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Wang Dulu 王度庐

1909-1977

Présentation

par Brigitte Duzan, 11 mai 2014

    

Wang Dulu (王度庐) est aujourd’hui célébré comme l’un des « quatre grands écrivains de wuxia de l’Ecole du nord de la République de Chine »  (民国北派武侠四大家), avec Li Shoumin (李守民), plus connu sous son nom de plume de Huanzhu Louzhu (还珠楼主), Gong Baiyu (宮白羽) et Zheng Zhengyin (郑证因) (1).

     

A sa morten 1977, pourtant, personne ne se souvenait plus guère de Wang Dulu : il n’avait rien écrit ni publié depuis 1949 ; et, si quelqu’un en gardait quelque souvenir, c’était sans doute celui d’un auteur de romans d’amour et de wuxia romancés totalement dépassés.

     

Il a fallu attendre l’an 2000 et le succès mondial du film d’Ang Lee (李安) adapté de l’un de ses romans, « Tigre et dragon » (《卧虎藏龙》), pour qu’on relise son œuvre et qu’on la redécouvre. Mais Wang Dulu était tellement peu

 

Wang Dulu

connu à l’époque qu’un éditeur astucieux a pu publier deux romans inspirés de son œuvre en faisant croire que le film en était une adaptation ; mieux, l’auteur de ces plagiats pensait que l’auteur des romans dont il n’avait fait que conter l’histoire était un écrivain de la fin du dix-neuvième siècle…

     

Ang Lee aura contribué à rendre une certaine notoriété à Wang Dulu, mais son œuvre reste à découvrir, une œuvre conditionnée par les dures conditions d’existence qui furent les siennes.

     

Enfance pauvre, triste existence

     

Famille mandchoue

     

Wang Dulu – nom de plume de Wang Baoxiang (王葆祥) - est né en 1909 à Pékin dans une famille mandchoue de condition très modeste. Cette origine ethnique aura une grande influence sur son œuvre ; on en retrouvera de nombreuses traces dans ses personnages et ses intrigues.

     

Son père faisait partie du personnel auquel était confiée la garde des voitures de la cour impériale. Il meurt en 1916, laissant la famille totalement démunie. La mère et la sœur aînée du jeune Baoxiang font de la couture pour subvenir aux besoins essentiels, il les aide comme il peut. A douze ans, il se fait embaucher comme vendeur dans un magasin de lunettes, puis entre au service d’un petit officier. Mais sa santé précaire ne lui permet pas de continuer.

     

Il réussit quand même à poursuivre ses études jusqu’au lycée, qu’il termine en 1924. Il continue alors à étudier seul, en gagnant de quoi vivre comme précepteur et instituteur occasionnel. En même temps, il commence à publier dans des journaux.

     

1931-1937 : Débuts timides d’écrivain

     

Wang Dulu, son épouse Li Danquan

et ses trois enfants

 

En 1931, il est embauché par le rédacteur en chef d’un nouveau quotidien pékinois, le Xiaoxiaoribao (《小小日报》) ; il y publie des récits policiers sous le pseudonyme de Xiao Yu (霄羽) – le nom de courtoisie que lui avait donné son père - et de courtes critiques signées Liu Jin (柳今).

     

En 1934, il part à Xi’an où il entre comme lecteur (编审) au bureau de l’enseignement du Shaanxi, et travaille comme rédacteur au journal Minyibao (《民意报》). L’année suivante, il épouse Li Danquan (李丹荃). En 1936, il revient à Pékin (alors Beiping) avec son épouse, et vit de ses écrits, poèmes et courts romans à épisodes.

      

Au printemps 1937, les deux époux vont s’installer à Qingdao, bientôt occupée par l’armée japonaise : la ville tombe le 10 janvier 1938 et ne sera libérée qu’en 1945. C’est là, pourtant, entre juin 1938 et avril 1949, que Wang Dulu va

publier l’ensemble de son œuvre, dans la presse locale.

                

1938-1949 : Intense travail de publication

     

Ce travail d’écriture et de publication, pendant ces onze années, se scinde en deux périodes, pendant l’occupation de la ville par les Japonais et après.

