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Tang Yiming :
frayeur et angoisse,
douloureux souvenirs et leçons à ne pas oublier
par
Brigitte Duzan, 4 avril 2020
Le 13 mars 2020 est paru sur le site de United Media
(合传媒)
un entretien avec Tang Yiming (唐翼明)
intitulé « L’annonce de la quarantaine a semé la
panique » (真正封城之后,人们都恐慌起来)
.
L’article était sous-titré :
(文章原标题:惨痛的记忆和难忘的教训——专访华中师范大学国学院院长唐翼明)
(Douloureux souvenirs et inoubliables leçons :
entretien exclusif avec le professeur Tang Yiming,
doyen du département de littérature chinoise de
l’Université normale de Chine centrale)
Ce qui suit est une synthèse de ses déclarations,
avec une traduction des passages les plus
significatifs et des notes explicatives des
expressions et citations. |
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Tang Yiming |
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L’entretien commence par ces mots :
“紧张恐惧,惶惶不安,是我的深切感受”
Frayeur nerveuse et inquiétude angoissée, tels sont mes
sentiments les plus profonds.
Souvenirs douloureux
Comme il l’explique ensuite, la situation actuelle, pour des
intellectuels comme lui, rappelle en effet des souvenirs
douloureux. Il est né en 1942,
à Hengyang, dans le Hunan (湖南衡阳).
Son père Tang Zhenchu (唐振楚)
était membre du Comité central du Guomingdang. En 1949, alors
que Tang Yiming a sept ans, ses parents s’enfuient donc à Taiwan
en laissant leurs trois enfants à la garde du frère aîné de son
père, Tang Xuanzu (唐宣祖).
Mais celui-ci, propriétaire terrien, est persécuté pendant la
Réforme agraire. Son frère, Tang Haoming (唐浩明)
est adopté par un coiffeur de Hengyang
,
sa petite sœur Tang Shuming (唐漱明)
meurt de dysenterie. Tang Yiming mène une vie très dure jusqu’à
la fin de la Révolution culturelle, interdit d’université à
cause des ses origines sociales.
En 1978, il est enfin admis à l’université, celle de Wuhan.
Puis, dans les années 1980, il part étudier aux Etats-Unis où il
devient l’élève du grand historien de la littérature chinoise
C.T. Hsia (Xia Zhiqing
夏志清).
Il va ensuite rejoindre ses parents à Taiwan, et enseigne à
l’Université de la Culture chinoise (中国文化大学).
C’est à sa retraite en 2009 qu’il est revenu s’installer à
Wuhan. Depuis dix ans, il a vu la ville se développer, il a
acquis une certaine stabilité, une certaine aisance, il ne
s’attendait pas à devoir affronter un tel désastre. Qui rappelle
des souvenirs si douloureux.
Il fait de la calligraphie et écrit pour calmer son anxiété.
Il a 78 ans.
La peur et la tragédie des plus démunis
Zhong Nanshan |
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Au début de l’interview, il rapporte sa peur,
croissante à partir du 10 janvier, quand on a
commencé à parler d’épidémie, et que le marché des
animaux sauvages de Wuhan a été fermé, sans autre
explication. Puis, quand le professeur Zhong Nanshan
(钟南山)
a déclaré le 20 janvier que le nouveau virus était
apparenté à celui du SRAS, qu’il était extrêmement
contagieux et qu’il a appelé à mettre la ville en
quarantaine, Tang Yiming a conseillé à sa femme de
ménage de repartir chez elle à la campagne. Puis le
23, quand la ville a été fermée, il a eu vraiment
peur. Cela lui rappelait la Révolution culturelle ;
il avait 24 ans et avait aussitôt été déclaré
« contre-révolutionnaire ».
La principale source de peur est le manque
d’information,
dit-il. L’épidémie était connue des experts depuis
un mois, mais personne n’en avait rien |
dit, les habitants ont soudain été pris dans une nasse. Une
ville moderne de dix millions d’habitants soudain gelée et
coupée du monde est quelque chose d’effrayant.
Si l’on fait des recherches sur l’histoire chinoise,
dit Tang Yiming
,
on s’aperçoit que les épidémies n’ont pas cessé.
