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Rou Shi 柔石
1901-1933
Présentation
par Brigitte Duzan, 11 décembre 2011
Exécuté à
trente ans par le Guomingdang, en février 1931, Rou Shi
(柔石)
est l’un de ces nombreux écrivains et artistes victimes
des passions idéologiques et luttes de pouvoir d’une
époque chaotique. En dépit d’une très courte période
créatrice, et du silence relatif maintenu sur les
circonstances de sa disparition, il a laissé une œuvre
qui le place au rang des écrivains chinois les plus
marquants des années 1920-1930, en particulier grâce à
ses liens avec
Lu Xun (鲁迅).
Une brève
existence
Rou Shi (柔石),
de son vrai nom Zhao Pingfu (赵平复),
est né en 1901 à Ninghai, dans le Zhejiang (浙江宁海),
petite localité aujourd’hui intégrée dans le district
côtier de Xiangshan (象山县)
dépendant de la ville de Ningbo (宁波市). |
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Rou Shi |
Ecole normale et
instituteur
Issu d’une famille de lettrés sur plusieurs générations, il a
cependant connu une enfance relativement pauvre, son père ayant
été obligé de prendre un petit commerce pour assurer le
quotidien. L’enfant ne put aller à l’école qu’à dix ans, ce qui
a certainement déterminé son engagement précoce en défense de
l’enseignement.
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Sa maison natale à Ninghai |
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En
1917, il va au collège à Taizhou (台州),
puis, l’année suivante, à l’automne 1918, est admis à l’école
normale de Hangzhou. Il n’a que dix-sept ans, mais il devient
membre de la société littéraire ‘L’aube’ (晨光社
chénguāngshè)
et participe au mouvement pour la nouvelle littérature (新文学运动).
Il
obtient son diplôme en 1923 et part à Pékin où il s’inscrit à
l’université comme auditeur libre (旁听生).
Il y reste deux ans et revient à Ninghai en 1925. Il devient
alors instituteur à Cixi (慈溪),
au nord de Ningbo, puis dans d’autres petites localités ; cette
connaissance du milieu scolaire des petites villes lui inspirera
nombre de personnages de ses nouvelles.
Nouvelle littérature et
premières nouvelles
En même temps,
en effet, il commence à écrire et, au tout début de
1925, publie à compte d’auteur, à Ninghai, son premier
recueil de nouvelles : « Les fous » (《疯人》).
C’est un petit livre de papier jaunâtre aux bords mal
découpés (毛边本)
contenant six courtes nouvelles écrites entre septembre
1923 et fin 1924 : « Avenir » (《前途》),
« Une conversation ennuyeuse »
(《无聊的谈话》),
« Sur le bateau » (《船中》),
« Le fossé de l’amour »
(《爱的隔膜》)
et « Ah ! un peu d’amour » (《一线的爱呀!》),
outre la nouvelle du titre.
Ces premières
nouvelles reflètent les désillusions des intellectuels
chinois au lendemain du mouvement du 4 mai, alors que
les grands idéaux qu’il avait fait naître sont en train
de s’essouffler. Elles traduisent cependant une certaine
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Un manuscrit de la main de Rou Shi |
naïveté, une certaine maladresse ; lui-même l’a reconnu : « Je
ne sais pas trop si c’est un plat de riz ou de légumes, j’ai
bien peur que ce soient des restes à jeter. » (“书不知是菜蔬还是米饭,大概怕是糟粕一类东西了。”).
Comme son frère avait une petite boutique, les pages du livre
ont servi à emballer la marchandise. Un chercheur en a retrouvé
par hasard un exemplaire, signé Zhao Pingfu, dans une librairie
de Xidan, à Pékin, en 1962…
Ecrivain engagé et
communiste militant
L’hebdomadaire Yusi, 1928 |
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L’été 1927, Rou
Shi crée un collège à Ninghai dont il prend bientôt la
direction. Il devient le responsable de l’éducation de
tout le district.
En mai 1928, il
participe à Ningbo au soulèvement paysan dit « de
Tingpang » (亭旁农民暴动) ; après l’échec de l’insurrection, son école est détruite, le personnel
dispersé, il part à Shanghai et s’engage à fond dans la
recherche littéraire.
