Textes divers

 
 
 
     

 

 

Fang Fang : réponse à la « Lettre d’un lycéen à sa tante Fang Fang »

par Brigitte Duzan, 21 mars 2020 

 

Le 18 mars était publiée sur internet une lettre anonyme d’un prétendu lycéen à sa « tante » Fang Fang qui a suscité de nombreuses réactions. Elle était en effet d’une fausse naïveté pour critiquer en réalité le Journal de l’écrivaine.

 

Fang Fang elle-même lui a répondu dans le billet de son Journal daté du même jour. Sa réponse constitue à peu près la dernière moitié du billet [1]. Le « lycéen » l’appelait « tante », elle lui répond en lui disant « enfant ».

 

Fang Fang (photo rfi)

 

今天还有一件事我无法回避,估计很多人都在等着看我的回复。就是有一个自称十六岁的高中生,给我写了一封公开信。信中有很多漏洞,以致无数朋友说,这显然不是一个十六岁学生所写,更像一个五十来岁的抠脚大汉的作品。不过,无论是也不是,我还是准备按十六岁学生的信来作回应。

Aujourd’hui, il y a encore une chose que je ne peux éviter car je suppose que nombreux sont ceux qui attendent ma réponse. Un lycéen prétendant avoir seize ans m’a en effet envoyé une lettre ouverte. C’est un texte avec beaucoup de lacunes dont il est évident, selon un grand nombre de mes amis, qu’il n’a pas été écrit par un étudiant de seize ans, mais plutôt par un rapiat de bien cinquante ans. Mais, quoi qu’il en soit, c’est au lycéen de seize ans que je vais répondre.

 

Bai Hua (photo xinhua, décembre 2008)

 

我要说,孩子,你写得不错,充满着你那个年龄人的疑惑。你的想法很合适你,你的疑惑是教育你的人给的。但是,我要跟你说的是:我无法解答你的疑惑。看到你的文字,倒让我想起很多年前我读过的一首诗。这首诗是白桦写的,不知道你有没有听说过他:一个才华横溢的诗人和剧作家哦。我读这首诗的年龄大约是12岁,这是在1967年的“文革”中。那时,整个武汉的夏天,都在武斗。就在这年,我这个小学五年级学生,得到了白桦的一本诗集,诗集名为:《迎着铁矛散发的传单》。其中第一首诗是《我也有过你们这样的青春》。诗的第一句:“我也有过你们这样的青春,那时的我们就像今天的你们。”我读这首诗时,非常激动,并且永远记下了。

Je dois dire, pour commencer, que tu écris très bien, mon enfant, et que tu as beaucoup de doutes pour ton âge. Ta pensée est parfaitement appropriée ; tes doutes, ils viennent de tes professeurs, mais moi, je ne peux pas y répondre. Ta lettre m’a fait penser à un poème que j’ai lu il y a très longtemps : un poème écrit par Bai Hua. Je ne sais pas si tu as entendu parler de lui, il était poète et

dramaturge [2]. Quand j’ai lu ce poème, je devais avoir dans les douze ans. C’était en 1967, pendant la Révolution culturelle. Pendant tout l’été, cette année-là, Wuhan a été un champ de bataille, et moi, j’étais en élémentaire 2, à l’école, quand j’ai eu en mains le recueil de poèmes de Bai Hua intitulé « Distribuer des tracts en bravant les lances ». Le premier poème s’intitule « Moi aussi j’ai eu une jeunesse comme vous » et il commence ainsi :

         « Moi aussi j’ai eu une jeunesse comme la vôtre,

         Les jeunes que nous étions étaient comme vous aujourd’hui. »

Quand j’ai lu ce poème, j’ai été extrêmement émue, et je m’en suis toujours souvenue.

