par Brigitte Duzan, 14 novembre
2012, actualisé 29 décembre 2018
Poète,
romancier, dramaturge et essayiste, condamné comme
« droitier » en 1958, Bai Hua a été réduit au silence
pendant près de vingt ans, avec un bref intermède au
début des années 1960. Reprenant la parole après la mort
de Mao, il a participé aux débuts de la littérature des
cicatrices, et s’est distingué, en particulier, par des
pièces de théâtre et scénarios controversés.
C’est l’un de
ses scénarios qui a été utilisé par Deng Xiaoping en
1980 pour lancer une campagne signalant une reprise en
main du régime. Bai Hua servit de victime expiatoire,
dans une campagne d’intimidation qui resta symbolique
mais atteignit son objectif. Bai Hua, lui, en ressortit
grandi.
Peu traduit, il
est donc peu connu hors de Chine. Représentatif d’une
génération d’intellectuels chinois
Bai Hua (photo xinhua, décembre 2008)
persécutés par le
pouvoir maoïste, il reste pourtant une voix pleine de chaleur
humaine qui n’a rien perdu de son intensité.
Poète et
militaire
Bai Hua et son frère le scénariste Ye Nan
Bai Hua (白桦)
est né en 1930 à Xinyang, à l’extrême sud
du Henan (河南信阳).
Il
s’appelait en
fait Chen Youhua (陈佑华)
et avait un frère jumeau nommé Chen Zuohua (东佐华)
qui devint ensuite, lui aussi, un scénariste réputé,
sous le nom de plume de Ye Nan (叶楠).
En 1938, son
père est tué par les Japonais ; sa mère reste seule avec
les deux enfants. Son éducation artistique viendra des
chants populaires qu’il
apprend alors à
chanter. Il commence à quinze ans à écrire des
poèmes, sous le pseudonyme de Bai Hua (白桦),
variation sur son prénom signifiant ‘bouleau blanc’. Il avait
d’abord pensé devenir peintre, mais il s’oriente finalement vers
la littérature.
En 1947, il
s’engage dans l’Armée de Libération, dans l’armée de
campagne des Plaines centrales (中原野战军),
où il travaille au bureau de la propagande. Il se trouve
que cette armée de campagne était sous les ordres du
général Liu Bocheng (刘伯承)
et de… Deng Xiaoping (邓小平)
qui en était le commissaire politique. Bai Hua a donc eu l’occasion de
rencontrer très tôt le futur secrétaire général, mais,
comme il l’a dit, il était alors petit soldat anonyme et
sans grade.
Ce sont des
années de combats intensifs contre les forces du
Guomingdang ; l’armée de
campagne
Deng Xiaoping et Liu Bocheng en campagne
en 1948
des Plaines centrales
se distingue dans la campagne décisive de Huaihai (淮海战役) qui,
en 1948/49, anéantit l’armée nationaliste. Quand, en 1979, Bai
Hua écrira le scénario du film « Cette nuit les étoiles
brillent » (《今夜星光灿烂》),
ce sera en souvenir de cette bataille terrible, et en hommage
aux soldats disparus (1)
En 1949, Bai Hua
devient membre du Parti communiste. En 1950, à la suite d’une
réorganisation de
l’armée, il est placé
sous les ordres du général He Long (贺龙)
et travaille à ses côtés (2). Son premier livret de théâtre
après la Révolution culturelle sera en son hommage.
La caravane
C’est aussi
une période d’intense activité littéraire. Il écrit des
nouvelles, mais aussi des scénarios. L’un d’eux est
tourné au studio de Shanghai par Wang Weiyi (王为一).
C’est un film en noir et blanc, filmé au Yunnan et
intitulé « La caravane »
(《山间铃响马帮来》) :
un groupe de soldats de l’armée de Libération protège
des villages Hani et Miao et patrouille la frontière ;
une caravane de vivres et de sel envoyée par le
gouvernement est détournée par des traîtres
nationalistes tandis qu’une histoire d’amour se
développe entre le chef des gardes frontaliers et une
jeune Miao. C’est un modèle type des films dits « de
minorités » (少数民族片)
développé pendant les années 1950 (3).
