par ses gardes en s’exclamant :

“小小一个燕京,怎么会有这么多想出名的人?不把这些家伙消灭干净,天下就不会和平。

« Dans une capitale aussi petite que celle de Yan, comment peut-il y avoir

autant de gens qui veulent devenir célèbres ? Si vous n’éliminez pas tous ces gens-là, le monde ne connaîtra pas la paix. »

 

Il y a évidemment une veine burlesque dans cette réaction du Boucher qui est un rôle de bouffon. Mais les éléments de farce de la pièce recouvrent une pensée plus profonde. Mo Yan lui-même a souligné le parallèle avec aujourd’hui : le passé invite ici à la controverse avec le présent (古为今用引争议).  

“这部戏里,其实没有一个坏人。这部戏里的人,其实都是生活在我们身边的人,或者就是我们自己。我们对他人的批判,必须建立在自我批判基础上。

« Dans ce drame, il n’y a en réalité personne de mauvais. Les personnages sont tous des personnes qui vivent autour de nous, ou nous-mêmes. Notre critique des autres doit être basée sur notre autocritique. »

 ‘我们都是荆轲!Nous sommes tous Jing Ke !

 

Dans le développement de la Chine contemporaine, la quête de la gloire et de la fortune est générale, mais c’est vrai du monde entier. En ce sens, nous sommes vraiment tous des Jing Ke.

 

Note sur la mise en scène

(La Criée, mai 2019)

 

La mise en scène a été épurée en simplifiant les scènes connues, en particulier celle de l’assassinat, et en supprimant certains détails des indications scéniques. Elle tire sur la comédie dans certaines scènes, comme un opéra. Le jeu de la manche déchirée est typiquement opératique, de même que la présence symbolique de la statue du futur Premier Empereur sur la scène.

 

Ce qui semble avoir été simplifié à l’extrême est la musique. Elle est réduite à deux thèmes essentiels, alors que celle indiquée précisément

 

Décors d’un somptueux symbolisme

dans le livret comporte plusieurs thèmes principaux : thème de la mort (死亡主题) qui intervient dès le premier acte, au moment où le valeureux Tian Guang (田光) se tranche la gorge pour prouver son intégrité ; tambours de guerre (战鼓声) accompagnant les morceaux de bravoure ; thème « à la recherche du passé » qui est le thème de Yan Ji donnée en cadeau à Jing Ke (燕姬的主题音乐,《追昔》) ; thème « des bateliers de Yue » (《越人歌》), thème de l’épouvante lorsqu’ils répètent la scène de l’assassinat (恐怖的音乐), thème de l’ivresse (《酒狂》) etc… 

 

La musique indiquée est même parfois à contre-emploi, pour souligner un effet comique : quand, par exemple, Gao Jianli assiste à la tentative d’assassinat du Boucher, à l’acte 9, et avoue « ne plus rien y comprendre » - la musique indiquée est alors une … musique héroïque (壮烈的音乐). 

 

Le Chant des bateliers de Yue (《越人歌》), par exemple, est un chant du Sud de la Chine qui daterait du 6e siècle avant J.C. Transcrit en Chinois, il fait partie des textes du « Jardin des histoires » (《说苑》) compilé par Liu Xiang (刘向) sous les Han de l’Ouest. C’est évidemment un chant qui, évoquant le royaume de Yue, évoque aussi la belle Xi Shi, l’un des modèles de Yan Ji.

 

Le Chant des bateliers de Yue https://www.youtube.com/watch?v=RaMdlCHLxao

 

 

[1] La période dite des Royaumes combattants (Zhanguo 战国) s’étend du 5e siècle avant J.C. jusqu’à l’unification et constitution du Premier Empire par le roi de Qin en 221 avant J.C. C’est une période de guerres constantes pendant laquelle les divers Etats qui occupait le territoire chinois sont peu à peu éliminés de la carte. L’histoire de Jing Ke se passe peu avant l’unification finale.

[2] Sur Sima Qian et les Biographies d’assassins des Mémoires historiques, voir :

http://www.chinese-shortstories.com/Reperes_historiques_Wuxia_Breve_histoire_du_wuxia_

xiaoshuo_I_2.htm

[3] Comme il l’a expliqué dans un entretien avec le professeur Zhang Tongdao (张同道) :

http://www.zgwypl.com/index.php?m=content&c=index&a=show&catid=286&id=40226

[4] Le texte des trois pièces (en chinois) est disponible en ligne, avec introduction, photo des représentations et interviews :  http://moyan.xiaoshuofen.com/1873/

[5] L’histoire a donné lieu à diverses adaptations cinématographiques dont :

-           L’empereur et l’assassin《荆柯刺秦王》de Chen Kaige, 1999

-           Hero 《英雄》de Zhang Yimou, 2002.

[6] La traduction est celle des intertitres de Chantal Chen-Andro, traductrice de la pièce pour les représentations à La Criée.

[7] Selon l’entretien de l’auteur avec Zhang Tongdao, voir note 3.

[8] C’est une adaptation de la première ligne de la pièce, qui varie en fonction du lieu où elle est représentée.

[9] Restée dans l’histoire comme l’une des « Quatre grandes beautés de la Chine ancienne », Xi Shi a été l’instrument de la vengeance du roi Gou Jian (勾践) du royaume de Yue qui avait été vaincu et humilié par son voisin Fu Chai (夫差) du royaume de Wu. Subjugué par la belle que Gou Jian lui avait offerte, Fu Chai sera écrasé et se suicidera tandis que Wu sera rayé de la carte. On ne sait trop ce qu’il advint ensuite de Xi Shi.

 

 

     

 

 

 

 

 

 

     

 

 

 

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