En parcourant la partie concernant « Les cinq
éléments » (“五行志”)
du Livre des Han postérieurs (Houhan shu《后汉书》),
il a trouvé qu’il y avait eu dix grandes épidémies
durant le dernier siècle de la dynastie des Han (206
avant J.C.-220 après J.C.-)..
En l’an 22 de l’ère Jian’an (建安22年),
c’est-à-dire en 217, la situation inspire au poète
Wang Can (王粲)
son « Poème des sept lamentations » (《七哀诗》)
:
“出门无所见,白骨蔽平原”
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Les sept poètes de Jian’an
(rappelant les 7 Sages de la forêt de
bambous) |
Dehors à perte de vue, des os blanchis jonchent la plaine.
Vers que Tang Yiming rapproche de celui de Cao Cao (曹操)
“白骨露于野,千里无鸡鸣”
Des os blanchis s’étalent au grand jour,
Nul chant d’oiseau à des lieues alentour.
Li Wenliang |
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Les annales historiques livrent de nombreux
témoignages, mais le « blocus » de Wuhan est sans
précédent dans l’histoire. Cependant, c’est toujours
le sort des plus modestes au cœur de l’épidémie qui
est le plus tragique.
La première mauvaise nouvelle, dit-il, a été la mort
de Li Wenliang (李文亮)
.
Puis l’une des tragédies qui l’a particulièrement
touché a été la mort du directeur du studio du
Hubei, le réalisateur Chang Kai (导演常凯).
Ses parents et sa sœur ont été contaminés, mais ils
n’ont pas réussi à se faire hospitaliser. Ils sont
morts, et lui aussi. |
En fait, c’est le sort de la population des humbles, des sans-nom, comme
aurait dit Victor Hugo, ceux qui sont morts avant même que l’on
commence à tenir des statistiques, et qui ont été emmenés
directement de chez eux au crématorium. Tous ces gens, dit Tang
Yiming qui…
“叫天天不应,叫地地不灵”
…en appellent au ciel en vain, et à la terre en pure perte.
Autant de souvenirs qui resteront gravés dans sa mémoire à
jamais.
Fang Fang comme reporter de guerre
Les mesures décidées à partir du 23 janvier étaient
nécessaires : la quarantaine de Wuhan, et de tout le Hubei,
l’établissement des hôpitaux d’urgence, dit fangcang (“方舱医院”)
,
couplé à la politique dite « recevoir tout le monde, soigner
tout le monde » (“全收全治”),
et enfin envoyer les cadres au front (“干部下沉”),
c’est-à-dire leur demander de prendre une part active aux
actions communautaires dans les quartiers.
Mais c’est le
Journal de
Fang Fang qui a apporté tous les jours,
pendant deux mois à partir du 25 janvier, un réconfort quotidien
à tous les habitants confinés, à Wuhan et ailleurs. Tang Yimiing
dit que la première chose qu’il faisait tous les matins, comme
tant d’autres, c’était de lire la nouvelle page du Journal.
Comment ce journal est-il devenu aussi populaire ? C’est parce
qu’il décrit la vie quotidienne des gens du peuple, avec ses
tragédies. Mais c’est aussi et surtout, tout simplement, parce
qu’il dit la vérité ! (一句话,讲真话).
On lui a reproché de transmettre des ouïe-dires, de ne pas être
allée sur le terrain, dans les endroits dangereux. Mais, dit
Tang Yiming, qu’y a-t-il de plus dangereux que Wuhan ? On entend
toutes sortes de choses, mais le problème est d’avoir le courage
de les rapporter, fidèlement.
La valeur irremplaçable de ce journal est là : il dit la vérité
à un moment où il y a trop de mensonges, trop de vérités
dissimulées : comment et quand l’épidémie a-t-elle commencé ? Ce
n’est que le 20 janvier que le professeur Zhong Nanshan est venu
à Wuhan, et que les mesures urgentes ont commencé à être prises.
Mais si elles avaient été prises en décembre, on n’aurait pas eu
besoin de mettre la ville entière en confinement. L’étincelle
initiale aurait pu être éteinte sans autant de dégâts, regrette
Tang Yiming.
Crise de confiance
La Commission nationale de la santé a envoyé trois équipes
d’experts, Pourquoi les résultats de l’enquête ne sont-ils pas
connus ? Si on avait fermé un ou deux hôpitaux au début, ou un
ou deux quartiers, on n’aurait pas été obligé de confiner une
province entière de 60 millions de personnes. Il faut vraiment
faire le clair dans tout cela.