Bai Hua est
donc à l’époque un écrivain officiel, qui écrit
des œuvres ancrées
dans son expérience de la guerre et du front, et en particulier
des scénarios pour les studios qui viennent d’être nationalisés.
Il entre en 1955 à l’Association nationale des écrivains.
Cependant, il témoigne
d’un esprit indépendant. Il fait partie de cette génération
d’intellectuels chinois qui ont été les premiers soutiens du
régime, les plus enthousiastes et les plus fervents, que leur
idéalisme va pousser à critiquer les excès du régime et qui
seront d’autant plus cruellement touchés par la campagne
anti-droitière de 1957.
Droitier et
réduit au silence pendant dix ans
Il est condamné comme
droitier en 1958, exclu du Parti et de l’armée, mais sa peine
est légère comparé à tant d’autres envoyés dans des camps d’où
ils ne reviendront pas : il est affecté à l’usine 81 de
fabrication de matériel de cinéma, à Shanghai, comme ouvrier
manuel.
En 1961, quand le pays
sort de la folie du Grand Bond en avant et amorce un difficile
redressement, Bai Hua est affecté au studio Haiyan de Shanghai (上海海燕电影制片厂),
comme rédacteur. Puis, en 1964, il est envoyé à Wuhan, comme
librettiste de la troupe de théâtre de l’armée.
C’est une autre période
d’écriture, tournée à la fois vers le cinéma et le théâtre qui
vont rester les domaines privilégiés de l’écrivain. Mais elle
s’achève avec la Révolution culturelle, pendant laquelle il est
à nouveau astreint à du travail manuel en usine.
Réhabilité, mais
à nouveau attaqué
Bai Hua se remet à
écrire dès la chute de la Bande des Quatre, dans l’atmosphère
d’ouverture et de libéralisation de la fin des années 1970. Les
écrivains sont encouragés à abandonner toute « peur résiduelle »
et à écrire pour attaquer la Bande des Quatre qui sert alors de
bouc émissaire pour toutes les tares du régime des dix années
précédentes. C’est le début de la littérature dite « des
citatrices » (4).
Préoccupations
humanistes
Bai Hua y participe en
écrivant nouvelles, scénarios et pièces de théâtre. Mais, comme
beaucoup des écrivains de sa génération, il insiste pour partir
de 1957, et de la persécution contre les intellectuels qui a été
pour eux le début d’un long calvaire, et entraîné la perte de
leur foi dans le Parti et le régime. Par ailleurs, ses écrits
reflètent la tendance humaniste de l’époque, ses scénarios en
particulier.
La première
chose qu’il écrit, dès les lendemains de 1976, est une
pièce de théâtre huaju intitulée « L’aurore » (《曙光》),
en hommage au travail de consolidation des bases
communistes réalisé au début des années 1930 par le
général He Long (贺龙), dans la zone de Honghu (2). La pièce est adaptée au cinéma, et le film
réalisé par Shen Fu (沈浮), vieil ami de Bai Hua car il était, dans la première moitié des années
1960, le directeur du studio Haiyan.
Puis Bai Hua
écrit le scénario d’un film réalisé
L’aurore
par Xie Tieli (谢铁骊),
« Cette nuit
les étoiles brillent » (《今夜星光灿烂》),
qui représente une petite révolution dans le genre du film de
guerre chinois (1). En effet, au lieu de centrer son propos sur
la bravoure de héros se sacrifiant pour la patrie, comme c’était
le cas jusque là des films de guerre réalisés sous la houlette
maoïste, Bai Hua adopte un ton plus humain, plus léger aussi,
qui fait de ses soldats des personnages vivants, de chair et
d’os, capables de sentiments autres que le seul amour de la
patrie.
