par
Brigitte Duzan, 1er février 2016, actualisé 2 octobre 2019
Li Ang est une
romancière taïwanaise d’une précocité et d’une audace
inouïes pour son temps. Elle avait seize ans quand, en
décembre 1968, elle a publié sa première nouvelle, « La
saison des fleurs » (《花季》),
qui a ouvert une première brèche dans l’univers feutré
des lettres taïwanaises.
Avec « La
femme du boucher » (《殺夫》),
en 1983, récit d’une violence d’autant plus atroce que
l’histoire est inspirée d’un fait réel, elle s’est
imposée comme l’un des écrivains majeurs de la
littérature contemporaine taïwanaise, dénonçant le sort
fait aux femmes dans une société régie par un
conservatisme étroit où elles ne peuvent guère avoir de
place que comme victimes.
Son talent ne
s’est pas démenti par la suite, soutenu par
Li Ang
un engagement politique
aux côtés du parti de l’opposition dont on parle moins mais qui
sous-tend toute son œuvre.
De la Saison des
fleurs à La femme du boucher
Trublion littéraire
dès le lycée
Elle s’appelait Shi
Shu-tuan (施淑端),
Li Ang (李昂)
est son nom de plume. Elle est née en avril 1952 à Taiwan, à
Lukang (鹿港)
dans le district de Zhanghua (彰化),
où sont situés la plupart de ses récits. C’est sous l’influence
de ses deux sœurs aînées, elles-mêmes écrivains, qu’elle
commence à écrire, en 1965, un premier récit intitulé « La
première lettre d’amour d’An Ke » (《安可的第一篇情書》),
mais qui n’est pas retenu pour publication.
En 1968, elle est
encore au lycée quand, en décembre, sont publiées deux nouvelles
d’elle : « Cérémonie de mariage » (《婚礼》)
et « La saison des fleurs » (《花季》).
Reprise dans une anthologie l’année suivante, la seconde
déclenche une vague de critiques sur fond de controverses
houleuses : c’est l’histoire d’une écolière à l’imagination
fertile qui spécule sur ses chances d’être violée par le
fleuriste du coin.
Le sujet fait
sensation, mais surtout parce que la nouvelle est écrite dans un
style remarquablement précoce, avec une double narration qui
traduit le va-et-vient de la petite fille entre rêve éveillé et
réalité, entre le jeu, qui l’amuse, et la peur qu’elle en
ressent. Le récit est d’autant plus frappant qu’il a une note de
réalisme autobiographique : l’imagination de l’écolière est
nourrie de ses lectures et des films qu’elle a vus, qui sont
surtout, dans les deux cas, des œuvres occidentales.
On sent là un désir de
fuite, d’évasion de la réalité quotidienne, hors de l’univers
confiné de la société taïwanaise, dans une île isolée dans le
monde. Ses études vont ensuite amener Li Ang aux Etats-Unis.
De la philosophie à
Taipei à l’art dramatique aux USA
Anecdotes du vieux
Shanghai
En 1970, elle
entre à l’Université de la culture chinoise à Taipei
(CCU 中國文化大學)
et étudie la philosophie tout en continuant à publier
des nouvelles. En 1973, elle commence en particulier la
série des « Histoires de Lucheng » (《鹿城故事》).
Elle obtient son diplôme en 1974.
En septembre
1975, elle part continuer ses études aux Etats-Unis :
études d’art dramatique à l’université de l’Oregon dont
elle sort en 1977. Mais ses publications de nouvelles
continuent à un rythme tout aussi régulier.
En 1978, elle
rend visite, à Santa Barbara, au grand écrivain
taïwanais Pai Hsien-Yung
(Bai
Xianyong
白先勇)
qui enseignait la littérature chinoise à l’université de
Californie. C’est là qu’elle tombe sur un récit de Chen
Dingshan (陈定山),
dans son recueil intitulé
« Anecdotes du vieux
Shanghai » (《春申旧闻》)
publié en 1978. Il s’agit d’un récit rapportant un fait
réel intervenu dans
les années 1930 : « Zhan Wangshi tue son mari » (《詹罔氏杀夫》).
La femme du boucher
Li Ang rentre
à Taipei en juin 1978, et, en septembre, commence à
enseigner dans le département d’art dramatique de son
alma mater, l’Université de la culture chinoise. Son
rythme de publication de nouvelles ne faiblit pas. En
1981, sa nouvelle « Ne me prenez pas en pitié,
éduquez-moi svp » (《別可怜我,请教育我》)
est primée par le journal qui l’a publiée, le China
Times, et elle est invitée à y tenir une rubrique
éditoriale : « L’opinion des femmes » (《女性的意见》).
