|
Zhu Wen 朱文
Présentation 介绍
par Brigitte Duzan, 24 janvier 2010
Zhu Wen (朱文) est né
en 1967 à Quanzhou, un port au sud-est du Fujian
(福建省泉州市) ; il a passé son enfance dans le
Jiangsu, puis est allé faire des études
d’ingénieur à
Nankin, à l’université du Sud-Ouest (东南大学,动力系).
Il en est sorti en 1989, et a alors travaillé cinq ans
dans une centrale électrique, expérience dont il s’est
inspiré pour l’une de ses premières nouvelles,
《小谢阿小谢》« Xiaoxie Ah Xiaoxie ».
Ecrivain turbulent et prometteur, il a brusquement cessé
d’écrire en 2000, pour se tourner vers le cinéma.
Débuts littéraires prometteurs
1989 : poèmes
Il a commencé à écrire des poèmes alors qu’il était encore
étudiant, les premiers ont été publiés en 1989. Il |
|
|
s’est alors associé à un groupe de poètes de
Nankin : le groupe « Tamen » (《他们》). Ce
groupe avait été créé quatre ans auparavant, en 1985, par des
écrivains résidant à Nankin, dont Han Dong (韩东)
et Li Hongqi (李红旗). Ils avaient lancé un
journal de poésie du même nom qui publia neuf numéros entre 1985
et 1995 (avec une coupure entre 1988 et 1993).
C’était une publication très sérieuse, se rappelle un lecteur
sur son blog (1): caractères noirs sur fond blanc, sans aucune
fioriture. Cette présentation stricte reflétait le caractère
même de « leur » poésie, dit encore ce lecteur
(整本杂志形式纯洁得就像“他们”诗群诗人们的语言一样). Le journal fut
relancé en 2002 sous la forme d’un site internet, qui disparut à
son tour en août 2007. Les temps sont durs pour les poètes.
1995 : premier recueil de nouvelles
|
|
En 1994, Zhu Wen abandonna son travail
pour se consacrer entièrement à la littérature, ce qui
signifie dans son cas essentiellement l’écriture de
nouvelles. Les premières furent publiées en 1995 dans un
recueil portant le titre de l’une d’entre elles :
《我爱美元》wǒ ài měiyuán (j’aime les dollars).
C’est celui qui vient d’être traduit en français (voir
actualités). Suivirent deux autres recueils
en 1996 (2) qui reprennent les mêmes thèmes que le
premier, tournant autour de l’expression d’un désarroi
existentiel dans un monde en mutation qui laisse peu de
champ à des relations humaines capables de compenser le
désert affectif des personnages, le tout dépeint avec
beaucoup d’humour. |
Ses personnages rappellent ceux de son aîné Wang Shuo
(王朔), et Zhu Wen s’est forgé la même image
d’écrivain « insolent », non pas tellement critique du pouvoir,
mais affectant au contraire une attitude dégagée et indifférente
de marginal apolitique, tournant en dérision les dérives des
opposants au pouvoir tout autant que celles du pouvoir lui-même.
Et il n’en ratait pas une, comme on dit. Ainsi, après les
événements de Tian’anmen, en juin 1989, au moment où les
intellectuels chinois levaient l’étendard de la responsabilité
de l’artiste dans la société, Zhu Wen déclara avec un sourire
caustique, lors d’une interview, qu’il était au lit en train de
dormir quand les événements ont eu lieu, et qu’il n’avait jamais
pris part aux démonstrations parce qu’il trouvait cela bien trop
fatigant.