Il sera critiqué pour
cela, l’humanisme étant dénoncé comme « petit-bourgeois » et le
film jugé « de tendance révisionniste » (修正主义倾向) ;
il fut coupé pour les besoins de la censure. Peu après est
convoquée une grande assemblée des écrivains à laquelle
assistent aussi toutes sortes d’artistes, c’est la première
depuis tant d’années qu’elle prend une importance particulière,
signalant la renaissance des lettres et des arts. Bai Hua y
prononce un discours - « il n’y a pas de littérature sans
rupture » (《没有突破就没有文学》) – qui est publié le lendemain dans le Quotidien du peuple. Il parle du
mal causé par le mouvement anti-droitier, ce qui cause quelques
émois. Hu Yaobang (胡耀邦)
approuve ses propos, mais les juge peu appropriés (不够恰当).
C’est cependant un
autre scénario qui va valoir à Bai Hua une campagne de critique
en bonne et due forme, en 1980-81 : la première campagne
politique de l’ère post-Mao, qui, s’en prenant à un écrivain
alors relativement peu connu, annonce à mots couverts, mais
clairement, que le libéralisme a des limites à ne pas dépasser.
La littérature des cicatrices a rendu les services qui en
étaient attendus, elle risque maintenant de nuire au contraire
au régime en continuant trop longtemps : Deng Xiaoping change
son fusil d’épaule en prenant Bai Hua comme victime
propitiatoire.
Scénario controversé
Huang Yongyu, dans les années 1970,
peignant sa fameuse chouette
Tout est parti
d’un scénario intitulé « La route s’allonge sous ses
pieds » (《路在他的脚下延伸》).
Bai Hua y racontait l’histoire vraie d’un peintre du
Yunnan nommé Huang Yongyu (黄永玉) qui fut persécuté
pendant la Révolution culturelle (5). L’idée, à l’origine,
était d’en faire un documentaire, mais Xia Yan (夏衍),
consulté, le trouva trop long, et surtout trop
dangereux ; il conseilla d’en faire plutôt un film de
fiction.
Bai Hua réécrit
donc le scénario, publié à
l’automne 1979
dans la revue Octobre (《十月》)
après avoir été rebaptisé « Douloureux amour » (《苦恋》kǔliàn).
Il est connu en anglais sous le titre« Unrequited Love »,
c’est-à-dire amour non partagé, ou amour à sens unique.
En effet,
l’histoire est
celle d’un peintre chinois, devenu Ling Chenguang (凌晨光),
artiste plein de talent qui, orphelin, après une enfance
difficile, est enrôlé de force dans l’armée du Guomingdang.
Sauvé par une jeune fille d’une famille de pêcheurs, il
l’épouse, puis réussit à s’enfuir avec elle à l’étranger ; il
devient un peintre reconnu et vit dans l’aisance. Mais, à
l’avènement de la République populaire, poussé par le
patriotisme, le couple renonce à cette vie et rentre en Chine
pour apporter sa part à la construction de la Chine nouvelle.
Leurs espoirs sont
cependant bientôt anéantis par le mouvement anti-droitiers, puis
la Révolution culturelle. Ling Chenguang est condamné comme
petit bourgeois et révisionniste, persécuté, et la famille
isolée. Avec leur fille, les deux époux sont confinés dans une
petite cahute sans fenêtre et pleine d’araignées. Finalement, sa
fille part avec son petit ami et, en partant, lui demande :
“您爱这个国家,可这个国家爱您吗?”
« Tu aimes ce pays,
mais ce pays t’aime-t-il ? »
Ling Chenguang est
exilé dans les solitudes glacées du Grand Nord. Epuisé, au
moment de mourir, il utilise les dernières forces qui lui
restent pour tracer dans la neige un immense point
d’interrogation, qu’il termine en laissant tomber son corps
recroquevillé tout au bout, pour marquer le point.
Le scénario est
terminé en avril 1980. Il est original au moins dans la
forme : c’est comme un long poème. Le film est aussitôt
tourné, par un tout jeune réalisateur d’une trentaine d’années,
Peng Ning (彭宁). En fait il filme au fur et à mesure que Bai Hua écrit. Dès qu’il a
terminé, il va montrer le film, rebaptisé « Le soleil
et l’homme » (《太阳和人》),
à Bai Hua qui le trouve parfaitement fidèle à son
scénario, mais remarque que la dernière séquence a été
modifiée : celle où le personnage utilise ses dernières
forces pour tracer un ultime signe dans la neige.
