Cinéma

 
 
 
           

 

 

Février (《二月》)/ Février, printemps précoce (早春二月)

Analyse comparée de la nouvelle de Rou Shi (柔石

et de son adaptation cinématographique par Xie Tieli (谢铁骊)

par Brigitte Duzan, 13 décembre 2011

       

Xie Tieli (谢铁骊) est réputé pour ses adaptations cinématographiques d’œuvres littéraires. Celle qu’il a réalisée de la nouvelle de Rou Shi (柔石) est l’une des plus réussies de sa filmographie ; très proche de l’original quant à la ligne narrative, le film s’en écarte cependant par des différences qu’il est d’autant plus intéressant de souligner. Il apparaît en fait comme une sublimation de la nouvelle.

        

I. La nouvelle : « Février » (《二月》)

        

La nouvelle de Rou Shi (柔石) a été publiée à Shanghai en 1929, et d’abord, le 1er septembre, dans la revue littéraire Zhāohuá, ou ‘Splendeur du matin’  (《朝花》旬刊 ), que Rou Shi avait créée en décembre 1928 avec Lu Xun (鲁迅) et qui, d’hebdomadaire, était passée à un rythme de

 

Rou Shi

publication décadaire, avant de disparaître définitivement peu de temps plus tard.

        

C’est la seconde nouvelle de Rou Shi publiée cette année-là, et la plus célèbre d’un jeune écrivain fauché par un peloton d’exécution du Guomingdang le 7 février 1931. C’est un récit classé parmi les nouvelles ‘de taille moyenne’ (中篇小说), souvent qualifié de roman car il est relativement long (vingt quatre chapitres), mais qui a pourtant bien les caractéristiques d’une nouvelle, par le style, la concision de la ligne narrative et le nombre limité de personnages, en particulier.

        

C’est une œuvre qui comporte de nombreux éléments autobiographiques, et se lit comme un témoignage personnel d’autant plus émouvant de l’esprit de l’époque.

         

Un récit dramatique à la conclusion incertaine

       

La nouvelle débute par deux chapitres introductifs qui, directement ou indirectement, présentent les lieux, les principaux personnages et le contexte de chaos politique induisant une attitude d’incertitude et de doute. Le titre, déjà, annonce la couleur : c’est le mois de février, théoriquement le début du printemps selon le calendrier lunaire (立春), mais période instable, avec des journées de chaleur, presque comme au début de l’été (几乎热的和初夏一样), suivies du brusque retour du froid, avec des chutes de neige.

        

Chapitres introductifs : les personnages, les lieux

        

Nous sommes dans un collège, dans le village de Furong (芙蓉镇) qui est un double du village natal de l’auteur, près de Ningbo, sur la côte du Zhejiang ; de même, Rou Shi s’est représenté lui-même dans le fondateur et directeur de

 

Février, la nouvelle

ce collège, Tao Mukan (陶慕侃) : il avait lui-même fondé un collège dans sa ville natale de  Ninghai (宁海) pendant l’été 1927. 

        

C’est donc vraisemblablement sa propre expérience que  Rou Shi conte là, au moins pour ce qui concerne l’atmosphère du village et la vie au collège, avec les discussions et rivalités mesquines entre collègues ; l’intrigue qui suit est même sans doute, d’une manière ou d’une autre, fondée sur une histoire vraie.

        

Ce premier chapitre nous présente aussi le personnage central de Xiao Jianqiu (萧涧秋), ancien camarade de classe de Tao Mukan à l’école normale de Hangzhou (celle où a étudié Rou Shi), orphelin et solitaire, qui revient enseigner dans son Zhejiang natal après six ans d’errance, avec le désir de retrouver le calme.

        

A travers le récit de son voyage, on apprend le malheur survenu à un autre de leurs anciens condisciples, mort en héros au combat, en laissant une veuve, Wen Sao (文嫂), et deux jeunes enfants que Xiao Jianqiu a rencontrés sur le bateau qui les ramenait aussi à Furong, et pour lesquels il a ressenti une profonde compassion.