 

孩子,你说你16岁。我16岁时,是1971年。那时候,如果有人跟我说:“文化大革命是一场浩劫”,我一定会豁出去跟他争个头破血流,而且他就是说三天三夜道理也说服不了我。因为我从11岁起,接受的就是“文化大革命就是好”的教育,到我16岁时,这教育已经进行了五年。用三天三夜的道理来说服我,远远不够。同理,我也不可能解答你的疑惑。我就是说三年,写八本书,恐怕你也不会相信,因为你也有至少像我当年一样的五年。

Tu me dis que tu as seize ans. Moi, l’année de mes seize ans, c’était en 1971. A l’époque, si quelqu’un m’avait dit « La Révolution culturelle est une catastrophe », je me serais certainement retournée contre lui et lui aurais mis la tête en sang ; il aurait pu passer trois jours et trois nuits à tenter de me convaincre, il n’y serait pas arrivé. Car depuis l’âge de onze ans on m’enseignait que « La Révolution culturelle est bien, » et à seize ans, cela faisait cinq ans qu’on me le répétait. Il aurait fallu bien plus de trois jours et trois nuits pour me faire changer d’avis. Et pour la même raison je suis incapable de dissiper

 

Distribuer des tracts en bravant les lances

tes doutes. Même si j’y passais trois ans et écrivais huit livres, j’ai bien peur que ça ne servirait à rien : je n’arriverais pas à te convaincre car tu as toi aussi, comme moi à l’époque, au moins ces cinq années de classe.

 

但是我要告诉你,孩子,你的疑惑迟早会得到解答。而那个答案,是你自己给自己的。十年,或是二十年后,有一天,你会想起来,哦,我那时好幼稚好下作呀。因为那时的你,可能已是一个全新的你。当然,如果你走的是一帮极左人士指引的路,你或许就永远没有答案,并且终身挣扎在人生的深渊。

Cependant, je peux te dire, enfant, que tu auras tôt ou tard une réponse aux questions que tu te poses. Mais ces réponses, c’est toi qui te les donneras. Dans dix ans, peut-être vingt ans, il viendra un jour où tu te diras : ah que j’étais puéril, à l’époque. Car tu seras alors complètement transformé. Bien sûr, si tu te laisses entraîner par une bande d’ultragauchistes, il est probable que tu n’aies jamais de réponse, et même que tu poursuives à jamais ton combat dans les abîmes de l’existence.

 

孩子,我还要告诉你:我的16岁时代,比你差远了。我连“独立思考”这样的词都没有听说过。我从来不知道一个人需要独立思考,我的老师说什么就是什么,学校说什么就是什么,报纸说什么就是什么,收音机说什么就是什么。11岁开始“文革”,到21岁“文革”结束,这十年,我就是这样成长起来的。我从来没有过自己。因我从来就不是一个独立的人,只是一台机器上的螺丝钉。随着机器运转,机器停,我停,机器动,我动。这状态,大约也像今天的你(而不是你们,因为现今16岁孩子中很多人相当有独立思考能力)。幸运的是,我的父亲说:他一生最大的理想,就是希望自己的孩子全都能上大学。父亲说那番话的样子我还记得。所以我在当搬运工的时候,一心想实现父亲的遗愿,于是我考上了大学:中国最美丽的武汉大学。

Enfant, il faut que je te dise encore une chose : l’époque de mes seize ans était bien pire la tienne. Moi, je n’ai alors jamais entendu parler de « pensée indépendante ». A l’époque, je ne savais pas qu’on a besoin de penser indépendamment. Quand notre professeur avait dit quelque chose, si l’école, la radio, les journaux disaient quelque chose, c’était parole d’évangile. J’avais onze ans quand a commencé la Révolution culturelle, j’en avais vingt-et-un quand elle s’est terminée. J’ai grandi pendant ces dix années sans jamais être moi-même. Car je n’ai jamais été un être indépendant, juste un boulon dans une machine dont je suivais les mouvements : si elle s’arrêtait, je m’arrêtais, si elle repartait, je repartais. Toi c’est à peu près pareil, aujourd’hui (mais ce n’est pas le cas de tous les jeunes de seize ans, car il y en a beaucoup qui ont une capacité de réflexion relativement indépendante). Heureusement, mon père disait que son plus grand désir dans la vie était que tous ses enfants puissent aller à l’université. Je m’en souviens encore. Aussi, quand je travaillais comme porteur, ai-je toujours eu le désir d’exaucer les dernières volontés de mon père. Alors je suis entrée à l’université : la plus belle université de Chine, celle de Wuhan.