     

1. Une grande partie de son œuvre, et la plus importante, soit douze romans, est publiée entre juin 1938 et l’été 1945 dans le Xinminbao de Qingdao (《青岛新民报》), journal alors contrôlé par les Japonais qui cherchaient, justement, à y publier des œuvres susceptibles d’attirer les lecteurs. A partir d’avril 1939, il publie pratiquement chaque jour un épisode d’un roman de wuxia, et un autre d’un roman d’amour, ce dernier sous le pseudonyme de XiaoYu (霄羽). Wang Dulu est partagé entre ces deux orientations : deux emplois pour le même cœur, a-t-on dit (一心二用).

     

Par ailleurs, à partir de 1940, il écrit tout en enseignant, dans deux collèges de filles de Qingdao, un collège religieux et un collège municipal. Au début de l’été 1945, il commence à publier en feuilleton, dans le Minzhibao (《民治报》), le roman de wuxia « Sabre d’or, pendant de jade » (《金刀玉佩记》) (2). Mais il reste inachevé. C’est la fin de la guerre.

     

2. Qingdao est finalement libérée de l’occupation japonaise en septembre 1945. Wang Dulu est engagé comme scribe par l’union des petits commerçants de la ville, mais sa principale occupation reste l’écriture.

     

De l’automne 1945 au milieu de l’année 1949, il publie une quinzaine de romans, dont onze de wuxia, les derniers restés inachevés. L’armée de Libération entre en effet dans Qingdao au début de juin

 

Pendant de jade (yùpèi玉佩)

1949. A l’avènement du régime communiste, l’œuvre de Wang Dulu n’a plus cours. Il cesse d’écrire.

            

1949-1977 : le Nord-Est et la mort

      

L’une des dernières photos de Wang Dulu, avec sa fille Wang Qin

 

En 1949, il part à Dalian où est mutée son épouse. Il y travaille au bureau de l’enseignement de l’administration préfectorale, et enseigne le chinois à l’Ecole normale. Puis, en 1953, le couple déménage à Shenyang où Wang Dulu devient professeur de chinois au collège expérimental du Dongbei (aujourd’hui collège expérimental du Liaoning 辽宁省实验中学).

     

En 1956, il devient membre de l’Association chinoise pour la promotion de la démocratie (中国民主促进会). Il est en outre élu représentant du peuple de la ville de Shenyang à l’Assemblée nationale.

    

En 1966, au début de la Révolution culturelle, il est attaqué et conspué. Au printemps 1970, il est envoyé avec son épouse travailler dans une commune populaire du district de Changtu (昌图县) de la ville de Tieling (铁岭市), dans le

nord-est du Liaoning. En 1974, les deux époux s’installent à Tieling.

              

Wang Dulu y meurt le 12 février 1977, laissant deux enfants, l’aîné, Wang Ying (王膺), étant mort en 1974 : une fillette, Wang Qin (王芹), et un petit garçon, Wang Hong (王宏).

     

Une place à part dans la littérature de wuxia

     

Wang Dulu est bien l’un des « cinq grands maîtres de l’Ecole du Nord du wuxia », mais il n’a pas écrit que des romans de wuxia.

     

Le wuxia tragique

     

Il a également signé de véritables romans d’amour, des « romances sociales » ou romans de mœurs  (社会言情小说) aux histoires tragiques, dont on retrouve des échos dans son œuvre de wuxia qui en est comme une extension : c’est ce qu’on a appelé des « romances tragiques de wuxia » (武侠言情悲剧小说). Wang Dulu renouvelle le genre du wuxia en doublant d’histoires d’amour les intrigues habituelles, construites sur des thèmes d’amitiés indéfectibles, de haines et de vengeances à assouvir ; ce sont les tourments affectifs des personnages qui prennent le premier plan dans ses romans. Il voyait d’ailleurs le roman de wuxia comme un genre à fin de divertissement, pour un public populaire.

     

C’est d’ailleurs l’une des raisons qui ont fait considérer Wang Dulu pendant longtemps comme un écrivain peu sérieux, et son œuvre proche de cette littérature des « canards mandarins et papillons » (鸳鸯蝴蝶)  décriée par les intellectuels et critiques littéraires chinois à partir du mouvement du 4 mai. Pour les communistes ensuite, l’œuvre de Wang Dulu aura un double caractère rédhibitoire : romans de chevaliers errants doublés de romans d’amours tragiques de type « féodal ».