Peng Ning lui
explique que, au moment du tournage, il a vu arriver des
contrôleurs du département de la propagande qui lui ont
interdit de tourner cette dernière séquence. Il a donc
modifié le scénario en remplaçant le point
Le soleil et l’homme
d’interrogation par
des points sur
la neige, comme des points de suspension…A la fin, on entend six
coups de feu, et à chaque coup tombe une goutte, rouge, sur la
neige (6).
Cette scène finale va
provoquer une critique absurde, digne de la Révolution
culturelle : ce film est empoisonné, on y tire sur le soleil
rouge et il en tombe des gouttes de sang… Ce n’est qu’un détail,
mais révélateur.
Campagne politique
C’est en fait une
véritable campagne politique qui se déclenche alors, Peng Ning
ne faisant qu’attiser les braises en voulant absolument montrer
son film. La première projection a lieu au bureau du cinéma du
département de la culture (文化部电影局).
Bai Hua et Peng Ning
s’attendaient tous deux à l’expression d’une profonde émotion.
Mais, à la fin du film, il y eut un grand silence, comme si la
prudence s’imposait dans une situation dangereuse. Le chef du
département était Chen Bo (陈播), qui était aussi le directeur du studio du 1er août. Il
avait été persécuté par la Bande des Quatre, et venait juste
d’être nommé à ce poste. Bai Hua lui demanda son opinion, mais
il éluda la question en répondant qu’il avait besoin de
réfléchir (7).
Mais Peng Ning continua
à montrer le film, y compris à des journalistes étrangers,
persuadé de sa capacité à émouvoir le public. On commença à
parler du film, et le gouvernement à s’inquiéter. Seul Hu
Yaobang, qui s’était déjà exprimé en faveur de la liberté de
création artistique, appela à la retenue. Huang Kecheng (黄克诚), secrétaire de la commission de contrôle/censure, était
particulièrement furieux ; il était aveugle, n’avait ni lu le
scénario ni vu le film. Il avait juste entendu les gens en
parler, et cela lui suffisait (7).
En janvier 1981, une
grande assemblée est convoquée pour débattre de la création
cinématographique. Des nouveaux films y sont projetés, dont « Le
soleil et l’homme ». Là aussi le silence se fait après la
projection, tout le monde sentant que le vent avait tourné et
retrouvant les vieux réflexes de prudence.
Le 16 avril a lieu la
cérémonie de remise des prix des Cent Fleurs ; un journaliste
étranger profite de
l’occasion pour
demander : il paraît qu’un film est actuellement critiqué, qu’en
est-il ? Non, lui
répond-on, c’est faux.
Le lendemain, 17 avril, paraît un article dans le journal de
l’Armée de Libération attaquant, non le film, mais le scénario.
C’était très astucieux : le film était interdit, personne ne le
verrait ; seul restait le scénario, qui s’attirait toute la
vindicte. Le gouvernement voulait effrayer suffisamment les
esprits pour s’assurer que personne n’oserait poursuivre dans la
même voie.
L’accusation était
floue et ambiguë : libéralisme bourgeois. Mais la cible était en
fait Hu Yaobang, qui avait soutenu le film. Le père de Peng Ning
avait fait la guerre avec lui, ils étaient très amis. Peng Ning
pensait que, comme il avait l’appui de Hu Yaobang, il pouvait se
montrer audacieux. Mais, en fait, Hu Yaobang n’avait pas encore
pu voir le film, et ne le verrait jamais. Sa position était une
position de principe, en faveur de l’ouverture et d’une
libéralisation de la société. La campagne fut une campagne
politique, qui prit le film pour prétexte, le scénario comme
exemple, et Bai Hua comme cible manifeste, mais les enjeux
étaient ailleurs.