        

Le chapitre suivant présente la sœur du directeur, Tao Lan (陶岚), intelligente, vive et jolie, le type même de la jeune intellectuelle moderne, dans la Chine des années 1920, éprise de liberté et frondeuse, voire provocatrice. Elle se présente ainsi au nouveau venu, dans un torrent de paroles :

"我是一个无学识的女子——本来,‘女子’这个可怜的名词,和‘学识’二字是连接不拢来的。你查,学识底人名表册上,能有几个女子底名字么?可是我,硬想要有学识。我说过我是野蛮的,别人以为女子做不好的事,我却偏要去做。结果,我被别人笑一趟,自己底研究还是得不到。

Je suis une femme inculte – d’ailleurs, ce misérable mot, "femme", n’est généralement jamais associé à celui de "savoir". Vous pouvez regarder les listes de savants, combien de femmes y voit-on ? Pourtant moi, je m’entête à acquérir le savoir. Je vous ai dit que j’étais une sauvage ; ce que les gens jugent peu convenable pour une femme, moi je veux le faire. Le résultat, c’est que les gens se moquent de moi et que je n’arrive à rien.

我本来喜欢艺术的,因为人家说女子不能做数学家,我偏要去学理科。可是实在感不到兴味。以后想,穷人打官司总是输,我还是将来做一个律师,代穷人做状子,辩诉。可是现在又知道不可能了。…"

…en fait, j’aime les arts, mais, comme les gens disent qu’une femme ne peut pas devenir mathématicienne, alors, pour leur prouver le contraire, j’ai fait des études scientifiques. Mais, en fait, cela ne m’intéressait pas beaucoup. J’ai ensuite pensé que les pauvres perdaient toujours leurs procès, alors j’ai voulu devenir avocate, pour les aider dans leurs démarches et plaider pour eux. Mais maintenant je sais que c’est impossible…

        

C’est autour de ces trois personnages, Xiao Jianqiu, la veuve Wen et Tao Lan,  que va se nouer le drame, attisé par les médisances colportées par le rival de Xiao, Qian Zhengxing (钱正兴), collègue de famille aisée qui veut épouser Tao Lan.

        

Drame humain : ressorts psychologiques et satire sociale

        

A partir de là, Rou Shi nous décrit un drame humain qui progresse avec une logique implacable. Poussé par la compassion, Xiao Jianqiu rend visite à la veuve, la trouve dans un dénuement total et lui offre de prendre en charge la petite fille, Cailian (采莲).

        

Il est dès lors partagé entre ce sentiment compassionnel et l’amour que lui porte Tao Lan, et qu’elle lui déclare dans de nombreuses lettres. Ses visites répétées à la veuve, cependant, finissent par attiser les commérages dans le village, mais aussi parmi les collègues de Xiao à l’école, poussés par Qian qui a donné sa démission.

        

Lorsque la veuve perd son plus jeune enfant, terrassé par une pneumonie, Xiao se propose de l’épouser, comme ultime solution à sa situation désespérée, et pour faire cesser les commérages, et ce au grand dam de Tao Lan. Mais la veuve se suicide, en le libérant, mais en lui laissant la charge de la petite fille.

        

Dès lors, dégoûté tant par la société que sa propre impuissance, Xiao décide de partir faire une retraite au mont Nü Fo (女佛山) – c’est-à-dire, comme le montrent divers détails, le Putuoshan (普陀山), le monastère dédié à Guanyin dans l’île du même nom au large de Shanghai.

         

Quatre jours après son départ, Tao Mukan reçoit une lettre de son ami qui lui explique qu’il ne reviendra pas, en décrivant l’immense pression sociale à laquelle il n’a pu échapper que par la fuite :

        

自采莲底母亲自杀以后,情形更逼切了!各方面竟如千军万马的围困拢来,。…

现在,我是冲出围军了。我仍是两月前一个故我,孤零地徘徊在人间之中的人。清风掠着我底发,落霞映着我底胸,站在茫茫大海的弧岛之上,我歌,我哭,我声接触着天风了。

采莲的问题,恐伯是我牵累了你们,但…我知道你们一定也爱她的。待我生活着落时,我当叫人来领她,我决愿此生带她在我身边。

Depuis le suicide de la mère de Cailian, je me suis trouvé dans une situation de plus en plus oppressante. De tous côtés je me suis senti assiégé comme par mille divisions, mille chevaux…

Maintenant, j’ai réussi à rompre l’encerclement. Je suis à nouveau l’homme que j’étais il y a deux mois, voyageur solitaire errant de par le monde. Un vent frais me caresse les cheveux, les lueurs du crépuscule se réfléchissent sur ma poitrine ; seul sur cette île isolée au milieu de l’immensité de la mer, je chante, je pleure, et ma voix se mêle au vent du ciel.