     

Il est vrai que les héros ont le cœur sensible et la larme facile, chez Wang Dulu, mais ce côté populaire est compensé par une grande originalité dans la peinture des personnages, et le style général, qui le démarquent de ses pairs de Chine continentale comme de Hong Kong et Taiwan.

     

L’historien de la littérature Zhang Gansheng (张赣生), spécialiste du roman populaire chinois moderne (3), a souligné, dans la préface du premier tome de la pentalogiedite « de la grue de fer », les qualités intrinsèques qu’il faut savoir découvrir dans l’œuvre de Wang Dulu, au-delà d’une lecture rapide :

     

« Wang Dulu a créé une forme parfaite et accomplie du roman d’amour et de chevalerie, et en cela, il apparaît comme le maître fondateur de toute une génération. […] Il excelle dans l’art de décrire les tragédies romantiques du monde de la chevalerie. […] Dans ses romans, il ne se contente pas simplement de décrire les scènes d’arts martiaux et les hauts faits de chevalerie : la générosité chevaleresque devient le sang et l’âme même de ses personnages chevaliers. Ses tragédies romantiques ne tombent pas non plus dans de banales histoires d’attachement et d’attirance compromises par de viles personnes : il faut fouiller au plus profond du caractère et de la personnalité des personnages, qui résultent souvent d’une longue influence des vertus martiales et des principes de chevalerie. Dans un contexte compliqué, les tragédies romantiques chevaleresques causées par le caractère autodestructeur des personnages se révèlent particulièrement émouvantes. Cela inclut toutes les douleurs du vécu de l’auteur et les expériences profondes de la vie humaine : les augures réels ou imaginaires de conflit armé, la loi naturelle des tourments amoureux, le cycle des vies humaines. » (4)

     

Spécialiste des romans de wuxiaaux intrigues fondées sur des ressorts psychologiques et logiques, Gu Long (古龙) a d’ailleurs déclaré avoir une préférence marquée pour les récits de Wang Dulu, aux antipodes, en particulier, de ceux de Jin Yong (金庸) fondés sur des trames historiques complexes. Il y a beaucoup moins de suspense chez Wang Dulu, ses histoires sont beaucoup plus simples, sans retournements de situations imprévus. Les scènes de combat ne sont pas son fort non plus. Ce qui l’intéresse bien plus, ce sont les errances sentimentales de ses protagonistes : l’action est menée par la logique des sentiments des personnages

     

C’est le cas, en particulier, dans sa célèbre pentalogie dont Ang Lee a adapté le quatrième volet, autrement dit la série dite « de la grue de fer » (鹤-铁系列”).

     

La pentalogie de la grue de fer

     

Wang Dulu a commencé à publier des romans dewuxia à partir de 1938, en feuilleton dans le journal Xinminbao de Qingdao (《青岛新民报》). Le tout premier,publié de juin à novembre 1938, fut « Le chevalier errant par monts et par vaux » (《河岳游侠传》) (5). C’est aussitôt après que Wang Dulu commença la publication de ce qui est maintenant le second volet de la pentalogie : « L’épée précieuse, l’épingle d’or » (《宝剑金钗记》).

     

En effet, il n’a pas écrit les cinq volumes dans l’ordre chronologique des histoires telles que nous les connaissons. Il n’avait aucunement l’idée d’écrire une suite de romans, il s’est laissé conduire comme spontanément par son imagination, chaque roman étant l’histoire d’un couple malheureux, en lutte pour sauvegarder à la fois l’honneur et l’amour.

    

1. Petite grue effraie Kunlun (《鹤惊昆仑》) :

Troisième roman de la série à avoir été écrit, en 20 chapitres.

Publié en feuilleton d’avril 1940 à mars 1941.

Histoire de Jiang Xiaohe, ou "petite grue" (江小鹤), et Aluan (阿鸾)

     

Nous sommes à la fin de la dynastie des Qing. Le chef de la secte Kunlun, maître Bao Zhenfei (鲍振飞), a tué l’un de ses disciples dans un accès de colère parce que celui-ci avait entretenu des relations avec une femme mariée. Il envisage aussi d’éliminer le fils du mort, Jiang Xiaohe, pour éviter qu’il veuille

 

Petite grue effraie Kunlun (édition 1987)

ensuite venger son père. Mais Xiaohe parvient à s’enfuir ; ayant rencontré un maître d’arts martiaux du mont Jiuhua (九华山) (6), celui-ci le prend sous sa protection et lui enseigne les arts martiaux.