Deng Xiaoping avait
besoin de renforcer son pouvoir en éliminant les critiques. La
petite phrase assassine glissée par Bai Hua dans son scénario -
« Tu aimes ce pays, mais ce pays t’aime-t-il ? » - était trop
dangereuse pour être tolérée ; témoignant de l’amertume de toute
une génération
d’intellectuels
persécutés par le régime maoïste, elle pouvait aussi bien se
retourner contre les dirigeants actuels. Deng Xiaoping avait
besoin de tourner la page pour mener sa politique de
développement. Quand la campagne s’intensifia en 1981, ce fut au
nom des « quatre principes fondamentaux » (“四项基本原则”) qu’il venait d’édicter.
La campagne fut
cependant beaucoup plus subtile que les précédentes du régime :
ce fut surtout une campagne d’intimidation. Les conséquences
aussi furent moins lourdes, les temps avaient changé et la
grande différence tint à la réaction des gens. Quand Bai Hua
avait été condamné comme droitier, en 1958, il avait été
brusquement isolé ; il raconte qu’il avait un jour rencontré le
cinéaste Ling Zifeng dans un train ; il avait eu l’air très
gêné, avait hésité, puis était passé sans le regarder, le regard
fixé vers le plafond – chose qu’il avait regretté par la suite
et avait tenté de réparer.
Cette fois-ci, Bai Hua
reçut des messages de soutien de tous côtés, y compris des
télégrammes avec le nom et l’adresse des expéditeurs. Il y avait
une peur latente de voir reprendre la Révolution culturelle, qui
se manifestait ainsi. Bai Hua reçut en particulier le soutien du
cinéaste Wu Zuguang (吴祖光),
ancien droitier lui aussi, qu’il connaissait depuis le début des
années 1950, et qui lui donna un avis objectif de spécialiste
sur son scénario (8).
Ba Jin (巴金)
en revanche, nommé président de l’Association des écrivains en
1981, exprima son désaccord. Le dramaturge Cao Yu (曹禺)
et le poète Ai Qing (艾青)
aussi furent parmi les critiques (9).
Après Kulian et
après 1989
Finalement, cependant,
Bai Hua ne souffrit pas longtemps de la campagne menée contre
lui, à défaut
d’être menée contre le
film ; il en sortit même plutôt grandi. Il se remit à écrire. En
1983, sa pièce de théâtre « La
lance d’or du roi de Wu et l’épée du roi de Yue » (《吴王金戈越王剑》)
fut initialement bien reçue, mais ensuite interdite par Hu
Qiaomu (胡乔木),
l’un des idéologues les plus conservateurs du département de la
propagande, quand, en octobre, il lança le mouvement de lutte
« contre la pollution spirituelle » (清除精神污染).
Une édition complète
des nouvelles de Bai Hua fut publiée en 1985, dans un contexte
de détente ; elle commençait par une préface de l’auteur en
forme de poème intitulée « Le peuplier blanc [Bai Hua] au cœur
de l’hiver » (《越冬的白桦》),
où il joue sur le sens de son nom de plume.
Il participa avec joie
à l’effervescence culturelle qui accompagna la détente politique
du milieu des années 1980 et eut la joie de partir aux
Etats-Unis pendant un an, dans le cadre d’un programme
universitaire consacré à l’écriture. Mais cette période faste se
termina abruptement en juin 1989. On vit Bai Hua, juste rentré
de l’étranger, apporter son soutien aux manifestants sur la
place Tian’anmen. Il ne fut pas inquiété, mais ressentit de
l’amertume devant une nouvelle limitation à la liberté de
création ; interviewé en 1990, il déclara : « J’ai perdu
beaucoup de temps. J’écris depuis maintenant une quarantaine
d’années, mais je n’ai pas été productif plus de dix ans. »
Depuis la Révolution
culturelle, cependant, il a constamment été en butte à la
critique. Un de ses enfants lui dit un jour : « La Révolution
culturelle est finie pour tout le monde, mais chez nous elle
dure encore. » « Vous semblez calme et pacifique, » lui dit le
journaliste du Nanfang Dushubao qui
l’interviewait en 2008
(7), « mais vous allez toujours vous fourrer dans la gueule du
canon. » A quoi il répondit en citant Gandhi en exemple, et
ajoutant : « La Chine est tellement vaste, c’est quand même
triste s’il n’y a pas une seule voix discordante. »
Il a déclaré qu’il
était de nature optimiste, mais qu’il ne l’était plus tellement
aujourd’hui, sans doute une question d’âge, ajouta-t-il. Ou
justement le sentiment d’avoir perdu autant de temps :
Ma carrière
littéraire représente la moitié de mon existence ; ce qu’elle
m’a apporté de plus important, c’est finalement d’avoir compris
ceci : qu’il est facile d’avoir une masse de connaissances, mais
difficile d’avoir du courage, et encore plus difficile de
supporter une longue nuit de solitude. Avoir gâché mes plus
belles années à lâchement tergiverser, c’est ce que je regrette
le plus.