En 1982, elle
termine une première nouvelle inspirée du récit de Chen
Dingshan intitulée « Une femme tue son mari », mais
décide de creuser le sujet et d’étoffer son texte. Elle
y travaille tout en écrivant d’autres nouvelles, dont
une série sur des sujets allégoriques, dont le mythe de
Narcisse. Elle semble infatigable.
Finalement, « La
femme du boucher » (en chinois
« Tuer son mari »
Shafu《殺夫》)
est publiée en 1983
La femme du boucher, édition 1983
La femme du boucher, édition 1989
dans sa
version définitive, une nouvelle moyenne (中篇小说),
dans une publication à
la couverture anodine, comme pour banaliser la peinture
au vitriol qu’y fait Li Ang de la société taïwanaise.
Elle y développe en un récit symbolique l’histoire d’une
femme, orpheline vendue en mariage à un boucher, qui
subit les violences de son mari jusqu’à en perdre la
raison, le tuer avec son couteau et le dépecer en
morceaux comme lui-même débitait les porcs qu’il
abattait.
Les brutalités
du mari et la descente aux enfers de la femme sont
décrits avec une précision diabolique, dans un style qui
mêle le registre populaire du dialecte taïwanais et le
registre littéraire de la langue classique, et une
composition en abîme qui procède en flash-back à partir
du meurtre exposé dans
le chapitre introductif.
La nouvelle
soulevait des questions qui allaient bien au-delà du
fait divers, en soulignant l’hypocrisie d’une société
qui préférait
fermer les yeux sur le sort des femmes pour ne pas remettre en
cause ses structures sociales et patriarcales, toujours
fondées sur les préceptes confucéens. Elle a suscité
aussitôt une vive controverse à Taiwan, où régnait
encore la loi martiale, mais aussi un grand intérêt à
l’étranger. Elle a contribué à faire de Li Ang l’un des
écrivains les plus en vue de Taiwan, avec une aura
iconoclaste à la limite du sensationnel et du
scandaleux.
Li Ang a
présenté son livre à la foire de Francfort en octobre
1987 ; la traduction allemande a été la première à être
publiée, suivie de la traduction en anglais, puis en
français, par Alain Peyraube, en 1989[1].
Au Japon, le prix Nobel de littérature Kenzaburo Oe a
exprimé son appréciation du talent et du courage de la
romancière et la traduction de la nouvelle en japonais a
été publiée en 1993.
C’est une
œuvre toujours d’actualité. Les violences conjugales
continuent à faire leur lot de victimes un peu partout.
En France même, la confirmation en appel, le 3 décembre
2015, de la condamnation à dix ans de réclusion de
Jacqueline Sauvage, pour avoir tué son mari de trois
coups de fusil en 2012 après 47 ans d’enfer conjugal,
est une preuve supplémentaire de l’inaptitude des lois à
protéger les femmes et de l’aveuglement de la société à
cet égard
[2].
Engagement politique et maturation littéraire
Réflexion
politique
Vers la fin
des années 1980, Li Ang a manifesté son soutien au parti
d’opposition alors interdit, le DPP, en participant à
des réunions et manifestations. Ses activités politiques
l’ont alors rendue encore plus consciente des
interactions complexes entre sexe et pouvoir politique.
Cette
expérience l’a amenée à explorer les liens entre femmes
et pouvoir, ou entre sexe et pouvoir, à travers une
série de nouvelles et de romans, dont « Nuit obscure »
(《暗夜》),
publié en 1985, « Le jardin des égarements » (《迷园》)
en 1991, la série des « Pei-kang Incense Burner » (《北港香炉人人插:戴贞操带的魔鬼系列》),
et, plus récemment, le roman « Autobiography, a Novel »
(《自传的小说》),
publié en 2000 ; elle y relate la vie de la fondatrice
légendaire du Parti communiste taïwanais, la
révolutionnaire et féministe
Hsieh Hsueh-hung (Xie Xuehong 谢雪红),
ce qui est une autre manière d’étudier la place de la
femme dans la vie politique nationale, et son influence
sur le pouvoir politique, et vice versa.
De
l’histoire de la femme à celle de Taiwan
Nuit obscure, 1985
Le jardin des égarements, 1990
Autobiography, a Novel, 2000
Fantômes visibles, 2004
Possession, 2011
Le propos de
Li Ang s’est en fait peu à peu élargi à l’histoire de
Taiwan prise au sens large. C’est ce qu’elle développe
en particulier dans « Le jardin des égarements » (《迷园》),
initialement publié en août 1990 dans le China Times.
Elle y montre la grande diversité des apports dans la
culture taïwanaise, à commencer par ceux des aborigènes
austronésiens dont on redécouvre la culture aujourd’hui.