    

Douze ans plus tard, Jiang Xiaohe a maintenant 26 ans, et il songe à venger son père. Mais il est amoureux de son amie d’enfance, Aluan, qui est aussi la petite-fille de Bao. Il trouve un allié dans un jeune expert en arts martiaux, mais celui-ci a un disciple que Bao a chargé d’éliminer Xiaohe en échange de la main de sa fille…

     

Finalement, Aluan décide de se suicider en échange de la vie de son grand-père. Xiaohe arrive trop tard pour la sauver, et Bao, pris de remords, se suicide à son tour. Jiang Xiaohe revient au mont Jiuhua pour y vivre en ermite, mais, rebaptisé Jiang Nanhe, ou "grue du sud"(江南鹤),  il devient ensuite un chevalier errant, combattant le mal et secourant les faibles.

     

2.L’épée précieuse, l’épingle d’or (《宝剑金钗》) :

Premier roman de la série à avoir été écrit, en 34 chapitres.

Publié en feuilleton de novembre 1938 à avril 1939.

Histoire deLi Mubai (李慕白), Meng Sizhao (孟思昭) et Yu Xiulian(俞秀莲). C’est un drame moral, quasiment cornélien, reposant sur le conflit entre le sens de ce qui est juste () et les sentiments (). Il est en contrepoint, aussi, des romans suivants.

    

Le récit commence trente ans après la retraite de Jiang Xiaohe au mont Jiuhua. Le lien avec le roman précédent se fait par le biais de deux amis de Xiaohe : l’un est le père de Li Mubai, l’autre son maître d’armes, Ji Guangjie. Et, à la fin du roman, alors que Li Mubai a été jeté en prison, c’est Jiang Nanhe qui vient l’en tirer.

     

Le jeune Li Mubai est tombé amoureux de Yu Xiulian, la fille du chef d’une agence de sécurité qui est également

 

L’épée précieuse, l’épingle d’or

experte en arts martiaux. Mais il apprend bientôt qu’elle a été promise en mariage au fils d’un ami père de Xiulian qui vit dans une autre ville, Meng Sizhao. Il décide de partir à la capitale. De son côté, comme le père de Xiulian se sent menacé, il décide de conduire sa fille avec sa mère dans la famille Meng. En chemin, ils sont victimes d’une attaque de bandits. Li Mubai se trouve passer par là en route pour Pékin, et leur prête main-forte. Après la mort du père, Li Mubai conduit les deux femmes chez les Meng. Mais, quand ils arrivent, c’est pour apprendre que Sizhao a blessé le tyran local et s’est enfui sans laisser d’adresse.

    

Li Mubai part donc à Pékin à sa recherche. Après quelques incidents, il finit par retrouver Sizhao qui est entré comme palefrenier, sous un faux nom, au service d’un haut dignitaire mandchou ami de Mubai. Ils deviennent amis, mais, ne sachant pas la véritable identité de son interlocuteur, Mubai lui avoue un jour son amour pour Xiulian. Sur quoi Sizhao quitte Pékin, pour venir en aide à Mubai en allant se battre contre des bandits qui veulent l’éliminer… il est blessé, et Mubai le retrouve mourant, lui confiant Xiulian. Mais Mubai se rend compte qu’il ne pourra jamais l’épouser maintenant que Sizhao est mort en se sacrifiant pour lui. Il renonce à elle à jamais. Le reste du roman décrit ses efforts pour ne pas céder, et en particulier aux amis qui tentent de les unir.

     

Le livre foisonne de personnages secondaires très colorés, dont les destins viennent croiser un moment ceux des trois personnages principaux. Il s’agit bien d’un roman de wuxia, avec vengeances, combats, poursuites, blessures et morts, mais l’essentiel n’est pas là ; le plus important, et le plus beau, dans l’histoire, est l’amour pur et sans espoir de Li Mubai pour Yu Xiulian, et vice versa, dont les multiples rebondissements constituent les éléments clefs du roman, ceux qui motivent l’action et font progresser le récit.

     

3. La force de l’épée, l’éclat de la perle (《剑气珠光》),

Publié en feuilleton de juillet 1939 à avril 1940, en 22 chapitres.