Notes
(1) Sur ce film,
réalisé par Xie Tieli (谢铁骊)
en 1980, voir
(2) Le général He Long,
vétéran de la Longue Marche et acteur important de la
consolidation du pouvoir des Communistes dans les années 1930,
fut un proche du général Peng Dehuai qu’il soutiendra lorsque
celui-ci s’opposera à Mao en 1959 pour tenter de mettre un terme
au Grand Bond en avant. Cela entraînera sa chute en 1964.
(5) Huang Yongyu est
célèbre pour sa peinture d’une chouette qui n’a qu’un œil
ouvert, faisant allusion à un dicton chinois : n’avoir qu’un œil
ouvert, pour dire qu’on ferme l’autre pour ne pas voir les
choses désagréables : on a dit aussitôt que sa chouette avait un
œil fermé au socialisme et à la Révolution culturelle. Jiang
Qing en profita pour le dénoncer, et organiser une exposition
« noire » de ses œuvres.
(6) Le film de Peng
Ning n’a jamais été montré en public, on ne connaît donc pas
cette séquence. En revanche, un autre film a été réalisé à
Taiwan en 1982 à partir du scénario original, sous le titre
« Portrait of a Fanatic » (《苦恋》). Ce film comporte d’une part la séquence introductive, avec sa première
image symbolique - des oies sauvages volant dans le ciel en
forme de v inversé, c’est-à-dire le caractère de l’homme 人,
jusqu’à ce que retentissent des coups de feu et qu’elles tombent
les unes après les autres ; et d’autre part la séquence finale
prévue par le scénario, avec le point d’interrogation.
Selon Bai Hua, le film
de Peng Ning est conservé au studio de Changchun et serait en
bon état.
(9) Il est vrai qu’ils
ont exprimé leur position critique lors d’une assemblée d’août
1981 dont l’objet était de « étudier la pensée de Deng Xiaoping
et les erreurs de Hu Yaobang » (“首都部分文艺家学习邓小平、耀邦关于思想战线重要指示座谈会”),
ce qui n’était peut-être pas le terrain le plus propice pour
manifester son soutien à Bai Hua.
Œuvres
complètes
(《白桦文集》)
en quatre volumes : 1/romans - 2/ nouvelles - 3/ poèmes,
essais et textes divers - 4/ scénarios littéraires (文学剧本).