Son livre plus
récent, « Possession » (《
附身 》),
publié en 2011, poursuit cette réflexion en traitant des
différentes colonisations qu’a subies la population
taïwanaise, en entendant la colonisation comme la
possession d’un corps par des esprits, le corps
taïwanais ayant été, dit-elle, « subtilisé par le
colonisateur » en laissant des traces indélébiles
[3].
On est passé des violences subies par la femme à celles
subies par la société toute entière.
Vue avec le
recul, son œuvre apparaît comme une déconstruction de
l’histoire de Taiwan autant que de la société et du
pouvoir politique, ce dernier envisagé dans une
perspective critique qui fait la part belle au désir.
Son propos est de stimuler une conscience féminine
indépendante, en rébellion contre les structures
patriarcales de la société et du pouvoir.
Mais, si la
transgression des normes reste la caractéristique
essentielle de son œuvre, chacune de ses nouvelles
publications est riche de symboles et de significations
nouvelles, dans un style qui a constamment évolué depuis
ses débuts : marqué par l’existentialisme et la
psychanalyse freudienne dans les années 1960 et par la
conscience de l’importance de la sexualité dans la vie
sociale dans les années 1970, évoluant vers la
transgression pure de « La femme du boucher » et de la
série épistolaire de la « Lettre d’amour jamais
envoyée » (《一封未寄的情書》)
dans les années 1980, pour passer à la tentative de
recréation d’une subjectivité locale taïwanaise avec
« Le jardin des égarements » au début des années 1990…
Elle a même
innové dans la fiction gastronomique, avec « Festin
de printemps au canard mandarin » (《鸳鸯春膳》)
publié en 2007 après sept longues années de
Lettre d’amour jamais envoyée, 1986
Festin de printemps au
canard mandarin, 2007
recherche, où l’art
culinaire semble prendre la place du désir dans
l’analyse des relations de pouvoir. En même temps, ses
recherches stylistiques vont vers une simplification du
style, en s’éloignant du style littéraire recherché,
pour tenter de trouver une langue plus proche du
quotidien. Pour lui rendre justice, il faudrait analyser
ses innombrables nouvelles, et en particulier celles
rattachées à la série de Lucheng.
Le parcours
littéraire de Li Ang est une remise en question
constante de la forme autant que du fond. Finalement,
c’est par la définition d’une identité littéraire,
proprement et résolument féminine, qu’elle arrive à
dessiner les contours d’une identité nationale
taïwanaise et de son histoire.
A cet égard, il reste encore à étudier le vaste corpus
de ses nouvelles...
Le bel homme endormi : la littérature-happening
Au fil du temps, Li
Ang est devenue une écrivaine féministe de plus en engagée,
défendant en particulier le droit des femmes à une sexualité
libre des contraintes de la société et de la tradition. Elle est
devenue une véritable star à Taiwan, une diva du roman érotique,
qui fait des sorties de ses livres des happenings médiatisés.
Le roman
qu’elle a publié en 2017 en est un exemple : « Le bel
homme endormi » (《睡美男》).
Elle était là aux limites du possible, même à Taiwan :
le thème est celui de la sexualité de la femme d’âge
mûr. Pourtant, si le roman a provoqué polémiques et
diatribes, il ne l’a pas inquiétée outre-mesure : en
fait, elle surfe sur l’émoi du public et les
controverses soulevées. De passage à Paris début octobre
2019[4],
elle a expliqué qu’elle a quand même cherché à éviter de
se faire trop attaquer. Dans son roman, une femme d’âge
mûr, tombée amoureuse d’un garçon bien plus jeune
qu’elle, cherche à l’endormir pour pouvoir plus
facilement arriver à ses fins et coucher avec lui ; pour
cela, il lui faut non seulement l’endormir, mais
endormir aussi son chien. Après avoir fait des
recherches sur la drogue qu’elle pourrait utiliser dans
son récit, elle a finalement renoncé et opté pour une
description allusive plus « soft ».
Un bel homme endormi
La sortie du livre a
été accompagnée d’une médiatisation, elle, provocatrice, mais à
la fois esthétiquement réussie et pleine d’humour. La couverture
du livre arborait le corps étendu d’un homme nu, dont le bas du
corps, à partir du nombril, est couvert de fleurs multicolores.
Elle a repris l’idée en en faisant une joyeuse mise en scène, en
l’accompagnant – en grande spécialiste de gastronomie - d’un
banquet composé de plats de trois cuisiniers de pays différents,
sur le même thème. Le happening lui-même était une lecture
introduite par un corps masculin mis en scène comme sur la
couverture, étendu sur une table, le corps, a-t-elle expliqué,
étant celui d’un homosexuel de la communauté LGBT de Taipei,
l’une des plus vivantes et vibrantes dans le monde. Elle a
ensuite procédé à la lecture en compagnie du jeune homme dans
les mêmes atours.