En décembre, il
devient rédacteur de la revue d’avant-garde Yusi,
ou ‘Fils de discours’ (《语丝》), hebdomadaire créé en novembre 1924 qui regroupait les écrivains autour
de
Lu Xun (鲁迅), son frère Zhou Zuoren (周作人),
Lin Yutang (林语堂),
etc…
C’’était le premier magazine littéraire à publier
exclusivement des essais, d’où le titre, |
tout en revendiquant
une liberté d’esprit dans la ligne du 4 mai.
Puis Rou Shi
crée, avec Lu Xun, la société littéraire Zhāohuá,
ou ‘Splendeur du matin’
(朝华社),
dont
l’objectif est de promouvoir la création littéraire,
mais aussi de faire connaître la littérature étrangère,
en particulier d’Europe du Nord et de l’Est. Dans ce but
est créé l’hebdomadaire Zhāohuá
(《朝华》周刊),
dont le premier numéro sort
le 6 décembre
1928 « comme un bouton de fleur éclos tôt le matin » (早晨开的花朵) ; Rou Shi
en édite vingt numéros avant que la publication soit
arrêtée, en septembre 1929.
Ces activités
littéraires le rapprochent de Lu Xun avec lequel il
collabore étroitement. En 1930, il devient membre de la
Ligue des écrivains de gauche (中国左翼作家联盟)
en mars, puis du Parti communiste en mai.
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L’hebdomadaire Zhaohua, 1929 |
Les romans et
nouvelles qu’il écrit en même temps
participent du même mouvement littéraire héritier du 4 mai et de
ses idéaux. 1929 et 1930 sont deux années extrêmement fécondes.
Nouvelles, roman et
traductions
Février |
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De ces deux
années datent les quatre principales œuvres qui nous
restent de lui, outre des traductions.
En 1929, il
publie en effet deux nouvelles ‘de taille moyenne’ (中篇小说), « Les trois sœurs » (《三姊妹》),
et surtout, la plus connue,
« Février »
(《二月》),
puis,
en octobre, un roman :
« Mort
de l’ancien temps »
(《旧时代之死》).
L’année
suivante, en juillet 1930, c’est un recueil de nouvelles
qui est publié, par la Commercial Press de Shanghai : « Espoir »
(《希望》).
Mais il ne faut
pas pour autant négliger son apport en tant que
traducteur. Il a en effet, entre autres, traduit des
œuvres des Russes Lunacharski et Gorki qu’il a contribué
à |
faire
connaître en Chine ; on comprend qu’il se soit senti
proche d’eux.
De Lunacharski,
d’abord, il a traduit une pièce publiée en 1918 à
Petrograd, « Faust
et la ville »
(《浮士德与城》),
éditée
en Chine
avec une
postface de Lu Xun. Théoricien original de l’art et de
la religion né en 1875, collaborateur de différents
journaux russes après la révolution de 1905, Lunacharski
est le créateur du concept de « culture prolétarienne »
(proletkult), tentative d'application des
théories marxistes à la création artistique dont on
retrouvera l’influence en Chine ; c’était aussi
certainement un modèle pour le jeune Rou Shi, car,
commissaire à l'Instruction d'octobre 1917 à 1929, il
eut une influence déterminante dans ce secteur, ainsi
que dans le domaine artistique, avec ses nombreux essais
littéraires, ses études sur l'art, le théâtre,
l'éducation. |
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Lunarcharski |
De Gorki, Rou
Shi a traduit « La maison Artamonov », roman
publié en 1925 qui retrace l’échec tragique des classes
moyennes russes dans les décennies précédant la
révolution. Là encore, le roman ne pouvait que toucher
des cordes sensibles chez un jeune intellectuel chinois
de la même époque : il relate
en effet l'aventure d’une famille, du premier des
Artamonov, libéré du servage en 1861 et fondateur de la
filature qui porte son nom, jusqu’à son petit-fils qui
doit en hériter ; mais deux générations se sont
écoulées, et bien des changements sont intervenus dans
les mentalités et les rapports sociaux… exactement comme
en Chine.
Mais cette élan créateur est brisé net au début de 1931.
Une mort
brutale
Le 17 janvier
1931, en effet, il est arrêté par un commando
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Traduction en chinois de
La maison Artamonov |
du Guomingdang lors d’une réunion de la Ligue des écrivains de
gauche, avec quatre autres camarades : Hu Yepin (胡也颇), Feng Keng (冯铿),
Li Weisen (李伟森)et Yin Fu (殷夫).