Dont :
- Livrets et
scénarios
1. Pièces de
théâtre (话剧剧本)
Du Shiniang《杜十娘》
(créée avec son épouse, l’actrice Wang Bei 王蓓,
dans le rôle principal)
La lance d’or du roi de Wu et l’épée du roi de Yue
《吴王金戈越王剑》
La ballade des fleurs de sophora《槐花曲》
Une montagne impénétrable
《走不出的深山》
2. Scénarios littéraires (影视文学剧本)
Un amour malheureux
《苦恋》
Chronique de la rivière Hulan 《呼兰河传》-
d’après les contes du même titre de Xiao Hong (萧红)
Le poète Li Bai
《诗人李白》
Cette nuit les étoiles brillent 《今夜星光灿烂》
Les œuvres complètes de Bai Hua, édition
2009 (2ème volume : les nouvelles)
- Nouvelles :
Deux préfaces :
-Le
livre vit plus longtemps que l’homme (《书比人长寿》)
-Le
peuplier blanc au creux de l’hiver (《越冬的白桦》)(par
lui-même 自序)
Le loup du
désert 《沙漠里的狼》
Ah ! Le vieux
chenal
《啊!古老的航道》
Discours
amoureux du bout des doigts
《指尖情话》
Le moineau
rouge 《红麻雀》
Le pêcheur, le
cormoran et le poisson
《渔人、鱼鹰和鱼》
L’épave 《沉船》
Le ménestrel
《击筑者》
Route de sang
《血路》
Le brame du
cerf 《呦呦鹿鸣》
Le son d’une
cloche 《听钟》
Les nouvelles de Bai Hua, édition 1985
Près du Paradis《接近天堂》
La jeune fille nommée
Jacinthe《蓝铃姑娘》
Une fleur de pavot
toute blanche《一朵洁白的罂粟花》
Des bleuets roses《玫瑰色的矢车菊》
Axiu《阿秀》
Le javelot《标枪》
Un œil d’aigle《鹰眼》
Le royaume perdu《失踪了的王国》
Traduction en
français
Ah Maman (《妈妈呀,妈妈!》),
roman traduit du chinois par Li Tche-houa et Jacqueline Alezaïs,
Belfond, 1991.
Traductions en
anglais
- A Bundle of Letters
(《一束信札》),
Littérature du peuple (人民文学)
1980.1,
24-40, nouvelle traduite
par Ellen Yeung,
in Stubborn Weeds, Popular and Controversial Chinese Literature
after the Cultural Revolution, ed. Perry Link, Indiana
University Press, 1983, 115-42.
- The Remote
Country of Women (《远方有个女儿国》),
traduit du chinois par Wu Qingyun et Thomas O. Beebee,
University of Hawai Press, décembre 1994, 388 p.
A voir en
complément
Le film original
Kulian《苦恋》est perdu. Mais
un autre film portant le même titre a été réalisé à Taiwan en
tentant de rester fidèle à l’original. La fameuse séquence des
oies sauvages est à la minute 4.25.
A lire en
complément
Un vieux rêve,
article de Bai Hua paru
dans Ming Pao Monthly, Hong Kong, décembre 2011.
Publié par l’Institut
Ricci, Le coin des penseurs, n° 16 - février 2013
Traduction et notes :
Michel Masson et François Hominal.
L’article commence par une réflexion sur l’attitude des
intellectuels dans la Chine ancienne : Loyauté envers le
prince et amour de la patrie.
Puis aborde la
question comme une application à son cas personnel.
…..
Bonne
chance ou malchance, je ne sais, mais je suis né en 1930. A
l’âge de huit ans, j’ai vu de mes propres yeux la petite rivière
où nous allions attraper des poissons et nous baigner servir de
lieu d’exécutions à l’armée japonaise et son eau rougie couler
sous mes pieds. A dix ans, la police japonaise a arraché mon
père de mes mains, et toute ma vie ce fut un remords pour moi de
n’avoir alors pas plus de forces dans les bras. Mon père fut
incarcéré, torturé, enterré vivant.
A onze
ans, je suis parti ailleurs, au loin, à la fois travaillant et
étudiant : j’étais convaincu qu’ainsi je m’équipais pour l’heure
de la revanche. A 16 ans, je prenais part aux mouvements
d’étudiants : j’étais convaincu que mes cris servaient
l’indépendance et l’enrichissement du pays. A 17 ans, j’étais
dans l’armée de libération du peuple chinois : j’étais convaincu
que je combattais pour une nouvelle Chine démocratique et libre.
A 18 ans, sous
les obus et dans la neige d’une tranchée sur le front de la
Huaihai13, je me suis mordu le majeur de la main gauche pour
écrire ma demande d’admission au Parti : j’étais convaincu que
par ce serment solennel je me consacrais à l’entreprise la plus
sacrée au monde.