这次疫情不仅仅是一次公共卫生危机,其背后还有更深刻的社会原因,否则不会发展到如此严重、如此惨烈。
Cette épidémie n’est pas seulement une crise de santé publique,
il y a en arrière-plan des facteurs sociaux bien plus profonds,
autrement la situation n’aurait pas conduit à une crise aussi
sévère, aussi désastreuse.
首先就是信任危机。古圣先贤就强调“信”。有一次学生问孔子怎么搞政治,孔子说了六个字“足食,足兵,民信”,最重要的“民信”,“自古皆有死,民无信不立”。意思是,饿死人是从古以来就有的,可是政府得不到老百姓信任就完蛋了。如果不管政府讲什么,老百姓都要打问号,这就是“塔西佗陷阱”,假话无人相信,真话也没人相信。为什么方方的日记那么受欢迎?就是因为她讲真话,因为不讲真话、“上下相蒙”已经成为普遍的社会风气。
Il y a d’abord une crise de confiance.
Les anciens sages mettraient l’accent sur la « foi ». Un jour,
un étudiant a demandé à Confucius quels étaient les éléments les
plus importants pour un homme politique. Confucius a répondu
par six mots : zu shi
足食,
zu bing
足兵,
min xin
民信
–
c’est-à-dire « assez de nourriture, assez de soldats, et la
confiance du peuple ». Mais le plus important est la confiance
du peuple, précise Confucius : « Depuis des temps immémoriaux,
les hommes meurent, mais un peuple sans foi est ingouvernable. »
Ce qui signifie : depuis l’aube des temps, il y a des hommes qui
meurent de faim, mais un gouvernement qui ne parvient pas à
obtenir la confiance du peuple est condamné. Si le peuple ne
croit pas ce qu’on lui dit, il se pose des questions, et alors,
c’est « le piège de Tacite »
.
On en arrive au point que l’on ne croit pas plus la vérité que
les mensonges.
Si le journal de Fang Fang est devenu si populaire, c’est parce
qu’elle dit la vérité ; car, si on ne la dit pas, on se trompe
mutuellement, et c’est devenu une habitude courante.
1962年毛泽东在中央工作会议上就说过,“让人说真话,天塌不下来”。可是现实中,说真话太难了。
A la
Conférence centrale de travail, le 30 janvier 1962,
Mao Zedong a dit : « Il faut dire la vérité, le ciel
n’en tombera pas pour autant. »
Mais en fait c’est très difficile.
这导致人和人之间缺乏基本的信任。现在一些人连基本事实都不承认,上来就是大道理。像这次病毒来自美国等传言,纯粹是胡说八道,没有任何根据。批评他们,反而 |
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Mao Zedong à la réunion du 30 janvier
1962 |
被他们指责不爱国,是汉奸。可悲的是,很多人并不见得是没有受过教育,也不见得是没有读过书,但就是没有办法和他们沟通。
Tout cela mène à un manque fondamental de confiance dans la
population. Dans certains cas, on ne sait même plus reconnaître
la réalité des faits. Comme ces rumeurs absurdes qui prétendent
que le virus vient des Etats-Unis ; c’est totalement sans
fondement, mais les critiquer vous expose à vous faire accuser
de manquer de patriotisme et d’être traître envers la nation. Le
malheur, c’est que beaucoup de gens n’ont pas suffisamment
d’éducation, pas suffisamment de bagage intellectuel, mais il
n’y a aucun moyen de communiquer avec eux.
Plus de respect religieux
Outre la crise de confiance, l’autre problème de la société
aujourd’hui est la perte du sens du respect mêlé de crainte qui
était le sens du divin (没有敬畏之心).
La science s’est développée trop vite, la richesse matérielle
aussi. Depuis les dynasties des Xia et des Shang, le sens du
divin n’a cessé de s’éroder.
虽然孔子说“敬鬼神而远之”,其实他内心是有一个敬畏对象的,就是“天”。中国人对天地、对大自然是敬畏的。
Confucius recommandait de respecter les esprits et les fantômes,
et de s’en tenir à distance. En fait, il en avait un respect
religieux, et il avait au cœur le sentiment du respect du
« ciel ». Le peuple chinois révère le ciel et la terre, et la
nature.
