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A Cheng et la trilogie des Rois

par Brigitte Duzan, 9 septembre 2019

 

Les trois nouvelles « moyennes » [1] qui constituent la trilogie dite « des Rois » sont les trois premières œuvres publiées par A Cheng (阿城) : « Le Roi des échecs » (《棋王》) en 1984, « Le Roi des arbres » (《树王》) et « Le Roi des enfants » (《孩子王》) en 1985.

  

Les trois rois, édition 1996

 

Les trois rois, édition 2015

 

Ce sont trois chefs d’œuvre de la littérature post-maoïste : une réhabilitation de la culture après la Révolution culturelle, mais aussi de l’individu dans la société, longtemps écarté au profit de la collectivité. La préservation des valeurs est désormais le fait, non plus de héros hors du commun, « positifs », mais d’hommes ordinaires dont les exploits sont humains.

 

Avec ces trois récits, A Cheng renoue avec l’art du conteur dont découle l’art romanesque en Chine. A la campagne, pendant la Révolution culturelle, il avait exercé cet art auprès de ses camarades jeunes instruits ; c’est l’écrivain et critique Li Tuo (李陀) qui le persuada d’écrire ce qu’il leur racontait. Mais c’est écrit avec un art consommé de la phrase courte, à mi-chemin entre la langue classique, élégante et raffinée, et la langue parlée, la langue populaire, vivante et colorée ; la fascination exercée par la narration tient en grande partie à cette langue naturelle qui a frappé les lecteurs et les critiques au sortir de la période maoïste et de sa langue de bois statufiée.

 

Chacune des nouvelles a cependant un thème particulier, en lien avec des éléments fondamentaux de la vie et de la culture qui avaient été battus en brèche et oblitérés par l’idéologie maoïste et ont été redécouverts à la fin des années 1970 ; ce fut une véritable renaissance humaniste entraînant au milieu des années 1980 un mouvement de recherche des racines auquel se rattache la trilogie. Elle apparaît ainsi comme un triple retour aux origines de la pensée et de la culture chinoise après l’épisode maoïste.

 

-          Le roi des échecs 《棋王》[2]

Retour à la pensée taoïste : la recherche du dao comme recherche des racines

 

« Le roi des échecs » est la première œuvre publiée par A Cheng, écrite en trois jours, d’une seule traite et pratiquement sans retouche, pendant la chaleur suffocante du mois d’août de l’été 1983. Il l’envoie à plusieurs revues littéraires, sans succès [3]. Mais, quand la nouvelle paraît finalement, en juillet 1984, dans la revue « Littérature de Shanghai » (《上海文学》), le succès est immédiat.  

 

En décembre 1985, A Cheng est même invité à Hong Kong, ce qui était un privilège rare à l’époque. Le rédacteur en chef de la revue « Les années 90 » (《九十年代》) organise une discussion avec lui, à laquelle participent le réalisateur Tsui Hark, l’écrivaine taïwanaise Shi Shuqing (施叔青), sœur de Li Ang (李昂), qui vivait alors à Hong Kong depuis plusieurs années, et encore le dramaturge Liu Chenghan (刘成汉) qui écrira plus tard le scénario pour l’adaptation du « Roi des Echecs » au cinéma. La trilogie des Rois est d’ailleurs parue à Hong Kong (avec deux autres nouvelles) avant d’être publiée en Chine continentale.

 

Le roi des échecs, édition 1999

 

Bien que n’étant pas lui-même passionné d’échecs, A Cheng dresse un portrait formidable du « fou d’échecs » (棋呆子) qu’est Wang Yisheng (王一生) : un étudiant certes, mais pas ordinaire, qui s’est peu à peu imposé comme un maître au sein de ses camarades et de leurs proches, et qui a fini par n’avoir plus qu’« une vie » comme son nom l’indique, une vie centrée sur les échecs et ne répondant qu’à cette seule logique. Mais le jeu lui-même est dans la nouvelle un condensé de plusieurs éléments métaphoriques. D’une part, les pièces du jeu que possède Wang Yisheng sont l’œuvre patiente de sa mère qui les a taillées dans des manches de brosses à dents à un moment où ils vivaient dans une extrême pauvreté et qui les lui a offertes en lui recommandant de ne pas négliger ses études pour autant. C’est donc un témoignage d’amour maternel sublimé.

 

Mais la passion du jeu prend chez Wang Yisheng une tournure quasiment métaphysique : A Cheng en fait l’expression intériorisée d’une pensée taoïste profonde, que Wang Yisheng a découverte avec son premier manuel, un traité de taoïsme précieusement conservé par un mendiant collecteur d’ordures rencontré par hasard et qui, devenu son mentor, lui en a fait cadeau. On est là dans la grande tradition taoïste, que l’on retrouve aussi bien dans les romans de wuxia : l’enseignement toujours un peu ésotérique préservé par des êtres en marge de la société, et consigné dans des manuels tenant de livres saints.