A 19
ans, le 1er octobre 1949, arrivant avec l’armée au pays de Sun
Yatsen, je ne pus m’empêcher de crier à tue-tête : « M. Sun ! La
révolution est déjà chose faite ! » : J’étais convaincu que
vraiment la révolution chinoise était bel et bien chose faite. A
21 ans, j’entrais en littérature : j’étais convaincu que ce que
j’écrivais était la nouvelle littérature révolutionnaire. A 25
ans, pour avoir simplement fait cadeau à Hu Feng14 d’un encrier
en marbre, je fus écarté, critiqué et mis en examen pendant huit
mois : j’étais convaincu que j’avais commis une faute sérieuse
parce que Hu Feng était un contre-révolutionnaire (même si je
l’ai toujours considéré comme un bon communiste, et il en était
un).
A 27
ans, simplement pour avoir suggéré d’une phrase qu’il fallait
permettre aux intellectuels d’exprimer leur individualité et
leurs préférences artistiques, que les associations
d’intellectuels ne devaient pas être des yamen15, je fus traité
de ‘droitiste’ opposé au Parti et au socialisme. Pendant plus 20
ans je n’ai pas eu le droit de publier : j’étais convaincu que
le Parti et Mao Zedong ne commettaient pas d’erreur ; c’était
moi qui étais dans l’erreur. A 36 ans, avec toutes mes oeuvres
comme pièces à conviction, je fus isolé et mis en examen pendant
sept ans : j’étais convaincu de ma futilité à côté d’un Guo
Moruo16 qui en toute humilité avait par serment reconnu les
charges portées contre lui.
Puis arriva la
catastrophe de la Révolution culturelle avec ce fait
bouleversant : bon nombre d’intellectuels contraints au suicide
laissèrent des lettres d’adieu ne contenant que deux points.
Premièrement, ils proclamaient être victimes d’une injustice,
revendiquant leur loyauté ; quant au deuxième point, c’était «
Viva, viva, viva ! » N’était-ce pas là exactement les
remerciements du lettré à qui l’empereur d’autrefois accordait
la faveur de se suicider ? Alors que des voeux de « Longue vie
au président » faisaient tous les jours l’en-tête des journaux
et résonnaient partout, je ne pouvais pas vraiment pas y croire
: n’y avait-il pas là de quoi faire éclater de rire Cixi17, la
douairière moribonde à la fin de la dernière dynastie ? A l’été
de 1967, alors que j’étais maintenu à l’écart, je trouvais un
petit journal des rebelles qui traînait à terre et où je
repérais une « bonne nouvelle » : « Grande victoire : en
inspectant un vieux palais, les Gardes rouges ont confisqué dix
drapeaux aux couleurs de l’empereur ! Ils sont aussitôt montés
sur les murs de la ville pour y brandir ces drapeaux en
direction de Pékin et prêter serment au président Mao, notre
soleil rouge, très rouge, manifestant ainsi leur loyauté sans
bornes. » Subitement, mes perplexités se dissipèrent ! Un
douloureux sentiment de honte m’envahit tout à coup. A cette
époque, 56 ans nous séparaient déjà de la Révolution de 1911 ;
aujourd’hui, 44 années plus tard, cela totalise une bonne
centaine d’années.
C’est
seulement après la Révolution culturelle que j’ai commencé à
réfléchir sur ma propre existence et à avoir des doutes.
Souvenons-nous de l’histoire passée : toutes ces générations de
lettrés dont nous nous gaussons, y compris tous ceux qui,
compétents ou simples flatteurs, se succédaient au poste de
Premier ministre. Leur capacité à flagorner et à chercher à
plaire aux fins de s’attacher au pouvoir impérial a résulté en
combien de tragédies ou de farces ! Vraiment, ils étaient
ridicules et pitoyables. C’est alors seulement que j’ai réalisé
que je n’avais pas commis d’erreurs et que je n’étais pas un
incapable ! Mais, à cette époque une telle découverte n’était
absolument pas permise, et c’est pourquoi je me suis trouvé
attaqué par tous les médias du pays au printemps 1981. Mais, au
moment où le premier article me critiquant apparaissait partout
à la une des journaux et sur les écrans de télévision, j’étais
aussi inondé de télégrammes et de lettres de soutien : je fus
alors convaincu que les Chinois avaient commencé à extirper du
marécage leurs jambes et pieds paralysés. Même si cette
extirpation est très pénible.