En ce qui concerne Cailian, j’ai bien peur de vous imposer une charge, mais… je sais que vous saurez l’aimer. Dès que j’aurai trouvé une situation stable, j’enverrai quelqu’un la chercher ; j’ai décidé de la garder avec moi pour le reste de mon existence.

今天下午五时,有此处直驶上海的轮船,我想趁这轮到上海去。此后或南或北,尚未一定。人说光明是在南方,我亦愿一瞻光明之地。又想哲理还在北方,愿赴北方去垦种着美丽之花。时势可以支配我,象犹如此孑然一身的青年。

A cinq heures, cet après-midi, il y a un bateau direct pour Shanghai, je vais le prendre. Ensuite, j’irai soit vers le sud, soit vers le nord, je n’ai pas encore décidé. On dit qu’au sud il y a la lumière, j’aimerais voir la terre de la lumière. Mais la philosophie se trouve dans le nord, alors je vais aller dans le nord cultiver de belles fleurs. Autant me laisser guider par les circonstances, moi qui suis libre de toute attache.

         

Tao Lan cependant ne s’avoue pas vaincue : elle persuade son frère d’aller chercher Xiao à Shanghai, dans l’infime espoir de l’y retrouver… et, implique Rou Shi sans pouvoir le dire expressément dans le climat de censure de l’époque, se joindre avec lui aux rangs des révolutionnaires – ceux dont la « philosophie » est dans le nord. La nouvelle s’achève ainsi sur des lendemains incertains.

        

Un récit qui reflète l’esprit de l’époque

        

Ces lendemains incertains sont le reflet de l’époque, tout comme les personnages.

        

Des personnages qui cherchent leur voie

        

Xiao est le type du jeune idéaliste, errant sans attaches : orphelin sans famille, ne possédant ni terre ni maison. Tao Lan, elle, celui de la jeune intellectuelle aspirant à une existence de son choix, libérée des contraintes de la société traditionnelle. Tous deux préfigurent le modèle de l’intellectuel engagé aux côtés du Parti communiste, mais, pour l’instant, ils n’en sont qu’à l’heure du doute et du questionnement.

        

Autant, cependant, leur attitude semble authentique, autant Rou Shi raille celle des autres professeurs, engagés dans des discussions stériles sans fin :

他们正在谈论着主义”,好似这时的青年没有主义,就根本失掉青年底意义了。方谋底话最多,他喜欢每一个人都有一种主义,他说,“主义是确定他个人底生命的!和指示着社会底前途的机运的,”于是他说他自己是信仰三民主义,因为三民主义就是救国主义。… 一边又转问:“可不知道你们信仰什么?”

于是钱正兴兴致勃勃,同时做着一种姿势,好叫旁人听得满意一般,开口说道:

“我却赞成资本主义!…

[après le dîner] ils étaient en train de discuter de grandes idées, et il leur semblait que, si un jeune homme ne croyait pas en quelque doctrine en une époque pareille, c’est qu’il avait perdu le sens de ce que signifie être jeune. C’est Fang Mou qui était le plus disert, il voulait que chacun croie en une doctrine, car, dit-il, « ce sont les doctrines qui façonnent une existence ! C’est aussi ce qui détermine l’avenir de la société. » Il ajouta que lui-même croyait aux Trois Principes du Peuple (1) parce que c’était la doctrine qui sauverait la Chine. … Et, se tournant vers les autres, il demanda : « Et vous, en quoi croyez-vous ? »

Alors Qian Zhengxing s’anima, prit la pose de celui qui veut plaire à son audience, et déclara :

«  Moi je suis pour le capitalisme !... »

        

Xiao ne répond rien. Plus tard, Fang Mou dira que sa doctrine, à lui, c’était le pessimisme (他是一个悲观主义者), à quoi son ami Tao Mukan répliquera pour le défendre que, s’il fallait trouver à chacun un principe d’action, chez lui c’était plutôt l’esprit de sacrifice (假如每人都要有一个主义的话,他就是一个牺性主义者).