Suite de l’histoire de Li Mubai et Yu Xiulian.

     

A la fin du roman précédent, après que Jiang Nanhe a tiré Li Mubai de prison, il l’envoie sous une fausse identité dans le sud de la Chine. En chemin, Li Mubai vole à un moine un manuel secret d’arts martiaux qui contient des méthodes pour paralyser son opposant. Pourchassé par le moine, il tombe à l’eau, est emporté par le courant et disparaît.

    

Le récit reprend trois ans plus tard, avec un récit secondaire : un jeune épéiste a acquis quarante perles de grande valeur qui attirent les convoitises ; dans les combats qui s’ensuivent pour lui dérober les perles, son grand-père est tué et sa sœur kidnappée. Lui-même est gravement blessé et meurt.

Yu Xiulian sort de sa retraite pour voler au secours de sa sœur.

 

La force de l’épée, l’éclat de la perle

    

Mais, pendant ce temps, le moine et ses disciples cherchent à récupérer leur manuel. Yu Xiulian qui a rejoint Li Mubai, harassée par l’un des disciples, le blesse mortellement. Le moine l’attaque pour se venger, et la paralyse, mais, comme elle ne connaît pas ses techniques, elle ne peut le vaincre. Li Mubai, lui, les a apprises, et la sauve.

    

Plus que jamais persuadé qu’ils forment un couple parfait, Jiang Nanhe ordonne à Li Mubai d’épouser Xiulian. Mais, convaincus que ce serait déshonorer la mémoire de Meng Sizhao, tous deux s’y refusent. Ils se retirent au mont Jiuhua, et se consacrent à l’étude des techniques paralysantes du manuel volé.

     

4. Tigre couché, dragon caché (《卧虎藏龙》)

Sérialisé de mars 1941 à mars 1942, en 14 chapitres.
Histoire deYu Jiaolong, "charmant dragon"  (
玉娇龙) et Luo Xiaohu, "petit tigre" (罗小虎).

    

Elle se passe trois ans après la fin du récit précédent, mais c’est en fait la continuation sous une autre forme, mais dans le même esprit, de l’histoire de Li Mubai et Liu Xiulian : les romans deux, trois et quatre apparaissent ainsi comme une sorte de trilogie à l’intérieur de la série, encadrée d’une préquelle et d’une séquelle.
    

Le gouverneur Yu, en poste au Xinjiang, est rappelé à Pékin, en charge de la sécurité de la capitale. Sa fille Yu Jiaolong, 18 ans, y apparaît comme une charmante jeune fille, belle et raffinée, mais elle est en fait une remarquable experte en arts martiaux, formée en secret par son précepteur depuis l’âge de sept ans.

 

Tigre couché, dragon caché, t. 2

(édition 1988)

    

Fascinée par une épée superbe possédée par un prince mandchoue, elle la dérobe. C’est Yu Xiulian qui découvre que c’est elle qui l’a volée, et qu’elle est une redoutable adversaire. Mais elle la persuade de rendre l’arme.

    

Peu de temps plus tard, Yu Jiaolong crée un nouveau scandale : promise en mariage à un lettré d’une grande laideur, elle s’enfuit le soir de ses noces en dérobant à  nouveau l’épée, et va rejoindre au Xinjiang un bandit qu’elle y avait connu et dont elle s’est éprise, Luo Xiaohu.

    

Mais, sa mère étant tombée malade, elle rentre à Pékin, et accepte de vivre dans la résidence de son époux. Sa mère meurt, et son père tombe malade à son tour. Elle décide alors de faire un pèlerinage au mont Miaofeng (妙峰山), non loin de Pékin, et se jette du haut de la montagne : ouvertement pour expier ses fautes et obtenir le salut de son père, mais en fait pour disparaître, se couper de la société et ne plus porter ombrage à sa famille.

    

Elle atterrit indemne au pied de la falaise, et va rejoindre Luo Xiaohu. Mais, le lendemain matin, elle a disparu, partie sans laisser de traces dans le désert… comme les nüxia dans les romans de wuxia traditionnels.(7)

    

5. Cavalier de fer, vase d’argent (《铁骑银瓶》)

Publié en feuilleton de mars 1942 à 1944, en 19 chapitres.

Histoire de Yu Jiaolong, Chun Xueping (春雪瓶) et Han Tiefang (韩铁芳).