Un martyr…
Emprisonnés
dans la prison Longhua (龙华狱),
dans le sud-ouest de Shanghai, ils furent ensuite
exécutés dans le plus grand secret dans la nuit du 7
février, après jugement d’un tribunal spécial. On les
appelle « les cinq martyrs de la Ligue de gauche » (“左联五烈士”),
cinq parmi des centaines d’intellectuels de
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Les cinq martyrs |
gauche qui
furent victimes à la même époque de la politique d’épuration du
Guomingdang qui tentait de consolider son pouvoir à Shanghai.
Rou Shi et Lu Xun |
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Cette fin aussi soudaine que tragique est enrobée d’un mystère
qui n’a toujours pas été éclairci. Dans
« L’énigme des Cinq
Martyrs », le critique T. A. Hsia a suggéré que leur exécution
fut en fait le résultat de rivalités
internes entre diverses factions du Parti communiste.
Selon
lui, ce 17 janvier 1931, la police de la Concession
internationale aurait fait irruption lors d’une réunion
préparatoire du Congrès des Soviets chinois après avoir
été informée par des membres du Parti qui étaient en
faveur de la faction soutenue par le Komintern, à
laquelle étaient opposés |
Rou Shi et ses amis. Ceux-ci auraient
été en train de constituer une faction pro Li Lisan (李立三)
au sein du Parti (1) quand
ils ont été
arrêtés par la police étrangère et remis au Guomingdang.
…
célébré par Lu Xun
On mesure la
perte ressentie à la nouvelle de la mort du jeune
écrivain en lisant ce qu’a écrit Lu Xun en hommage à son
ami disparu.
Peu de temps
après avoir appris sa mort, en effet, alors que Lu Xun
s’était lui-même mis en sécurité pour éviter le même
sort (3), il lui a d’abord dédié un superbe poème
intitulé « Lamentation pour Rou Shi » (《悼柔石》)(2) :
惯于长夜过春时, 携妇将雏鬓有丝。
guànyú chángyè guò chūnshí, qièfù jiāngchú bìn yǒusī
.
梦里依稀慈母泪, 城头变幻大王旗。
mènglǐ yīxī címǔ lèi,chéngtóu biànhuàn dài wàngqí.
忍看朋辈成新鬼, 怒向刀丛觅小诗。
rěnkàn péngbèi chéng xīnguǐ, nù xiàng dāocóng mì
xiǎoshī .
吟罢低眉无写处, 月光如水照缁衣。
yínbà dīméi wú xiěchù, yuèguāng rúshuǐ zhào zīyī .
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Le poème de Lu Xun « Lamentation pour Rou
Shi », calligraphié par l’auteur |
Habitué aux
longues nuits de printemps,
dans ma fuite avec femme et enfant, j’ai vu blanchir mes tempes.
En rêve m’apparaît vaguement le visage en pleurs d’une mère
aimante 1,
sur les murailles des
villes changent les bannières seigneuriales2,
Je ne peux que rester là, à regarder les amis devenir de
nouveaux esprits 3,
ma colère face aux buissons
de dagues4 cherchant quelques vers en réplique.
Mais ce chant entonné, je baisse les yeux et ne peux
l’écrire5,
la lueur de la lune telle
de l’eau baigne ma robe noire.
1. Allusion probable à la mère de Rou Shi ; Lu Xun a laissé ce
témoignage à son propos :
« Je me souviens que Rou Shi était parti chez lui juste avant le
Nouvel An et y était resté si longtemps que certains de ses amis
lui en avaient fait le reproche. Il leur répondit tristement que
sa mère avait complètement perdu la vue et comme elle lui avait
demandé de rester un peu plus longtemps, il ne pouvait se
résoudre à partir. Je sais ce que ressentait cette mère aveugle
et combien Rou Shi lui était attaché.
Lorsque Beidou (Le journal ‘la Grande Ourse’《北斗》)
a été
édité [le 20 septembre 1931], je voulais écrire quelque
chose sur Rou Shi mais n’y suis pas parvenu. Tout ce que
j’ai trouvé pour célébrer sa mémoire est cette gravure
de Käthe Kollwitz intitulée « Offrande » représentant
une mère offrant son fils en sacrifice. Je suis le seul
à savoir que c’était en mémoire de Rou Shi. »
Note :
Beidou était le journal de la Ligue des écrivains de
gauche ;
Ding Ling
(丁玲)
en prit la
direction après la mort de son
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Offrande (Das Opfer) |
compagnon,
Hu Yepin. Quant à la gravure, elle fait partie d’une série
intitulée « La guerre » et date de 1922.