Evidemment, cette idée a le sens de conquérir et transformer la
nature, ce qui est idiot car nous en sommes un élément, mais
aussi le sens de transformer la nature humaine, en luttant
contre son égoïsme. Si ces deux tendances ne sont pas
maîtrisées, l’humanité est en danger. Le physicien Stephen
Hawkins lui donnait deux cents ans encore à vivre.
C’est cette crise de valeur qui est dramatique en menant à des
positions radicales faute de respect des anciens, des esprits et
des cieux. On ne croit plus en la rétribution, ni en la vie
future, et on en finit par ne plus croire en rien : après moi le
déluge…
Trauma de l’esprit d’esclave
Analysant la culture traditionnelle à laquelle il préconise de
revenir, Tang Yiming y distingue deux courants : un courant
moral représenté par Confucius et Mencius, et un courant
représenté par les légistes Shang Yang (商鞅)
et Han Fei (韩非)
qui tendent à affaiblir le peuple pour renforcer le pouvoir du
souverain. C’est le côté le plus sombre de la culture chinoise,
dit Tang Yiming.
L’autre trauma dont il appelle à se méfier, est celui de
« l’esprit d’esclave » qui vient en appui du nationalisme. Le
concept a été formulé dans les années 1940 par Hu Feng (胡风)
qui a repris là une idée de
Lu Xun :
“人民随时随地都潜伏着或扩展着几千年的精神奴役的创伤”
Au fil du temps, le peuple a dissimulé ou amplifié le trauma
que constituent plusieurs
milliers d'années
d’esclavage spirituel.
L’instrumentalisation de ce trauma explique bien des
comportements sociaux actuels.
L’occasion de réformer
Ce qui est également apparu, au cours de cette épidémie, c’est
la tendance des responsables politiques à éviter de s’engager :
ils ont montré qu’ils n’osent pas bouger, n’osent pas en référer
à leurs supérieurs.
“多难兴邦”
是古圣先贤留下来的一句极好的话,但要补充的是,多难兴邦不是必然的。如果不能够很好的反思“难”,不去追查“难”是怎么造成的,不追问“难”是不是不可避免,也不思考为了克服“难”是不是一定要付出这么大的代价,那就未见得能够兴邦,反而可能伤邦,乃至丧邦。
De nombreuses calamités peuvent amener un pays à vouloir se
réformer, c’est un dicton que nous ont légué les anciens, mais
cela n’arrive pas forcément. Si on ne réfléchit pas suffisamment
à la « calamité » qui est arrivée, si on ne recherche pas la
manière dont elle s’est produite, si on ne se demande pas si on
ne pouvait pas l’éviter, si on devait vraiment payer un prix
aussi lourd, il est sûr que cela ne suffira pas à provoquer un
sursaut national ; au contraire, cela pourrait bien être une
grave blessure, voire entraîner la perte du pays.
这样的传染性流行病肯定不是最后一次。从SRAS到这里也只有17年。21世纪全世界最大的传染病一共只有5场,我们就有2场。如果不进行必要的反思,不在制度上补救,下次来了可能更惨。所以要重新审视制度,包括预警系统、信息发布、医疗设施、防控设备、社会力量等,都应该建立常规有效的制度。
Une épidémie de ce genre n’est certainement pas la dernière.
Cela fait dix-sept ans depuis celle du SRAS. Au 21e
siècle, il y a eu cinq grandes épidémies de maladies
infectieuses dans le monde, dont deux chez nous. Si les
réflexions nécessaires ne sont pas menées, et si le système
n’est pas amendé, la prochaine pourrait bien être plus grave
encore. Il est donc indispensable de réexaminer le système, pour
prévoir un processus d’alarme, la diffusion d’informations, des
installations médicales, des équipements de contrôle et de
prévention, etc. Il faut prévoir des systèmes à la fois
conventionnels et efficaces.
J’espère, dit le professeur Tang Yiming pour terminer, que de
plus en plus de gens oseront maintenant dire la vérité, de
manière à ce que nous puissions avoir de l’espoir dans le pays.
Duō nàn xīng bāng,
expression signifiant : un désastre peut éveiller un
pays, des calamités peuvent le pousser à se réformer.
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