1998 : roman
En 1998, il publia un roman, le seul
qu’il ait écrit à ce jour : 《什么是垃圾,什么是爱》shénme
shì lājī, shénme shì ài :
qu’appelle-t-on ordures,
qu’appelle-t-on amour ? , un titre en
soi tout à fait à
la Wang Shuo (3). Il y relate une année de la vie d’un
jeune garçon d’une trentaine d’années, Xiao Ding
(小丁), écrivain en panne d’inspiration,
incapable de trouver un sens à sa vie dans un société
qui ne lui offre aucune consolation, insatisfait de
tout, de ses tentatives d’écriture, de ses relations
familiales, de ses amis comme de ses petites
amies ;
c’est une vie ponctuée de rencontres et de crises qui ne
débouchent sur rien. L’année se passe sans que rien
n’ait changé, Xiao Ding semble condamné à une répétition
sans fin des mêmes trivialités et erreurs ; de façon
significative, le roman commence et se termine par la
même phrase : |
|
|
« 小丁坐在窄窄的满是烟头烫痕的木桌边,用左臂撑着脑袋,几次想张大嘴巴惊叫上几声。当然最终没有声音… »
Assis à une étroite table de bois brûlée par des mégots de
cigarettes, la tête appuyée sur son bras gauche, Xiao Ding
se demanda plusieurs fois s’il allait ouvrir la bouche pour
hurler. Mais, bien sûr, il resta finalement silencieux…
On a l’impression que Zhu Wen était pris, lui
aussi, dans le même engrenage répétitif.
Rupture: dix ans de silence
1998 : Duanlie
C’est à la fin de cette année 1998, avec entre autres son ami
Han Dong
(韩东), qu’il lança alors le
mouvement 《断裂》Duànliè, c’est-à-dire briser.
Ce qu’il s’agissait de briser, c’était tout lien avec les
figures tutélaires du monde littéraire chinois, les éditeurs,
professeurs et critiques, qui se faisaient les agents de la
censure gouvernementale visant les écrits « indésirables ». Ce
n’était cependant pas un mouvement politique, il n’était pas
question de protester contre la répression en général ; c’était
un mouvement littéraire visant à défendre la liberté de
l’écrivain. En ce sens, il était révolutionnaire, mais en ce
sens seulement.
Le mouvement débuta en fait début mai 1998, avec l’élaboration,
par Zhu Wen et Han Dong, d’un questionnaire en treize points qui
fut envoyé à 70 écrivains, et constituait en fait un appel à
joindre le mouvement. Au premier abord, Duanlie semblait avoir
pour objectif de se libérer de la vieille garde, de renverser
leurs présupposés idéologiques afin d’ouvrir la voie à une
nouvelle génération littéraire, du sang neuf. Sauf que, dans le
climat de l’époque (comme aujourd’hui, d’ailleurs), ceci était
impensable.
« Ce que vous voulions faire, a expliqué Zhu Wen par
la suite, c’était nous distancier des cercles officiels. Vers la
fin des années 1990, beaucoup d’entre nous commençaient à avoir
un certain renom, et tous ces officiels chevronnés nous
incitaient à les rejoindre… Nous ne pouvions accepter cela, et
nous avons donc décidé de rompre totalement avec eux. »
Ils réussirent : pendant plusieurs années, le mouvement déchaîna
enthousiasmes et ires de tous côtés. Pourtant, pendant cette
même période, Duanlie réussit à faire publier une dizaine de
volumes de prose et une vingtaine de recueils de poésies, édités
par la maison d’édition de l’université normale du Shaanxi
(陕西师范大学出版社). Zhu Wen reconnaît lui-même
que les conditions de publication en Chine s’étaient nettement
améliorées, et que les écrivains pouvaient être publiés sans
l’autorisation expresse des autorités.
2000 : Dernier recueil de nouvelles
Après son roman, lui-même a publié, en 2000, un autre recueil de
nouvelles, regroupées sous le titre de l’une d’elles :
《人民到底需不需要桑拿》 rénmín dàodǐ xūbùxūyào sāngná (Est-ce
que les gens ont vraiment besoin de saunas ?), et édité,
justement, par la maison d’édition de l’université normale du
Shaanxi. Mais cela ne résolvait pas la question de sa
responsabilité morale en tant qu’écrivain ; simplement, avec la
croissance économique et la montée en puissance de la Chine,
elle se posait en des termes différents.
D’un côté, un espace de liberté était entr’ouvert, il n’était
plus totalement impossible de s’exprimer sur des sujets jusque
là répréhensibles, simplement personne ne s’y intéressait : il
s’agissait avant tout de profiter des fruits de la croissance
sans se poser trop de questions. Dans cette atmosphère, la voix
de
l’artiste contestataire se perdait dans le désert.
