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Chen Hengzhe : « Un
jour » et la naissance de la littérature en baihua
par Brigitte Duzan, 9 mars 2020
En janvier 1917, Hu Shi (胡适)
publie dans le journal Nouvelle jeunesse (新青年)
l’article historique – « Suggestions pour une
réforme de la littérature » (《文学改良刍议》)
- où il propose d’abandonner la langue classique (wenyan
文言)
et de rompre avec le passé pour fonder une
littérature nouvelle, écrite en langue vernaculaire,
ou baihua (白话)
.
Etudiante
aux Etats-Unis grâce à une bourse des indemnités
Boxer
,
Chen Hengzhe (陈衡哲)
avait rencontré Hu Shi l’année précédente à
l’université Cornell ; il était un ami de son futur
mari. Influencée par les idées exprimées par Hu Shi
dans cet article et les discussions animées qu’ils
avaient sur la réforme de la littérature qu’il
préconisait, Chen Hengzhe entreprend d’écrire
elle-même une nouvelle en baihua. Simplement
intitulée « Un jour » (《一日》),
elle est publiée avec quelques poèmes en juin |
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Chen Hengzhe avec son mari
et Hu Shi (à dr.) aux Etats-Unis |
1917 dans la revue trimestrielle des étudiants chinois
éditée par Hu Shi : « Revue des étudiants chinois en
Amérique » (Liumei xuesheng jikan《留美学生季刊》).
Généralement éludée comme simple expérimentation, par une
étudiante chinoise aux Etats-Unis, cette nouvelle marque en fait
le véritable début de la littérature en baihua, avant
« Le Journal d’un fou » (《狂人日记》),
la nouvelle de
Lu Xun
(魯迅)
généralement considérée comme fondatrice. Ce n’est pas seulement
la langue l’élément novateur dans ce texte, son contenu et son
style le sont tout autant.
Littérature nouvelle, expression nouvelle
Un jour dans la vie de quelques étudiantes
Une petite goutte de pluie,
édition originale |
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Une petite goutte de pluie
(recueil de dix nouvelles, rééd.
1985) |
« Un jour » (《一日》)
est une évocation d’une journée de quelques étudiantes de
première année d’une université américaine, fondée sur
l’expérience personnelle de Chen Hengzhe au Vassar College,
université privée d’arts libéraux au nord de New York, qui était
alors exclusivement féminine
.
Le texte est composé exclusivement de transcriptions de
dialogues entre les étudiantes au cours de la journée, entre le
moment où la cloche sonne sept heures du matin, heure du lever,
et celui où elle sonne dix heures du soir, heure du coucher. La
nouvelle se déroule sans structure narrative traditionnelle
contant une « histoire ».
Seuls des événements scandant la journée et relevant de la vie
quotidienne sont évoqués à travers des conversations spontanées,
ou semblant l’être.
Le texte est divisé en plusieurs parties correspondant aux
divers moments de la journée : tôt le matin (早晨),
en classe (学校教室),
à midi (午刻),
l’après-midi (下午)
et le soir (晚上).
Mais ce qui le structure, de manière très originale, c’est la
sonnerie de la cloche aux différentes heures du jour, marquant
le passage du temps, d’une période à une autre et,
parallèlement, le passage d’une scène à une autre. Ainsi au
tout début :
当!当!当!当!七下钟了。
Dong ! Dong ! Dong ! Dong ! Sept heures viennent de sonner.
亚娜在床上欠伸说,“贝田,这是几点钟?”
Encore au lit, Anna s’étire et demande : « Bertha, quelle heure
est-il ? »
贝田模糊说道,“呀。你听见打钟吗?”
Bertha répond d’une voix endormie : « Ah, tu as entendu la
cloche ? »
亚娜沉沉睡去,不答。
Anna se rendort sans répondre.
贝田亦睡去。
Bertha fait de même.
当!七下半钟。
Dong ! Sept heures et demie.
贝田亚娜仍不醒。
Bertha et Anna ne sont toujours pas réveillées.
钟指七下五十分。
Les aiguilles de l’horloge marquent 7 heures 50.
