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Anthologie historique de la prose romanesque taïwanaise moderne :

Publication des deux premiers volumes

par Brigitte Duzan, 13 février 2017 

 

Fin décembre 2016 sont parus aux éditions You Feng les deux premiers volumes d’une Anthologie historique de la prose romanesque taiwanaise moderne établie sous la direction d’Isabelle Rabut, professeur à l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco), et Angel Pino, professeur à l’université Bordeaux Montaigne, tous deux lauréats du Prix culturel franco-taïwanais de l’Académie des sciences morales et politiques.

 

Cette anthologie comptera au final quatre volumes couvrant la période du 20ème siècle, de la colonisation japonaise à la fin du siècle [1]. C’est le premier recueil de textes taiwanais traduits en français quipropose une vue d’ensemble de l’évolution de la littérature taiwanaise au 20ème siècle. Le contexte historique et littéraire est donné dans la préface de l’ouvrage, dans laquelle Isabelle Rabut et Angel Pino analysent les différents courants qui ont marqué la période ;

 

Premier volume

chaque œuvre est ensuite précédée d’une notice biographique détaillée sur son auteur. Il s’agit donc bien d’une anthologie historique, comme l’annonce le titre.

  

Second volume

 

Les deux premiers volumes publiés sont le fruit de trois ans de préparation, et les traductions l’œuvre de sept traducteurs connus pour leur travail sur la littérature taïwanaise.

 

Intitulés « Le petit bourg aux papayers » (《植有木瓜樹的小鎮》) et « Le cheval à trois jambes » (《三腳馬》), en reprenant lestitres de deux des nouvelles représentatives qu’ils comportent, l’une de Long Ying-zong (龍瑛宗) et l’autre de Cheng Ching-wen (鄭清文), ces deux volumes présentent un panorama de la littérature taiwanaise de la colonisation japonaise, au début du 20ème siècle, jusqu’à l’après-guerre, en couvrant les années 1950 et 1960, période de mutation et de développement rapide de cette littérature marquée par l’émergence du courant moderniste.

 

Les troisième et quatrième volumes, à paraître en 2018, viendront compléter les précédents pour montrer l’évolution ultérieure, des années 1970 à la fin du siècle.

 

I. Le petit bourg aux papayers 

 

Sous l’occupation japonaise [2], Taiwan est soumise à un processus d’assimilation forcée, renforcé par le mouvement kominka à partir de 1937. Le japonais devient langue officielle et obligatoire. En même temps, au milieu des années 1920, dans le sillage du mouvement de la Nouvelle Culture, naît une littérature en langue vernaculaire profondément marquée par le contexte colonial, avec d’une part l’illustration de thèmes « de gauche » d’oppression et d’injustice sociale, mais, surtout à partir du début de la guerre, des textes exprimant aussi le désarroi des jeunes, déchirés entre leurs racines taïwanaises et la fascination d’un Japon qui symbolise pour eux la modernité.

 

Ce premier volume de l’anthologie reflète cette complexité : à côté de quelques grands classiques très connus comme «Une balance» (《一桿稱仔》), de Loa Ho (賴和), ou «Le livreur de journaux» (《送報夫》), de Yang Kuei (楊逵), qui dépeignent les brutalités et injustices subies par un petit marchand de légumes d’un côté, un jeune coursier exploité par un éditeur japonais de l’autre, figurent des textes d’auteurs moins connus qui expriment les doutes et contradictions qui ont marqué les années 1930 et 1940.

 

Comme l’a souligné Isabelle Rabut lors de sa présentation de l’ouvrage le 12 février 2017 au Centre culturel de Taiwan à Paris [3], les sept textes que comporte ce volume ont été écrits en japonais, et publiés à l’époque dans des revues en japonais, mais seuls deux d’entre eux ont été traduits de cette langue ; les autres ont été traduits de traductions en chinois qui font référence. Ces traductions en chinois ont conservé des termes japonais transcrits en caractères chinois, qui ont été rendus en transcription phonétique dans la traduction française. Ce sont donc des textes dont l’intérêt tient également à cette histoire linguistique complexe.