 

Quant à l’ami du fou d’échecs, le jeune instruit Ni Bin (倪斌), il a le tempérament d’un noble rejeton d’une vieille famille : il est prêt à se séparer d’un ancien jeu d’échecs datant des Ming appartenant à sa famille pour que Wang Yisheng puisse participer à la compétition régionale. Finalement, après avoir refusé, Wang Yisheng accepte d’y participer, mais hors compétition, pour l’amour du jeu, réaffirmant ainsi l’amour profond pour la culture traditionnelle, à l’écart des manifestations publiques et politiques. Il est dépeint, pendant la compétition, comme un sage taoïste entrant en méditation et faisant le vide dans son esprit. En même temps, sa déférence envers le vieux maître d’échecs est celle du respect pour les anciens, traditionnel dans la culture chinoise.

 

Tandis que ses contemporains s’attachaient à décrire les désordres et le chaos de la période écoulée, A Cheng, lui, s’attarde sur des scènes paisibles, en harmonie avec la nature, où l’individu doit savoir trouver un bonheur simple – bonheur lié à la pensée taoïste qui est aussi sagesse profonde permettant de trouver la concentration et la sérénité nécessaires pour gagner contre les meilleurs joueurs d’échecs. Le jeu devient allégorie d’une manière de vivre et de penser sa vie. Wang Yisheng est un double d’A Cheng.

 

Et quand, à la fin du récit, le rideau tombe sur la représentation, la compétition terminée, et que tous s’endorment sur la scène, épuisés, la nouvelle s’achève sur l’image d’un monde d’illusion, un monde peut-être rêvé comme dans la fable de Zhuangzi.

 

Adaptation cinématographique :

 Le roi des échecs 《棋王》 de Teng Wenji (滕文骥), 1988.

Analyse comparée de la nouvelle et du film :

http://www.chinesemovies.com.fr/films_Teng_Wenji_Le_roi_des_echecs.htm

 

-          Le roi des arbres 《树王》[4]

Retour à l’idéal d’une vie en harmonie avec la nature

 

« Le roi des arbres » est un souvenir nostalgique et douloureux de l’expérience vécue par A Cheng au Yunnan pendant la Révolution culturelle. C’est une critique voilée de la politique de déboisement et défrichage sauvages menée par le Corps de Production et Construction. Les jeunes instruits étaient endoctrinés pour aller couper les arbres des forêts primitives du Xishuangbanna pour planter des caoutchoutiers ; c’est ce que A Cheng évoque en disant de manière allusive qu’il fallait couper les arbres « inutiles » pour en planter des « utiles ». Politique désastreuse, évidemment, et pour l’environnement et pour la population et pour les jeunes, typique de la volonté de dompter et maîtriser la nature caractéristique de l’idéologie maoïste.

 

Le récit est conté par un jeune instruit qui fait office de narrateur, à la première personne, face à un personnage extraordinaire, d’une force peu commune, qui est comme l’âme de la forêt et a jusqu’à l’aspect d’un vieil arbre : il est surnommé Xiao Geda (肖疙瘩), le Noueux a traduit Noêl Dutrait. C’est un ancien soldat, d’une force phénoménale, qui a commandé un bataillon et mené des actions héroïques mais n’a pas reçu les honneurs qui lui étaient dus, pour une sordide histoire d’orange volée. A Cheng donne une profondeur et une intensité à son personnage qui rendent le dénouement final encore plus poignant.

 

Il fait apparaître le côté absurde de la politique d’abattage des arbres par un dialogue entre le narrateur et Xiao Geda qui ne comprend pas ce que les jeunes sont venus faire là : pour couper les arbres ?

-          Non, répond le narrateur, nous somme venus pour nous rééduquer auprès des paysans pauvres et moyens-pauvres, afin d’édifier et de protéger la patrie et transformer sa situation d’arriération et de pauvreté [5]

(接受贫下中农再教育,建设祖国,保卫祖国,改变一穷二白)

-          Alors pourquoi couper les arbres ? (demande Geda)

-          Nous allons abattre les arbres inutiles et en replanter qui soient utiles.

(把没用的树砍掉,种上有用的树)

 

Le roi des arbres
Projet d’affiche pour l’adaptation

 au cinéma (2018)

 

Ils vont donc abattre les arbres et les brûler. Mais ils vont commencer par l’arbre gigantesque qui restait au sommet de la montagne et auquel personne ne voulait toucher car il était « devenu un esprit », raison supplémentaire pour l’abattre, afin de lutter contre les superstitions. La mort de l’arbre est une longue agonie qui ne prend fin qu’avec l’aide de Xiao. Et l’on comprend alors qu’il ne fait qu’un avec l’arbre, et que l’appellation de Roi des arbres vaut autant pour lui que pour l’arbre lui-même.