亚娜惊醒。(看表)“阿呀,只有十分钟了。”
Anna se réveille soudain. (Regardant l’horloge) « Ah, il ne me
reste que dix minutes. »
Entre les différentes sonneries, c’est la lecture de l’horloge
sur le mur qui détermine une nouvelle scène, un nouveau
dialogue. Et des coups frappés sur la porte annoncent l’arrivée
d’une nouvelle interlocutrice, donc une nouvelle scène, car
c’est la perspective d’un nouveau sujet de conversation. En ce
sens, la nouvelle suit un schéma classique joignant la
perception visuelle d’une scène « de ses propres yeux » (mùdǔ
目睹)
à sa perception sonore « de ses propres oreilles » (耳闻),
mais dans son cas le visuel est limité au minimum.
Il n’y a pas d’intrigue, juste l’évocation des menues activités
de la journée : le lever, les cours, le déjeuner à la cafétéria,
le chemin vers la bibliothèque en croquant des bonbons… C’est
une approche directe de la vie sur un campus universitaire,
limitée aux menues trivialités du quotidien. Le texte se déroule
en petites phrases courtes, sans développements descriptifs ou
narratifs, comme un livret de théâtre indiquant les dialogues
précédés du nom des personnages.
Dialogues en baihua
La caractéristique essentielle de cette nouvelle, et ce qui en
est l’élément le plus novateur, est là : elle est fondée sur le
dialogue, comme une pièce de théâtre. C’est du discours direct,
où chaque voix est associée à un nom. Mais ce nom n’a pas
d’appartenance propre, ne recouvre pas une identité définie,
seulement un personnage, une étudiante qui n’existe que dans le
moment du dialogue, en opposition à une interlocutrice ou
plusieurs.
« Un jour » semble être l’application directe, par Chen Hengzhe,
de la notion de « vérité » préconisée par Hu Shi dans ses
propositions du début de l’année 1917 en matière de réforme
littéraire, notion qui lui est propre : ce qu’il entend par là,
c’est une vérité fondée sur l’expression immédiate des
sentiments en réaction aux stimuli du quotidien.
Et cette réalité immédiate ne peut être exprimée que dans la
langue vernaculaire, en baihua, car la langue classique
véhicule tout un substrat de références liées au passé, souvent
par le biais d’idiomes et d’allégories, qui entraînent une
perception faussée de la réalité, empêchant de la traduire dans
sa pure spontanéité.
Dans un autre texte, publié en avril 1918, « Discours
constructif sur la révolution littéraire » (《建设的文学革命论》)
,
Hu Shi revient de manière concrète et pratique sur cet intérêt
d’utiliser le baihua. Il dit : « une langue morte ne
peut pas produire une littérature vivante » (“死文言决不能产出活文学”).
L’écrivain d’aujourd’hui doit utiliser la langue d’aujourd’hui.
Et cette langue passe par l’oralité, par la voix pour traduire
les sentiments et pensées intimes.
Chen Hengzhe a été la première a appliquer concrètement ses
idées. Hu Shi lui a d’ailleurs rendu hommage dans sa préface au
recueil de dix nouvelles de 1928, « Une petite goutte de pluie »
(《小雨点》),
qui comprend « Un jour ». Dans cette préface, il écrit :
当我们还在讨论新文学问题的时候,莎菲却已开始用白话做文学了。《一日》便是文学革命讨论初期中的最早的作品。《小雨点》也是《新青年》时期最早的创作的一篇。民国六年以后,莎菲也做了不少的白话诗。我们试回想那时期新文学运动的状况,试想鲁迅先生的第一篇创作——《狂人日记》——是何时发表的,试想当日有意作白话文学的人怎样稀少,便可以了解莎菲的这几篇小说在新文学运动史上的地位了。
« Alors que nous en étions encore à discuter des questions
concernant la nouvelle littérature, Shafei [c’est-à-dire Chen
Hengzhe] avait déjà commencé à écrire en baihua. « Un jour » est
son premier récit, écrit lors des étapes initiales de nos
discussions sur la révolution littéraire. « Une petite goutte de
pluie », par ailleurs, est l’une des premières créations aux
débuts du journal « Nouvelle Jeunesse ». Six ans après la
fondation de la République de Chine, Shafei a également écrit
bon nombre de poèmes en baihua. Si l’on considère les
circonstances du mouvement pour la nouvelle littérature à
l’époque, et la date de publication de la première nouvelle de
monsieur Lu Xun « Le Journal d’un fou », il faut bien voir qu’il
n’y avait pas grand monde qui manifestait alors quelque intérêt
pour la littérature en baihua. On peut ainsi mieux comprendre la
position qui revient à ces textes de Shafei dans le mouvement de
la nouvelle littérature. »
Pourtant, la nouvelle de Chen Hengzhe a été étouffée sous la
célébrité de Lu Xun.