 

孩子,我经常为自己感到庆幸。虽然我的少年时代接受的尽是愚蠢的教育,但我却在青年时代得以进入大学。我在那里,如饥似渴地学习和阅读,与同学们一起讨论非常有意义的话题,并且开始了我的写作,终于有一天我知道了要独立思考。我还有幸地遇上了改革开放,更有幸参与了整个改革开放的全程。我看到结束“文革”浩劫的中国,从那样落后的状态,一步步强大。可以说,没有改革开放,几乎就没有今天的一切,包括我写这份公开的日记以及你给我写这封公开信的权利。这一点,我们都要庆幸。

Tu sais, je me suis souvent réjouie de mon sort. Bien que, dans mon enfance, j’aie reçu une éducation stupide au possible, je suis quand même arrivée à entrer à l’université. Là, j’ai lu et étudié avec une véritable fringale. Mes camarades et moi, nous discussions de sujets d’un grand intérêt, et c’est à ce moment-là aussi que j’ai commencé à écrire. Puis finalement, un jour, j’ai su qu’il fallait que j’aie une réflexion indépendante. J’ai eu la chance que ce soit justement au moment de la politique de réforme et d’ouverture ; j’ai pu participer à tout le processus. J’ai vu la Chine sortir peu à peu de l’état d’arriération catastrophique qui était le sien à la fin de la Révolution culturelle, et renforcer peu à peu sa puissance. S’il n’y avait pas eu de réforme et d’ouverture, rien de ce qui existe ne serait là aujourd’hui, et en particulier je n’aurais pas pu écrire ce journal, et toi, tu n’aurais pas pu écrire cette lettre ouverte. Nous devons nous en réjouir.

 

孩子,你知道吗?改革开放的前十年,几乎是我自己和自己斗争的十年。我要把过去挤压进我脑子里的垃圾和毒素一点点清理出去。我要装入新的东西,我要尝试用自己的眼光看世界,我要学会用自己的脑子思考问题。当然,学会这些,是建立在自己的成长经历、阅读、观察和努力的基础上。

Enfant, sais-tu que les dix premières années de la période de réforme et ouverture furent pour moi pratiquement dix années de lutte avec moi-même ? Je voulais me nettoyer la tête de toutes les ordures et tous les poisons qu’on y avait fourrés.  Je voulais mettre de nouvelles choses à la place, observer le monde de mes propres yeux et réfléchir par moi-même. L’étude n’est bien sûr possible que sur la base de son expérience personnelle, de ses lectures, de ses observations et de son assiduité au travail.

 

孩子,我一直以为这种自己与自己的斗争,自己给自己清除垃圾和解毒的事,只会在我这一代人中进行。意想不到的是:你和你的一些同伴,将来也会有这样的日子。那就是,自己与自己斗争,把少年时代脑子里被灌入的垃圾和毒素,清理出去。这个过程,倒是不痛苦,每清理一次,就是一次解放。一次次的解放,会把一个僵化麻木带着锈迹的螺丝钉,变成一个真正的人。

Tu sais, j’ai toujours pensé que cette sorte de combat avec soi-même, ce nettoyage mental, cette véritable désintoxication, ce ne pouvait être que le fait de ma génération. Mais finalement, je pense que pour toi, c’est la même chose, que tu pourrais avoir une vie du même ordre, c’est-à-dire une lutte contre toi-même pour nettoyer ton esprit d’adolescent de toutes les saletés et toxines qu’on y a entassées. Ce n’est pas un processus douloureux ; chaque nouveau nettoyage est une libération. Et les libérations successives finissent par transformer le boulon rigide, insensible et rouillé en un homme véritable.

 

孩子,你听得懂吗?现在,我要把这一句诗送给你:我也有过你们这样的青春,那时的我们就像今天的你们。

 

Enfant, m’as-tu comprise ? Maintenant je vais t’offrir ce poème :

« Moi aussi j’ai eu une jeunesse comme la vôtre,

         Les jeunes que nous étions étaient comme vous aujourd’hui. »


 


[2] L’hommage est particulièrement émouvant et significatif ici : Bai Hua a été déclaré droitier en 1958 et envoyé en usine ; devenu scénariste, il est pris en 1980 dans une campagne politique féroce contre un film dont il avait écrit le scénario. Un film où une fille s’adresse à son père exilé dans les solitudes glacées du Grand Nord en lui demandant : « Tu aimes ce pays, mais ce pays t’aime-t-il ? ». Il était comme Fang Fang : investi d’une mission critique. Voir : la présentation de Bai Hua.

 

 

     

 

 

 

 

 

     

 

 

 

© chinese-shortstories.com. Tous droits réservés.