        

A l’heure de s’occuper de la veuve et de tenter de la tirer de sa situation désespérée, en attendant, Xiao se retrouve seul, et, qui plus est, aux prises avec leurs médisances. Rou Shi décrit une société sclérosée et sclérosante où les intellectuels se limitent des discussions stériles sans répercussions pratiques, symbolisées par ces doctrines en  « ismes » (主义) dont ils se gargarisent à longueur de soirées, une société à laquelle on ne peut échapper que par la fuite.

        

Un contexte chaotique qui accentue le désarroi moral

        

Rou Shi a par ailleurs parsemé sa nouvelle de descriptions et de dialogues qui, outre l’atmosphère des années 1920 en Chine dans une petite ville de province, restituent aussi, indirectement, le contexte historique de crise.

        

C’est le cas dès le premier chapitre : Qian Zhengxing se plaint de ce temps anormalement chaud, et craint qu’il n’annonce quelque catastrophe, à quoi un de ses collègues répond :

         

“哎,灾害是年年不免的,在我们这个老大的国内!近三年来,有多少事,江浙大战,甘肃地震,河南盗匪,山东水灾,你们想?不过像我们这芙蓉镇呢,总还算是世外桃源,过的太平日子。”

ah mais, des catastrophes, on ne peut éviter d’en avoir tous les ans, dans un pays aussi grand que le nôtre ! Au cours des trois dernières années, combien n’en a-t-on pas eu : la grande bataille Jiangsu-Zhejiang (2), le tremblement de terre du Gansu, le banditisme au Henan, les inondations au Shandong, et que sais-je encore ? Notre petit Furong, lui, est toujours aussi paisible, comme un paradis hors de ce monde.

        

Au chapitre cinq, à nouveau, Rou Shi fait une allusion indirecte à la guerre et à la révolution, par le biais d’une discussion entre Xiao Jianqiu et Fang Mou :

        

两人谈的很久,话又转到中国未来的推测方面,就是革命的希望,革命成功的预料。萧涧秋谈到这里,就一句没有谈,几乎全让方谋一个人滔滔地说个不尽。方谋说,革命军不久就可以打到江浙,国民党党员到处活动的很厉害,中国不久就可以强盛起来,似乎在三个月以后,一切不平等条约就可取消,领土就可收回,国民就可不做弱国的国民,一变而为世界的强族。

les deux hommes parlèrent longuement, et la conversation s’orienta vers l’avenir de la Chine, et plus spécialement sur l’espoir en la révolution, et la probabilité qu’elle réussisse. Arrivé à ce point de la discussion, Xiao Jianqiu ne dit plus rien, laissant Fang Mou poursuivre sans faiblir son torrent de paroles. Il dit que l’armée révolutionnaire allait bientôt frapper le Zhejiang et le Jiangsu, que le Guomingdang menait partout des actions virulentes, que la Chine avant longtemps pourrait retrouver puissance et richesse ; il semblait pensable que, dans les trois mois, tous les traités inégaux puissent être abolis, et les territoires perdus repris ; les Chinois ne seraient plus les citoyens d’un pays faible, mais d’une nation puissante.

         

Xiao Jianqiu est marqué par son époque : déraciné et solitaire. En même temps, il est le seul capable de voir la misère autour de lui et tenter d’y remédier ; il écrit à Tao Lan :

我常常自己对自己这么大声叫:不要专计算你自己底幸福之量,因为现在不是一个自求幸福之量加增的时候。

il m’arrive souvent de me crier à moi-même : il ne faut pas rechercher uniquement ton propre bonheur, car ce n’est pas une époque propice à vouloir égoïstement accroître son plaisir.

        

Conclusion

        

La nouvelle se présente ainsi comme le récit d’un drame personnel, mais conté dans le cadre très précis de la période historique troublée des années 1920, ce qui permet à Rou Shi de faire de son personnage principal le symbole de toute sa génération, et l’image de lui-même. Tao Mukan et Xiao Jianqiu représentent en fait les deux faces de sa personnalité et de son expérience : expérience pratique dans un cas, être intime et aspirations dans l’autre.