2. les changements de drapeaux sur les murailles font allusion aux
luttes entre seigneurs de guerre et Chang Kai-chek dans les
années précédentes, 1929-30 ;
3. L’image de “nouveaux esprits” est une référence au premier vers
du poème de Du Fu (杜甫)
« Affrontant la neige » (《对雪》) :
après la bataille, on entend pleurer de nombreux nouveaux
esprits (战哭多新鬼) ;
4.
les « buissons de dagues » (刀丛)
sont une référence à l’enfer bouddhiste désigné par l’expression
« forêt de dagues et arbres d’épées » (刀林剑树
dāolín
jiànshù),
c’est-à-dire autant d’instruments de tortures ;
5.
derniers vers : allusion à la censure qui interdit d’écrire de
tels vers, et surtout de les publier.
En
1932, ensuite, Lu Xun a écrit un essai pour exprimer ce qu’il a
ressenti lorsqu’il apprit l’exécution des « Cinq Martyrs » - « Ecrit
pour lutter contre l’oubli » (《为了忘却的记念》) :
« J’étais debout, au milieu de la nuit, seul dans la cour d’une
auberge japonaise (3)… Tout le monde dormait, y compris ma femme
et mon fils. J’avais le sentiment très vif qu’il s’agissait pour
moi de la perte de vrais
amis, et
pour la Chine de la perte de jeunes parmi les meilleurs. Quand
ma peine et ma colère se furent un peu calmées, je retrouvai mes
vieilles habitudes et griffonnai quelques vers… »
Sa
peine fut ravivée encore lorsque
Ding
Ling (丁玲)
fut enlevée
par un commando du Guomingdang, le 4 mai 1933. Tout le monde
croyait qu’elle avait été exécutée, et Lu Xun associe alors son
sort à celui de Rou Shi ; le 30 juin 1933, alors qu’il est allé
se faire vacciner contre la variole, il écrit, en pensant qu’il
a dépassé les cinquante ans : « Cinquante ans, c’est bien peu de
choses en regard de l’âge de la Terre, mais, en terme d’histoire
humaine, c’est un demi-siècle, c’est plus que ce que Rou Shi et
Ding Ling ont eu la chance de vivre. »
Le
4 septembre, en apprenant que
Ding
Ling est vivante, il écrit cependant à Wang Zhizhi (王志之) :
« Ding Ling est bien vivante, mais, à l’avenir, on ne peut plus
espérer d’elle qu’elle écrive à nouveau, ou du moins pas ce
qu’elle a écrit dans le passé. C’est le prix à payer pour sauver
sa peau. »
Rou Shi, lui, est resté la victime pure, hors de tout compromis
sur les principes que Lu Xun redoutait tant…
Notes :
(1) C’est-à-dire pour un soulèvement général en vue d’une
révolution globale, alors que le Komintern préconisait que le
PCC se limite à des actions dans quelques provinces.
(2) Le poème était initialement sans titre, et, comme souvent,
on utilisa d’abord les quatre premiers caractères pour s’y
référer : « Habitué à de longues nuits »
(惯于长夜).
Mais Lu Xun l’a mentionné sous le titre actuel dans une lettre
du 20 décembre 1934 à son éditeur.
(3) Après l’arrestation de Rou Shi et des autres, à la fin de
janvier 1931, l’ami japonais de Lu Xun, Uchiyama, l’a aidé, lui
et sa famille, à trouver refuge dans une auberge possédée par
des Japonais à Shanghai. Il l’aidera à nouveau un an plus tard
en le faisant passer dans la concession internationale.
Traduction en français :
Février, traduit du chinois par
Wang Chun-Jian avec la collaboration d’Anne Thieulle,
Actes Sud, 1985.
A lire en complément :
Février (《二月》)/ Février,
printemps précoce (《早春二月》)
Analyse comparée de la nouvelle de Rou Shi (柔石)
et de son adaptation cinématographique par Xie Tieli (谢铁骊)
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