 

L’incendie des arbres coupés nous donne ensuite une fantasmagorique description de la forêt en feu dans le dernier chapitre, description tellement vivante qu’elle reflète certainement une expérience vécue, traumatisante. D’ailleurs, elle répond aux souvenirs semblables évoqués dans son autobiographie par Chen Kaige, qui cite la description d’A Cheng [6]. On mesure les désastres écologiques causés par une politique

volontariste de développement à outrance qui s’est poursuivie pendant toute la période maoïste.

 

Sous une autre forme, « Le roi des arbres » poursuit la réflexion d’A Cheng commencée avec « Le roi des échecs » sur un retour aux racines et aux fondements de la vie humaine, et débouche sur l’aspiration à une vie paisible en harmonie avec la nature.

 

Adaptation cinématographique :

L’appel des oiseaux 鸟鸣嘤嘤de Tian Zhuangzhuang (田壮壮), sortie prévue 2020

http://www.chinesemovies.com.fr/actualites_331.htm

 

-          Le roi des enfants 《孩子王》[7]

Retour à l’amour du livre et de l’écrit

 

A Cheng développe dans ce troisième récit l’un de ses thèmes favoris : le culte du livre et de l’écrit, qui remonte sans doute à son enfance, mais prend toute sa profondeur dans un contexte où chaque livre était devenu un trésor rare à préserver. C’est en outre une critique de méthodes d’enseignement fondées sur l’apprentissage par cœur de textes destinés à renforcer l’emprise idéologique sur les esprits bien plus qu’à les ouvrir et les éclairer. Quand ils ont à rédiger des devoirs, les enfants utilisent les mêmes clichés que ceux des textes qu’on leur a donné à apprendre.

 

Le narrateur est ici un autre jeune instruit, envoyé enseigner dans une école d’un village reculé où les enfants n’ont même pas de manuel. Ils apprennent en recopiant. Alors le nouvel arrivant balaie les habitudes, enseigne à ses élèves les caractères de base, leur apprend à

 

Le roi des enfants, édition numérique 2017

s’exprimer simplement et clairement. Il y a un enfant qui sort du lot, dont le père ressemble beaucoup au Xiao du récit précédent ; fort et solide comme lui, il forme comme un lien entre les deux narrations en renforçant l’unité narrative de l’ensemble 

 

Mais le jeune instruit est renvoyé dans son unité de production pour ne pas avoir suivi les textes imposés. En partant, il laisse derrière lui … son dictionnaire, objet de culte dans ce désert livresque, et érigé en symbole d’un enseignement vital et d’une culture qui refuse de mourir. On pense bien sûr tout au long de la nouvelle au fameux cri de Lu Xun (鲁迅) lancé à la fin de sa nouvelle « Le Journal d’un fou » (《狂人日记》) : « Sauvez les enfants » (救救孩子) ! Mais il n’y a rien de mélodramatique chez A Cheng.

 

Il se dégage en fait de ces récits une certaine sérénité, même dans « Le roi des arbres » qui traduit une expérience personnelle douloureuse : les souffrances infligées par l’histoire sont en toile de fond, les personnages s’efforcent de préserver quelques moments de bonheur tout simple au milieu de l’adversité, clé d’une existence harmonieuse et pacifiée qui est celle du sage bouddhiste ou taoïste. Avec le recul, les drames de l’histoire apparaissent comme quelques rides sur l’eau d’un lac, qui n’entament que la surface, le temps que le vent se soit calmé.

 

Adaptation cinématographique :

Le Roi des enfants 《孩子王》 de Chen Kaige (陈凯歌), 1987.

http://www.chinesemovies.com.fr/films_Chen_Kaige_Roi_des_enfants.htm

 

 

 


[1] Nouvelles dites zhongpian (中) entre la nouvelle courte et le roman, voir :
http://www.chinese-shortstories.com/Reperes_historiques_Breve_histoire_du_xiaoshuo_VII_

Litterature_Zhongpian.htm

[2] Texte chinois en ligne, en quatre chapitres : http://www.dushu369.com/zhongguomingzhu/acheng/qiwang/

[3] La période d’octobre à décembre 1983 est marquée par la campagne contre la pollution spirituelle, mais elle avait été précédée dès juin par une mise en garde de Zhao Ziyang (赵紫阳), en ouverture du 6ème congrès national du peuple, contre les tendances trop libérales dans les milieux académiques et artistiques. Cela peut expliquer la frilosité des milieux de l’édition et de la presse.

[4] Texte chinois en ligne, en dix chapitres : http://www.dushu369.com/zhongguomingzhu/acheng/shuwang/

[5] Traduction Noël Dutrait.

[6] Chen Kaige, Une jeunesse chinoise, tr. Christine Corniot, Philippe Picquier 1995, Picquier poche 2001, chap. 5, Les vertes collines.

[7] Texte original chinois en ligne, en six chapitres : http://www.dushu369.com/zhongguomingzhu/acheng/hzw/

 

 

     

 

 

 

 

 

 

     

 

 

 

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