        

Stylistiquement, cependant, elle présente quelques lourdeurs et maladresses qui empêchent une totale fluidité du texte. Rou Shi fait en particulier trop souvent appel au style épistolaire pour remplacer ce qui devrait normalement être des dialogues entre ses deux personnages principaux, Xiao Jianqiu et Tao Lan. C’est une façon de faire dire aux personnages ce qu’ils ne pourraient exprimer facilement en tête à tête, et de faire avancer la narration, mais le recours aux missives est trop systématique ; seule celle de la fin, expédiée du mont Nü Fo, se justifie vraiment.

        

Rou Shi multiplie en outre les poèmes, lus ou chantés par ses personnages. C’est un procédé stylistique très répandu dans la littérature chinoise, qui permet d’évoquer une atmosphère, en créant une référence raffinée à une œuvre classique. Ce n’est pas vraiment le cas ici, et surtout les poèmes sont le plus souvent très longs et rompent le rythme de la narration au lieu de la soutenir.

        

Xie Tieli a corrigé ces deux défauts en les supprimant dans son film, ce qui confère à celui-ci, dès l’abord, une bien plus grande légèreté.

        

II. Le film : « Février, printemps précoce » (早春二月)

         

Xie Tieli

 

Réalisé en 1963, « Février, printemps précoce » est l’un des plus beaux films de Xie Tieli (谢铁骊), sinon son chef

d’œuvre (3).

        

1962 a été l’année du redressement économique après le Grand Bond en avant, grâce, entre autres, aux mesures de décollectivisation et d’incitation à l’initiative individuelle. Si Mao a été quelque peu marginalisé, il est revenu sur le devant de la scène en lançant, en septembre, « N’oublions jamais la lutte des classes », mais personne n’y prêta alors beaucoup d’attention.

        

En 1963, pour contrer les tendances révisionnistes dans les campagnes, il lance un Mouvement d’éducation socialiste, et une campagne d’émulation des héros modèles. C’est dans ce contexte que Xie Tieli réalise son film, qui va à l’encontre des grands principes énoncés par Mao : il n’a pas de héros ‘positif’, et la fin n’est pas franchement positive non plus.

        

C’est un film profondément humaniste, le troisième d’un réalisateur qui excellait adapter des œuvres littéraires ; c’est un film qui tranche d’autant plus dans le contexte politique, idéologique et artistique de l’époque.

         

Genèse de l’œuvre

       

Quand, en 1961, sortit le second film de Xie Tieli,

« L’ouragan » (《暴风骤雨》), sur le mouvement de réforme agraire dans le nord-est de la Chine en 1946, ce fut un grand succès. Pour récompenser le réalisateur, Zhou Yang (周扬), qui était alors le vice-directeur du Département central de la Propagande, l’invita avec sa famille à passer vingt jours à Beidaihe (北戴河), la station balnéaire de la nomenclature.

         

Ce n’était pas un cadeau pour Xie Tieli qui ne savait pas nager. Il partit avec une valise de journaux et de livres, parmi lesquels la nouvelle de Rou Shi : il tomba sous le charme du récit, qui lui parvenait à travers l’aura de martyr de son auteur.

        

Il vit aussitôt le parti qu’il pouvait en tirer en l’adaptant à

l’écran et décida d’en faire un film : la nouvelle reflétait

l’atmosphère fin de siècle des années 1920, c’est d’ailleurs

 

L’affiche de Février printemps précoce

(1964 )

ce que dit Xiao Jianqiu, pour tenter d’expliquer son humeur à son ami Tao Mukan, au moment de partir : « je pense que je suis un homme fin de siècle » (我想我自己是做世纪末的人), ce qui reste énigmatique dans la nouvelle, mais prenait une nouvelle signification avec le recul du temps.