Au-delà du littéraire,
Li Ang reflète la vitalité de la société et de la scène
artistique taïwanaises. Au seuil de l’année 2020, elle annonce
son prochain combat : la libération de la sexualité de la femme
âgée encore corsetée dans la tradition, et en particulier la
tradition familiale
[5]
– la femme âgée étant entendue comme la femme ayant atteint la
cinquantaine : dans la tradition chinoise, ayant fini d’élever
les enfants, elle n’avait guère plus d’existence sociale
[6],
et c’était bien pire encore si elle était veuve…
- La Femme du boucher (《殺夫》),
roman traduit du chinois par Alain Peyraube et Hua-Fang
Vizcarra, Flammarion coll. Lettres d’Extrême-Orient, 1992 –
Réédition Le Seuil coll. Points, 1994 – Repris sous le titre
Tuer son mari, Denoël 2004.
- Une salle funéraire
déserte (《空白的灵堂》),
nouvelle traduite du chinois par Sandrine Marchand, Le Nouveau
Recueil, éditions Champ Vallon, n° 61 déc. 2001-février 2002.
- Le Jardin des
égarements (《迷园》),
roman traduit du chinois par André Levy, Philippe Picquier 2003.
- Pour un bol de
nouilles au bœuf (《牛肉面》),
nouvelle traduite par André Levy, in ALIBIS, dialogues
littéraires franco-chinois, textes réunis et présentés par Annie
Curien, éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2004.
- Nuit obscure (《暗夜》),
roman traduit du chinois par Marie Laureillard, Actes Sud, coll.
Lettres taïwanaises, 2004.
- De fard et de sang,
nouvelle de 1997 publiée dans l’anthologie Historique de la
prose romanesque taïwanaise moderne, vol. 3, sous la dir.
d’Isabelle Rabut et Angel Pino, You Feng 2018.
- Dark Night《暗夜》,
adapté de « Nuit obscure », réalisé par Fred Tan (Dan Hanzhang
但汉章),
1986.
- The Moon Also
Rises《月光下,我記得》,
adapté de « Xi Lian » (《西蓮》),
écrit et réalisé par Lin Cheng-sheng (林正盛),
2005.
The Moon Also
Rises, trailer
Bibliographie
Li Ang's Visionary
Challenges to Gender, Sex, and Politics, ed. Yenna Wu, Lexington
Books, 2014.
A lire en
complément
* « Le fantôme de la
mangrove » (《林投叢的鬼》/《林投丛的鬼》),
court récit tiré d’un chapitre du recueil de 2004 « Les fantômes
visibles » (《看得見的鬼》/《看得见的鬼》)
[8],
publié dans une traduction en français de Marie Laureillard dans
le troisième numéro de la
revue Jentayu,
avec en supplément, à lire en ligne :
- une présentation de
la nouvelle par Marie Laureillard :
[1]
Traduction publiée au Seuil sous le titre « La femme du
boucher », comme ailleurs, mais rééditée chez Denoël en
2004 sous le titre « Tuer son mari ».
[3]
Selon ses propres termes, voir l’entretien accordé à
Lettres de Taiwan en septembre 2015, référence
ci-dessous.
[4]
Elle a présenté son livre à l’INALCO à Paris le 1er
octobre 2019, la rencontre étant suivie de la projection
du film de Lin Cheng-sheng (林正盛)
adapté de sa nouvelle « Xi Lian » (《西蓮》) :
« The Moon Also Rises »
(《月光下,我記得》),
sorti en 2005.
Sur Lin Cheng-sheng, voir :
http://www.chinesemovies.com.fr/cineastes_Lin_Cheng_sheng.htm
[5]
C’était déjà le thème de la nouvelle « Xi Lian » et du
film de Lin Cheng-sheng.
[6]
Le cinquantième anniversaire était pour la femme
chinoise, autrefois, l’occasion d’une grande fête avec
ses amies, qui marquait une étape critique dans sa vie,
mais aussi sa libération de beaucoup d’obligations
familiales.
[7]
Selon le chapitre sur La réception de la littérature
taïwanaise en France (dans l’ouvrage La littérature
taïwanaise, état des recherches et réception à
l’étranger, édité par Angel Pino et Isabelle Rabut, You
Feng 2011), Li Ang était en 2010 parmi les trois auteurs
taïwanais les plus traduits en France ; avec trois
titres, Li Ang figurait en seconde position derrière
Huang Chunming, à égalité avec Bai Xianyong, mais sur
les cinq titres du premier, quatre étaient des albums
pour enfants (p. 318).