     

Une nuit d’hiver, au milieu d’une tempête de neige, Yu Jiaolong donne naissance à un petit garçon dans une auberge. Epuisée, elle s’endort. Une femme qui vient d’accoucher, elle, d’une petite fille échange son bébé pour celui de Jiaolong, comme l’annonce le vers en

exergue du premier chapitre :

 

Cavalier de fer, vase d’argent (édition 1987)

旅店天寒移鸾换凤 nuit d’hiver dans une auberge, le phénix dérobé, échangé poursa femelle (8).

     

Incapable de retrouver son fils, Yu Jiaolong adopte la petite fille, et l’appelle Xueping, "vase de neige" en souvenir de sa naissance. Elle se retire avec elle dans une ferme du Xinjiang, avec une amie kazakhe pour s’en occuper, passant le plus clair de son temps à lutter contre bandits et tyrans locaux.

     

Cavalier de fer, vase d’argent, édition 1990

 

Dix-neuf ans plus tard, elle part à la recherche de son fils. Malade, elle s’arrête en court de route, et un jeune garçon du nom de Tiefang s’occupe d’elle. Tiefang étant lui-même à la recherche de sa mère, enlevée par des bandits… Jiaolong réalise qu’il s’agit de son fils, et le persuade de revenir avec elle au Xinjiang. Elle meurt en chemin sans lui avoir révélé son identité véritable.

    

Jiaolong retrouve Xueping, découvre peu à peu que Jiaolong était sa mère, qui était son père, et le rencontre même peu avant sa mort. Il épouse Xueping, et tous deux restent vivre dans la ferme du Xinjiang, en étudiant le manuel d’arts martiaux que leur a laissé Jiaolong…

    

C’est le récit le plus romantique de la pentalogie, où l’on sent l’influence des romans d’amour que Wang Dulu écrivait en même temps. Xueping et Tiefang sont le seul couple heureux

de la série, mais on sent un bonheur fragile. Personne n’est vraiment heureux, dans les romans de Wang Dulu, ses personnages sont son propre reflet, reflet d’une existence difficile, marquée par la mort et la misère dès son plus jeune âge.

     

Une œuvre à redécouvrir

     

Wang Dulu a connu une timide renaissance en Chine à la fin des années 1980. Une bonne partie de ses romans – dont ceux de la pentalogie de la grue de fer - ont été édités en 1987-88 dans la collection « Romans de la fin des Qing et de la République de Chine » (晚清民国小说研究丛书) des Editions d’histoire littéraire du Jilin (吉林文史出版社). Mais ces romans n’étaient pas dans l’air du temps. Wang Dulua sombré dans l’oubli.

    

Il était tellement oublié que, en août 2000, après la sortie du film d’Ang Lee, les éditions du Hubei publient un roman intitulé « Yu Jiaolong » (《玉娇龙》), écrit par un certain Nie Yunlan (聂云岚), et proclament que le film en est une adaptation : c’est un immense succès de librairie !

     

Nie Yunlan a expliqué dans la préface de son roman qu’il avait lu les romans de Wang Dulu dans les années 1940, en

 

Le roman Yu Jiaolong de Nie Yunlan

pensant qu’il s’agissait d’un auteur de la fin de la dynastie des Qing ; effectivement, le style, ainsi que le découpage en épisodes, avec un court poème introductif, pouvaient le laisser penser. Il aimait tellement l’histoire de Yu Jiaolong qu’il l’a écrite, comme pour la raconter, en inventant au passage car il le faisait de mémoire, ne possédant pas les originaux.

    

Au début des années 1980, une revue appelée « Contes d’hier et d’aujourd’hui » (今古传奇) commença à publier « Yu Jiaolong » en feuilleton, et eut un grand succès, ce qui entraîna la publication du roman en 1985. Dans la foulée, Nie Yunlan écrivit une adaptation du cinquième et dernier roman de la pentalogie, qu’il intitula « Chun Xueping » (春雪瓶).

