Actualités

 
 
 
     

 

 

Jentayu n°5 : au-delà des fourneaux et marmites, la cuisine en littérature, poésie et métaphore

par Brigitte Duzan, 11 février 2017

 

Onze récits [1], six poèmes, un petit documentaire photographique, dix traducteurs, et une infinie variété de voix pour dire les traditions culinaires de chaque aire culturelle et surtout les souvenirs et émotions qui leur sont liés, de l’Inde à la Thaïlande et à la Malaisie, de la Chine continentale et Taiwan à l’Indonésie et Singapour, avec un merveilleux détour par la grande tradition orale du Kirghizistan (mais dans une traduction de l’ouzbek et du russe).

 

Ce nouveau numéro de Jentayu montre bien, une fois de plus, les correspondances et parallèles entre des cultures que l’on a coutume de désigner du vaste vocable d’orientales. Mais ce sont les variations sur le thème général, qui, comme en musique, sont intéressantes.

 

Que manger un mérou puisse permettre de communier directement avec l’âme d’un ancêtre noyé près de l’endroit où l’animal a été pêché, aucun Chinois ne s’en étonnerait,

 

Jentayu n° 5

mais l’histoire est de Singapour (p. 7). Il n’y a pas qu’en Malaisie que le durian laisse des souvenirs durables, et pas seulement pour son odeur (p. 43). Et bien des paysans chinois compatiraient avec les fermiers de Singapour obligés d’abandonner l’élevage de porcs et de se reconvertir par décret d’en haut comme ceux du carnet de photos d’Ore Huiying, dont le nom d’ailleurs fleure la campagne chinoise (p. 121). 

 

Une photo d’Ore Huiying

 

On est étonné de trouver l’une des nouvelles les plus « chinoises » de ce numéro sous la plume d’une journaliste … singapourienne, mais qui a vécu sept ans en Chine où elle a travaillé pour l’agence Associated Press : Audra Ang (p. 121). Son récit d’un restaurant bio à Hangzhou, pionnier dans le domaine, est non seulement documenté, mais en outre illustré de dictons traditionnels annotés en bas de page, avec les expressions en caractères.

 

Les récits indiens semblent plus éloignés, mais, quand on y réfléchit, les travailleurs migrants, les mingong des grandes villes chinoises aujourd’hui n’ont pas un statut tellement différent de celui des dalits, les hors castes, les exclus du système dont nous parle Shahu Patole qui, justement, en fait partie (p. 25).

 

Ce numéro 5 réserve quelques belles surprises, qui ne seront sans doute

 

Le livre d’Audra Ang

pas les mêmes pour chacun des lecteurs. Pour quiconque s’intéresse tout particulièrement à la culture et à la littérature chinoises, l’heureuse surprise vient d’abord des trois poèmes pleins de sensibilité et d’humour du grand écrivain hongkongais Leung Ping-kwan (梁秉鈞) qui nous a quittés il y a quatre ans.

 

Le poème initial, « La moule et l’identité culturelle » (p. 21), présente la moule comme une métaphore de la culture hongkongaise, mais, au-delà, aussi bien comme une métaphore du monde moderne tel que le présente Jentayu, justement, un monde moderne métissé en quête d’une identité incertaine et fuyante. Le « discours sur le porc » qui suit (p. 58) semble répondre avec humour aux préoccupations des fermiers d’Ore Huiying…

 

Quant au troisième des poèmes de Leung Ping-kwan, « Alcool fraîchement distillé » (p. 41), il semble, lui, partager l’un des thèmes de la courte nouvelle de Cao Kou (曹寇) : elle dépeint les relations de deux amis qui passent régulièrement par le partage du même sempiternel repas dans la même gargote, mais il leur manque, pour arriver à une parfaite entente, d’avoir trinqué ensemble (p. 89). Car boire est un lien social, mais, comme nous le décrit si bien Feng Jicai (冯骥才), avec son art consommé du portrait des petites gens, boire est aussi ce qui reste pour vous égayer la vie un bref moment quand on n’a plus rien d’autre, et c’est alors un art de vivre en soi (p. 35). 

 

 

Shahu Patole et son livre sur la cuisine dalit

 

  

Un manastchi contant l’épopée à Karakol

 

Si l’histoire de Zhang Yueran (张悦然) est délicieusement équivoque (p. 51), c’est celle de Kan Yao-ming (甘耀明) qui réserve sans doute l’une des plus belles surprises de ce numéro, côté chinois, à travers toute l’émotion que peuvent susciter les souvenirs liés à un bol de riz au lard (p. 73) ; on a là un bel exemple de l’art subtil d’un jeune écrivain taïwanais qui est aujourd’hui l’un des auteurs les plus en vue à Taiwan, et encore peu traduit en France.

 

Je garde cependant l’un de mes étonnements pour la fin, comme l’a fait Jentayu, avec l’extrait du roman intitulé Manastchi (p.155). Ce titre fait référence aux conteurs de Manas, la grande épopée orale qui est l’une des grandes sources identitaires du peuple kirghize dont elle raconte les origines mythiques. Or, dans le roman en question, la paix d’un village est menacée lorsque des ouvriers … chinois d’un

chantier de construction d’un tunnel à la frontière entre Kirghizistan et Tadjikistan sont kidnappés par un groupe d’islamistes sous la coupe d’un imam local. On va chercher un conteur de Manas pour tenter de ramener la paix dans le village.

 

C’est une histoire extrêmement plausible, le genre de scénario à faire frémir le gouvernement chinois. Mais l’histoire prend un tour ironique quand on pense que le thème principal de la fameuse épopée de Manas est la lutte pour l’indépendance des nomades kirghizes contre les Chinois sous la dynastie mongole. Pourtant, cette épopée est l’une des trois grandes épopées orales, avec l’épopée tibétaine du Roi Gésar et l’épopée mongole de Jangar, à avoir récemment été traduite en chinois dans le cadre d’un vaste projet de traduction lié au programme de la Nouvelle Route de la Soie. Or, les traductions en chinois ont été assimilées à la littérature chinoise dite « de minorités » et en tant que telles incluses dans une « Encyclopédie de l’héritage culturel immatériel de la Chine » dont le premier tome est paru en juin 2015 [2].  

 

Un dessin typique de Sith Zâm

 

Le texte de Jentayu semble être un clin d’œil ironique à ce vaste projet un rien mégalomaniaque.

 

A noter : pour chaque auteur du numéro, Jentayu donne sur son site un résumé biographique complété par un entretien.

 

A noter aussi : les illustrations du graphiste vietnamien Sith Zâm, né en 1988 et vivant à Saïgon, dont les dessins fouillés, d’apparence baroque, sont faits d’une multitude de traits et d’arabesques très fins représentant souvent des cités imaginaires ou des éléments végétaux tout aussi délirants.

 

http://editions-jentayu.fr/

 

 


[1] Dont certains très courts, mini- ou micro-nouvelles, genre dont le développement à l’heure actuelle semble être un point commun aux littératures des pays représentés dans ce numéro, et en particulier de la Chine. 

 

 

   

 

 

 

 

     

 

 

 

© chinese-shortstories.com. Tous droits réservés.