        

Le projet fut encouragé par Xia Yan (夏衍), alors vice-ministre de la culture. Xie Tieli passa ensuite trois mois à écrire le scénario, privilégiant l’image directe et limitant les dialogues. Il supprima les longues lettres que s’échangent les deux jeunes gens, les remplaça par des dialogues échangés le plus souvent lors de promenades ou dans le calme du bureau de Xiao. Il supprima aussi les longs poèmes, y compris celui de la chanson nostalgique que Xiao est censé avoir composée, remplacée dans le film par un morceau interprété uniquement au piano ; la tristesse qui s’en dégage se lit alors simplement sur le visage de Tao Lan.

        

Le résultat est un film qui conserve la ligne narrative de la nouvelle dans ses grandes lignes, mais l’allège et lui confère une atmosphère de douce nostalgie et de tristesse impalpable, comme hors du temps.

        

Un film très proche et très différent de la nouvelle

       

Si la ligne narrative est conservée, le film privilégie l’image au discours, et suggère une atmosphère de douce tension plutôt que de drame.

        

Douce tension

        

Le film débute par l’arrivée de Xiao Jianqiu à Furong. Dans la nouvelle, le premier chapitre le présente indirectement, à travers les discussions de ses futurs collègues qui

l’attendent à l’école. C’est également lui qui

 

L’arrivée de Xiao Jianqiu à Furong

racontera sa rencontre avec la veuve et ses enfants sur le bateau.

       

Le film, en revanche, le montre sur le bateau, attiré par la petite fille qui joue avec une orange, et entendant alors la vieille voisine racontant la mort de son père. L’atmosphère du film est ensuite rendue dès la seconde séquence par les images de l’arrivée de Xiao Jianqiu au village : l’air est doux, le chemin borde un canal, tout est paisible, dans une lumière tamisée. Atmosphère feutrée qui pourrait être idyllique mais dont on sait déjà qu’elle recèle un drame larvé annoncé dans la séquence précédente.

       

Une tension est ainsi créée, qui va augmenter au fil des séquences, pour aboutir au suicide de la veuve, qui ne la résout pas totalement, mais rompt « l’encerclement » où se débattait Xiao et amène la pseudo solution finale.

        

Drame psychologique

       

Tao Lan et Xiao Jianqiu

 

L’histoire est ainsi traitée essentiellement sous son aspect de drame intérieur, drame dont le ressort est surtout psychologique. A cet égard, la progression de la tension narrative n’est pas exactement celle de la nouvelle. Dans celle-ci, Xiao n’annonce sa décision d’épouser la veuve que lorsque les médisances dans le village et à

l’école ont rendu la situation intenable et pour lui et pour elle.

        

Dans le film, sa décision intervient bien plus tôt, comme si elle découlait directement de sa

première rencontre sur le bateau, et de la compassion qu’il avait tout de suite ressentie. D’ailleurs, quand il l’annonce à Tao Lan et que celle-ci lui demande s’il aime la veuve, à sa réponse affirmative elle répond : « Non, ce n’est pas de l’amour, c’est de la compassion ! »

       

En outre, Xie Tieli a rajouté un personnage : l’élève pauvre Wang Fusheng (王福生), pour lequel il ressent également un très fort sentiment de compassion. Après le suicide de la veuve Wen, l’annonce que lui fait le malheureux enfant que son père s’est cassé une jambe et qu’il doit arrêter ses études pour faire vivre sa famille est le facteur supplémentaire qui entraîne la résolution finale des conflits intérieurs dans lesquels se débat Jianqiu depuis son arrivée à Furong.
       
Le départ final de Jianqiu, énigmatique et ambivalent, peut ainsi s’analyser en terme de résolution des contradictions internes du personnage.

       

Esthétique raffinée

       

Logiquement, Xie Tieli a porté toute son attention sur l’image et le jeu des acteurs, qui soutiennent remarquablement son choix scénaristique. Il se dégage ici totalement de la gangue du théâtre dont le cinéma chinois a mis du temps à se libérer. Xie Tieli a bien assimilé et dépassé les leçons de Shui Hua (水华) avec lequel il a fait ses débuts de réalisateur, comme assistant sur le tournage de « La boutique de la famille Lin » (林家铺子).