 

Textes de Lai He/Loa Ho (賴和), Yang Kui/ Kuei (楊逵), Wu Yong-fu (巫永福), Lü He-ruo (吕赫若), Long Ying-zong (龍瑛宗), Zhang/ Chang Wen-huan (張文環) et Wang Chang-hsiong/ xiong (王昶雄) [4], traduits du chinois ou du japonais par Sonia Au Ka-lai, Mélie Chen, Chou Tanying, Gérard Henry, Charlotte Malo-Masuda, Angel Pino et Isabelle Rabut, et édités par Angel Pino et Isabelle Rabut.

 

·         Extraits de la nouvelle « Le Chapon » (Enkei) de Chang Wen-huan

Nouvelle de 1942 traduite par Chou Tanying et Mélie Chen

 

Extrait de l’introduction à la nouvelle par Isabelle Rabut et Angel Pino, p. 266

 

"Dans "Le chapon" (Enkei), l'auteur décrit d’une plume acerbe l'atmosphère étouffante et cancanière d'un village traditionnel, et les rêves égoïstes que suscite l'irruption de la modernité, représentée ici par la construction hypothétique d'une nouvelle gare de chemin de fer. Le destin des fils, et plus encore des filles, y est souvent entravé par les calculs à court terme des parents.[...] Le chapon de bois, emblème de la pharmacie Bonne fortune, règne ainsi ironiquement sur cette histoire pleine d'attentes vaines et d'espoirs avortés." 

 

Extrait de la traduction, pp 300-301

 

「村人們看到阿勇這生硬的新郎,便想起了庄長的兒子結婚時的事,反覆地當作永不厭膩的笑料來談了。那位新郎穿著大禮服,戴上大禮帽,一出現就以那種異樣的姿態驚倒了村人們。那有尾巴的上衣與水桶般的帽子使村人們個個瞪圓了眼睛。不是瘋了吧?村人們啞然,被敬了香菸也說不出話來。這已經不是可笑不可笑的問題啦,村子裡的女人們趕快躲進房間裡笑得前仰後合,有些急性子的人還為新娘擔心起來。還好有識之士又出來了,告訴大家那是西洋的禮服。禮服還可以忍受,可是那有邊的桶子,實在教人沒辦法領教。」

── 張文環,〈閹雞〉(1942),鍾肇政譯。

 

“En voyant le marié si raide, les villageois se souvinrent du mariage du fils du maire du village, qui était leur inlassable sujet de moqueries. Accoutré d’une queue-de-pie et d’un chapeau haut-de-forme, ce dernier avait, dès son apparition, pétrifié les villageois par son incroyable allure. Tout le monde avait écarquillé les yeux en découvrant cette veste dotée d’une queue et ce couvre-chef en forme de seau. Est-ce qu’il avait perdu la tête ? Interdits, les villageois n’avaient pu prononcer une parole, même en recevant les cigarettes. C’était au-delà du ridicule. Les femmes se précipitaient dans les chambres et se tordaient de rire. Les plus inquiets se préoccupaient déjà de l’avenir de la mariée. Heureusement, les personnes instruites intervinrent à nouveau pour expliquer à tout un chacun que c’était là un costume venu d’Occident. Passe encore pour la queue-de-pie, mais ce seau muni d’un rebord était inadmissible.”

 

·         Extraits de la nouvelle « Le petit bourg aux papayers » de Long Ying-zong

Nouvelle de 1937 traduite par Chou Tanying

 

Extrait de l’introduction à la nouvelle par Isabelle Rabut et Angel Pino, p. 183

 

"Chen (Yousan) incarne ainsi le mal-être des jeunes intellectuels taïwanais soucieux de se démarquer de leurs compatriotes, alors même que les discriminations imposées par le colonisateur les empêchent d'accéder au statut social dont ils rêvent. Mais ses idéaux, symbolisés par les élégants papayers qui s'élancent vers le ciel, vont se fracasser contre la dure réalité ambiante...Long Ying-zong dépeint avec talent le gouffre intérieur dans lequel sombre peu à peu son héros aux illusions perdues."