    

Li Danquan peu de temps

avant son décès, en juin 2010

 

La veuve de Wang Dulu contacta Nie Yunlan en 1987, ils s’expliquèrent par échange de courrier, et la dispute se termina avec la mort de Nie Yunlan en 1994. Mais la question des droits d’auteurs resurgit après le succès de « Tigre et dragon ». Ang Lee avait acquis les droits d’adaptation du roman de Wang Dulu en 1999, auprès de Li Danquan à Pékin. Elle fut d’ailleurs invitée au tournage. Mais il fallut un procès pour faire admettre aux éditions du Hubei que, avec la réédition des deux romans de Nie Yunlan et la publicité qu’ils en avaient faite, ils avaient induit leurs lecteurs en erreur et enfreint la loi sur les droits d’auteur. L’affaire ne fut définitivement conclue qu’en février 2002.

    

Entre temps, l’œuvre de Wang Dulu avait étéprogressivement rééditée, aux Editions des masses (群众出版社), à partir de juillet 2000, en commençant par le quatrième roman de la pentalogie, dont est adapté le film d’Ang Lee.

        

Mais Wang Dulu reste cependant beaucoup moins étudié, traduit* et connu que d’autres auteurs de wuxia comme Jin Yong ou Gu Long, dont les œuvres, en outre, ont donné lieu à d’innombrables adaptations au cinéma et à la télévision (9). C’est sans doute parce qu’il a un style hybride, à la jointure entre roman de wuxia et roman d’amour, et qu’il déroute donc les spécialistes d’un genre comme de l’autre. Mais c’est aussi ce qui fait son originalité et sa force.

         

     

Notes

(1) On leur ajoute souvent Zhu Zhenmu (朱贞木) pour former « les cinq écrivains de l’Ecole du nord du wuxia » (北派五大家).

(2) Pendant de jade (yùpèi 玉佩) : ornement porté à la ceinture.

(3) Zhang Gansheng : « Etude du roman populaire de la période de la République de Chine » (民国通俗小说论稿), parue en 1991.

(4) Cité par Solange Cruveillé, en introduction de ses commentaires sur les difficultés de traduction des romans de Wang Dulu : http ://ideo.revues.org/290

(5) 河岳 héyuè est un terme qui désigne collectivement le fleuve Jaune (黄河) et les cinq montagnes sacrées de Chine (五岳), c’est-à-dire les fondements symboliques de la nation chinoise.

(6) Jiuhua shan ou mont des neuf splendeurs est l'une des quatre montagnes sacrées bouddhiques de Chine ; située dans l’Anhui, elle est consacrée aubodhisattva Ksitigarbha ou Dizang (地藏). Le Jiuhua shan joue un rôle important dans le quatrième volume de la série.

(7) Voir la synthèse plus détaillée dans l’analyse comparée du roman et du film d’Ang Lee.

(8) Cette brève citation donne par ailleurs une idée des difficultés de traduction des romans de Wang Dulu : le vers joue sur l’opposition luán / fèng, le premier étant un animal fabuleux souvent couplé avec le phénix fèng pour évoquer un couple harmonieux. Donc, dès ce premier vers, Wang Dulu laisse entendre que les deux enfants sont prédestinés à être unis.

Sur les difficultés de traduction de Wang Dulu, voir les commentaires de Solange Cruveillé (note 4)

(9) Une adaptation cinématographique du dernier roman de la pentalogie est en préparation, réalisée par Yuen Woo-ping, avec Donnie Yen dans le rôle principal, ce qui est a priori un double contresens sur la teneur du roman.

     


         

* Note sur les traductions

     

Très peu de romans de Wang Dulu ont été traduits. Les seules traductions publiées sont des traductions en français. Elles ont été regroupées sous le titre général « Tigre et dragon » bien que ce soient des traductions des deux premiers volumes de la pentalogie, en deux tomes chacun.

     

- Tigre et dragon. Calmann Levy,T1 et T2 traduits par Solange Cruveillé, T3 et T4 par Amélie Manon.

T1 La vengeance de petite grue, octobre 2007, 352 p

T2 La danse de la grue et du phénix, janvier 2008, 320p

T3 Li Mubai, l’épée précieuse, avril 2009, 272 p

T4 Xiulian, l’épingle d’or, novembre 2009, 304 p

  


   

A lire en complément
       
L’analyse comparée du roman « Tigre couché, dragon caché » et de son adaptation par Ang Lee :
www.chinesemovies.com.fr/films_Ang_Lee_Wang_Dulu_Tigre_et_Dragon.htm

      

     

    

    

 

 

 

 

     

 

 

 

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