       

Les scènes en extérieur marquent une recherche inspirée de la peinture de paysage ; la caméra capte la douceur du début du printemps, aussi bien que le brusque retour du froid, dans un paysage baigné de la lumière feutrée par la neige. La nature n’est pas seulement un cadre, elle participe du drame psychologique, et le reflète, à moins que ce soit lui qui s’y reflète. Xie Tieli conserve cependant l’art des gros plans sur l’expression des visages qui viennent, eux, du cinéma des années trente et cinquante. Xie Tieli est à la charnière entre deux époques.

 

Discussion avec Tao Mukan

       

Les acteurs sont tous remarquables, et remarquables de naturel, mais, outre la petite actrice qui joue le rôle de Cailian, on garde surtout le souvenir de Sun Daolin (孙道临) dans le rôle de Xiao Jianqiu, Xie Fang (谢芳) dans celui de Tao Lan et Shangguan Yunzhu (上官云珠) dans celui de la veuve.

       

Xie Fang et Sun Daolin étaient deux des acteurs les plus célèbres et les plus populaires de l’époque.  Xie Fang devait sa notoriété à son interprétation de Lin Daojing (林道静) dans « Le chant de la jeunesse » (《青春之歌》) de Cui Wei (崔嵬) et Chen Huai’ai (陈怀皑), Sun Daolin à son rôle dans « Corbeaux et moineaux » (乌鸦与麻雀》), de Zhang Junli (郑君里), en 1948, et ensuite à ses rôles dans plusieurs grands films des années cinquante.

       

Tristesse évoquée au piano

 

Xie Fang et Shangguan Yunzhu allaient se

retrouver l’année suivante sur le tournage d’un autre chef d’œuvre de ces dernières années avant la Révolution cultuelle : « Sœurs de scène » (舞台姐妹》) de Xie Jin (谢晋). On a

l’impression d’une entente parfaite entre les interprètes.

        

Le film connut, à sa sortie, le succès retentissant qu’il méritait, mais fut aussitôt attaqué.

        

Un film très controversé

       

« Février, printemps précoce » frappe par la modernité de son approche : loin des schémas révolutionnaires montrant des héros positifs inéluctablement portés vers un destin qui les transcende, Xie Tieli y fait plutôt le portrait délicat d’une jeunesse désorientée, d’un mal de vivre quasi existentiel. Et la fin n’arrange pas les choses.

       

Dénouement laissé ouvert

        

Dans la nouvelle comme dans le film, le dénouement est laissé ouvert, mais de manière différente. Dans la nouvelle, Xiao Jianqiu explique longuement ses intentions dans une lettre à son ami Tao Mukan. Il ne reviendra pas au village, il va aller vers le nord, là où est « la philosophie » ; on peut y lire, comme c’est généralement le cas, l’intention de se joindre aux intellectuels de gauche et aux révolutionnaires. Dans l’esprit de Rou Shi, c’était vraisemblablement le sens de ce dernier message, camouflé sous un aspect anodin pour éviter la censure.

       

Dans le film, on ne sait pas, la fin est vraiment ouverte. Xiao part précipitamment « pour le mont Nü Fo » en laissant toutes ses affaires, et, quand Tao Lan l’apprend, elle se précipite en courant comme si elle voulait le rattraper sur la route.

        

Xie Tieli n’appuie pas sur l’engagement révolutionnaire présumé de Xiao, comme il aurait pu le faire. Son propos est différent : il montre surtout le désarroi d’un jeune homme pris dans un réseau de contradictions insoluble, et qui tente de s’en sortir par la

 

Xiao et la veuve Wen

fuite, comme s’il n’y avait pas véritablement de solution. Ce que semble vouloir dire le réalisateur, c’est que la compassion n’est pas une solution, l’amour non plus.

       

Mais si fuite il y a, on ne sait trop vers quoi. L’évocation de la « philosophie » du nord, dans la nouvelle, a disparu. On ne sent pas vibrer en Xiao Jianqiu la passion qui anime les héros révolutionnaires des films des années cinquante. La désillusion et le doute semblent bien plutôt être son fait. Quant à Tao Lan, elle n’a rien non plus d’une Lin Daojing.