Appréciation et analyse
Nouvelle marginalisée
Nouvelle sans personnages définis, sans intrigue précise autre
que des allusions au cours d’un dialogue, constituée d’une série
de phrases brèves comme l’esquisse d’un scénario, « Un jour » a
été reléguée au rang des textes précurseurs de la littérature en
baihua, celle à laquelle Lu Xun a donné ses lettres de
noblesse.
On en a fait un accident, une « petite goutte de pluie », en
paraphrasant le titre de sa seconde nouvelle (《小雨点》).
Le critique et historien littéraire Kang Yongqiu (康咏秋)
lui a résolument contesté toute importance en invoquant
l’argument qu’elle a été publiée aux Etats-Unis et donc ne peut
prétendre avoir exercé une quelconque influence en Chine, où
elle était peu connue.
Ni accident ni anomalie : un prototexte
En fait, comme le souligne Janet Ng dans son ouvrage « The
Experience of Autobiography »
,
avec « Un jour », Chen Hengzhe a bien écrit un texte précurseur.
L’argument de Kang Yongqiu ne tient pas, ne serait-ce que parce
qu’elle est rentrée en Chine dès 1920, qu’elle a alors été
nommée professeure d’histoire occidentale à l’université de
Pékin, devenant la première femme professeure d’université en
Chine, et qu’elle publie alors dans divers journaux liés au
mouvement de la Nouvelle Culture. En revanche, il est presque
certain que Lu Xun n’avait pas lu le recueil de nouvelles, et en
particulier qu’il ne connaissait pas « Un jour », car il ne le
mentionne nulle part.
En fait, avec ses personnages qui ne sont que des voix, ni
objets ni sujets, sans narrateur ni voix d’autorité dominant les
autres, Janet Ng voit même dans « Un jour » un « prototexte »
de la nouvelle littérature féminine en Chine. On en retrouve en
effet bien des éléments dans les œuvres des écrivaines de la
première génération de la littérature du 4 mai.
L’exemple le plus frappant est
Lu Yin
(庐隐),
elle aussi venue à l’écriture de fiction en baihua pour
répondre à l’appel de Hu Shi. Elle aussi use du discours direct
dans ses récits, avec des structures narratives construites de
lettes dans des lettres et de dialogues dans des dialogues,
avec, comme chez Chen Hengzhe, des sujets fluctuants. Ainsi,
dans « Après la victoire » (《胜利以后》),
publiée en 1925, elle fait entendre les voix de quelques jeunes
femmes défendant les différents choix qu’elles ont faits dans
leurs vies, mariage traditionnel, amour choisi ou carrière
professionnelle – victoires à la Pyrrhus bien sûr. Ce qui est
intéressant, c’est la structure du récit : l’une des femmes,
posée comme personnage principal, lit une lettre d’une amie qui
en cite d’autres ; le sujet de la narration passe ainsi d’une
voix à l’autre.
Plus proche encore de « Un jour » : le roman
« L’anneau d’ivoire » (《象牙戒指》),
publié en 1930 et inspiré de la vie tragique de son
amie
Shi Pingmei (石评梅),
disparue prématurément en septembre 1928. Le récit
est construit comme un dialogue entre deux
personnages, alter egos de Lu Yin et de son amie
Lu Jingqing (陆晶清)
évoquant la disparue.
Texte précurseur de l’autobiographie féminine
Toute l’œuvre de fiction de Lu Yin a un fort contenu
autobiographique, bien qu’elle ait tenté de s’en
libérer pour répondre aux critiques. Mais, peu avant
sa mort, elle a aussi écrit son autobiographie (《庐隐自传》),
publiée à Shanghai en octobre 1934, cinq mois après
son décès.
C’est une étape fondamentale dans la littérature
chinoise, marquant le début des autobiographies de
femmes. Chen Hengzhe elle-même publiera la sienne,
en 1947 |
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L’autobiographie « des années
de jeunesse » de Chen Hengzhe |
aux Etats-Unis : « Autobiographie
d’une femme chinoise » (《一个中国女人的自传》),
après avoir publié, au Vassar College, ses souvenirs de
jeunesse (《早年自传》).
C’est le style même qu’elle avait inauguré avec « Un jour »
qui menait à l’écriture de journaux intimes, vrais ou faux,
aux romans épistolaires, et finalement à l’autobiographie.
A lire en complément
Un jour, texte et traduction partielle
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