 

Extrait de la traduction, pp. 200

 

「腳下的小路微白地彎曲,而後被吞食於黑夜中。前面草地的邊上,有一羣木瓜樹,靜靜地吸著剛上升的上弦月光。地上投射淡淡的樹影。」
── 龍瑛宗,〈植有木瓜樹的小鎮〉(1937),
張良澤譯。

 

"À leurs pieds, le sentier faiblement éclairé s'en allait sinueux avant que sa blancheur ne fût engloutie par la nuit. Au bord de la pelouse devant eux, des papayers aspiraient silencieusement les rayons de la lune ascendante qui venait de se lever, et projetaient sur le sol leurs ombres légères."

 

II. Le cheval à trois jambes

 

Ce volume couvre donc la période allant de 1945 à la fin des années 1960.

 

1945 est l’année de la défaite japonaise et celle où le gouvernement nationaliste reprend possession de Taiwan. Après troubles et protestations, la répression sanglante d’un soulèvement dite « incident du 2.28 » (二二八事件) entraîne l’imposition de la loi martiale en février 1947, et règne alors un climat de terreur. Ce qu’il est convenu d’appeler « la grande migration » amèneà Taiwan plus d’un million d’exilés du Continent fuyant les communistes. Les écrivains taïwanais sont alors marginalisés et l’interdiction d’utiliser le japonais réduitnombre d’entre euxau silence.

 

« La littérature, nous explique l’introduction à ce volume, parvient cependant à s’affranchir des thèmes imposés de la lutte anti-communiste, et la fin des années 1950 voit éclore un courant moderniste très ouvert sur l’Occident, cependant que des auteurs du cru recommencent à se faire entendre dans des œuvres imprégnées de couleur locale et de réalisme. Le choix proposé ici, qui rassemble des écrivains tous nés avant 1945, mêle ces différentes voix, souvent graves, plus rarement teintées d’une touche d’humour: voix du déracinement, voix de la détresse sociale dans un monde qui bouge, voix obsédante du souvenir, voire de la mauvaise conscience, pour ceux qui se rappellent que Taiwan fut japonaise pendant un demi-siècle. »

 

Textes de Chung Li-ho (鍾理和), Lin Hai-yin (林海音), Chen Qianwu/ Chien-wu (陳千武), Zheng Qiingwen/ Cheng Ching-wen (鄭清文), Bai Xianyong/ Pai Hsien-yung (白先勇), Guo Songfen / Kuo Sung-fen (郭松棻), Wang Wenxing/ Wen-hsing (王文興) et Wang Zhenhe/ Chenho (王禎和), traduits du chinois par Sonia Au Ka-lai, Gérard Henry, Marie Laureillard, Charlotte Malo-Masuda, Sandrine Marchand, Angel Pino et Isabelle Rabut, et édités par Angel Pino et Isabelle Rabut.

 

La richesse de ces deux volumes fait d’autant plus regretter que, comme l’a expliqué Isabelle Rabut, le financement de l’anthologie ayant été réduit par rapport au projet initial, le nombre d’auteurs choisis ait dû être réduit de moitié. On attend maintenant les deux volumes à paraître encore qui couvriront les trente dernières années du siècle.

 

 


[1] Taiwan a été cédée par la Chine au Japon par le traité de Shimonoseki en 1895. En 1945, à la suite de la défaite japonaise, la République de Chine reprend le contrôle de l’île.

[2] On parle d’occupation ou de colonisation, les deux termes étant sujets à controverse. En Chine continentale, on parle de « période d’administration coloniale par le Japon » (日本殖民统治时期), soit en raccourci « période de domination japonaise » (台湾日治时期).

[3] Présentation illustrée par la projection de trois films : un court métrage de 25’ adapté de la nouvelle de Yang Kui « Le livreur de journaux », réalisé par Cheng Wen-tang en 2015, et deux documentaires de 2011 sur deux écrivains : l’un de 55’ sur Lin Hai-yin (林海音), « Une vie entre deux villes », réalisé par Yang Li-chou, et l’autre de 103’ sur Wang Wen-hsing (王文興), « A la recherche de la liberté », réalisé par Ling Jing-jie.

[4] Les noms sont donnés dans le système de transcription couramment utilisé à Taiwan, mais aussi dans la transcription en pinyin quand elle est différente.

 

 

 

 

 

   

 

 

 

 

     

 

 

 

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