        

Une atmosphère ‘négative’ malgré le titre

       

Xie Fang en Tao Lan

 

Non seulement les héros ne sont pas positifs, l’atmosphère elle-même est sombre. Le titre, pourtant, semblait indiquer un accent mis sur l’espoir lié au printemps : alors que celui de la nouvelle est juste « Février », avec la connotation hivernale qu’il comporte, le titre du film met en avant les deux premiers caractères signifiant  ‘Printemps précoce’ (早春), février ne vient qu’ensuite.

        

Cependant, si la douceur printanière est bien là dans les premières séquences, elle est vite chassée par un retour du froid, la pluie et la neige. C’est un paysage hivernal qui règne dans une bonne partie du film.

        

La beauté impressionniste des images, la subtilité de la construction et de l’esthétique emportent aujourd’hui

l’adhésion. Il n’en fut pas ainsi en 1964. Le film tranchait sur la production cinématographique moyenne par le

traitement en profondeur de la psychologie des personnages, par la sensibilité avec laquelle elle était rendue. Les critiques se déchaînèrent.

        

Les attaques

       

Les attaques qui couvaient sous le manteau depuis la sortie du film devinrent publiques avec la parution d’un article dans le Quotidien du Peuple, le 15 septembre : « Où va nous conduire le film « Février, printemps précoce » ? » Les auteurs s’en prenaient à une vision dépassée : l’intellectuel décrit dans la nouvelle n’était déjà pas d’avant-garde au temps de Rou Shi, alors pourquoi exalter un tel personnage en 1964 ? Mao Zedong l’avait bien affirmé dans son poème « Neige » () (4) :

俱往矣,数风流人物,还看今朝

« [les héros du passé] ont été emportés par le vent,

le véritable héros est à chercher dans le présent. »

       

Le film a un éclat brillant, mais trompeur, continuait l’article, à l’intérieur, c’est comme « du coton usé » : il défend un humanisme bourgeois et la concorde entre les classes. Comment un tel film pouvait-il être utile à un peuple en train de bâtir une nouvelle société ? Le personnage principal vivait « une tempête dans une tasse », c’était un esprit hésitant et pusillanime, habillé de bonté pour dissimuler ses faiblesses, capable seulement de fuir devant la réalité. Son esprit charitable ne pouvait qu’endormir la conscience de classe des masses laborieuses.

        

Le studio de Pékin fut également accusé : comment avait-il pu autoriser un tel film, et dépenser autant d’argent pour le tourner ? Mais la conclusion ne fut pas l’interdiction : au contraire, on poussa le public à aller le voir, massivement, pour qu’il serve de leçon en permettant aux masses d’élever leur capacité de vigilance (5).

 

Affiche sortie pour les cent ans

du cinéma chinois

        

Il s’agissait là des signes avant-coureurs de la Révolution culturelle…

        

Le film passa aux oubliettes pendant près de quinze ans, et ressortit en 1978, avec autant de succès. Il fut projeté au festival de Cannes en 1979, dans la section ‘Un certain regard’, et participa alors à la découverte sidérée d’un cinéma chinois totalement inconnu.

 

Le film

        

        

Notes

(1) Les Trois Principes du Peuple (三民主义) : doctrine élaborée par Sun Yat-sen dès 1912 comme base de son programme politique – ces trois principes fondamentaux sont la démocratie, le nationalisme et la justice sociale.

(2) Première bataille Jiangsu-Zhejiang dans le cadre de la guerre entre la clique du Zhili et celle de Fengtian pour le contrôle de Shanghai, en septembre 1924. Quant au tremblement de terre au Gansu, il y en a eu un dévastateur en 1920. Ces dates permettent de situer l’action de la nouvelle : vers 1925.

(3) Sur Xie Tieli, voir : www.chinesemovies.com.fr/cineastes_Xie_Tieli.htm

(4) Poème écrit en 1936, mais publié seulement en 1945.

(5) Voir Régis Bergeron, « Le cinéma chinois, 1949-1983 », p. 189-192.

       


       

Lire en complément :
La traduction du témoignage personnel de Xie Tieli sur son film, publié sur son blog en date du 27 décembre 2007 :
www.chinesemovies.com.fr/films_Xie_Tieli_fevrier_printemps_precoce.htm

       

       

 

 

        

 

 

    

    

 

 

 

     

 

 

 

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