D’un autre côté, la confrontation directe avec le pouvoir sur
les questions politiques sensibles était impossible, sauf à
disparaître brutalement, pour des années, en prison, et y finir
totalement oublié. Il n’y a pas de triomphe possible de
l’individu contre le système. Et ceci est dû autant à
l’indifférence générale qu’au contrôle effectué par le pouvoir.
En même temps, ce même pouvoir effectuait une opération de
séduction auprès des artistes. Le phénomène ‘hooligan’ qui, sur
les traces de Wang Shuo, avait marqué tous les domaines
artistiques dans les années 90, et en particulier le cinéma et
la littérature, disparut peu à peu dans les nimbes du passé.
Mais ce fut évidemment au prix de compromis avec le pouvoir et
la censure. Le mouvement ‘Duanlian’ était une ultime tentative
de résistance, mais une tentative isolée et vouée à l’échec.
Zhu Wen, lui, cessa d’écrire. En 2000, il s’installa à Pékin, et
sa propre rupture avec le monde littéraire fut consommée. Cela
fait dix ans que l’on attend qu’il reprenne la plume. Li Honqi a
énoncé clairement la situation dans un article publié dans le
numéro 14 de Tamen, en 2007, sous un titre paraphrasant celui du
dernier recueil de nouvelles de son ami : 人民到底需不需要朱文?
En fin de compte, le peuple a-t-il besoin de Zhu Wen ? La
réponse est bien sûr négative. Zhu Wen a choisi de ne plus
écrire.
Mais il n’est pas resté silencieux. Il s’est tourné vers le
cinéma.
Carrière cinématographique
Zhu Wen était déjà connu comme scénariste. C’est
lui, en particulier, qui est l’auteur des scénarios de deux
films qui ont marqué le cinéma chinois à la fin des années 1990.
Le premier, en 1996, est « Nuages et pluie sur Wushan »
(《巫山云雨》) de
Zhang Ming (章明) (4), le second, en 1999, « Dix-sept ans » (《过年回家》) de Zhang Yuan
(张元). C’est celui-là surtout qui établit
la réputation de scénariste de Zhu Wen : Zhang Yuan obtint pour
ce film le prix du meilleur réalisateur à la 56ème Mostra de
Venise, et les critiques soulignèrent alors, en particulier, la
qualité du scénario (5).
« Seafood »
|
|
Zhu Wen se lança ensuite dans une
carrière de réalisateur, profitant des nouvelles
possibilités offertes par le numérique. Son premier
film, « Seafood » (《海鲜》), tourné
caméra à
l’épaule, sortit en 2001. Il était produit en
dehors des circuits officiels, Zhu Wen avait même créé
une petite structure de production pour l’occasion. Le
scénario était typique de
l’univers de l’auteur, basé
sur les relations malsaines entre une jeune prostituée
suicidaire et un policier sympathique, mais violent, le
tout dans le cadre frigorifiant et désert de la station
balnéaire de Beidahe en plein hiver, sous la neige.
Avec pareil sujet, incluant un viol dans une chambre
d’hôtel, le film se condamnait dès l’abord à être exclus
des circuits de distribution en Chine ; il rencontra un
grand succès dans les festivals internationaux,
remportant, entre autres, le prix |
spécial du jury à la Mostra de Venise, et deux
prix (du meilleur réalisateur et du meilleur acteur) au festival
des Trois Continents à Nantes. Meilleur acteur, sans doute, mais
le film n’avait pas de quoi enthousiasmer par ailleurs outre
mesure : limité par la technique du numérique, il pêchait
surtout par ses dialogues, ce qui était étonnant de la part du
scénariste de « Dix sept ans ».
« South of the clouds »
Le deuxième film (et le dernier à cette heure) sortit en 2004 :
ce fut « South of the clouds » (《云的南方》),
couronné du prix Netpac au festival de Berlin et du prix
Fipresci (fédération des critiques de films) au 28ème festival
de Hong Kong. C’est l’histoire touchante d’un retraité, Xu Daqin,
qui part faire un voyage dans le Yunnan (云南
au sud des nuages), où le rappellent des souvenirs de jeunesse :
c’est le voyage de sa vie, celui qu’il a l’intention de faire
depuis des années. Zhu Wen amorçait avec ce film une nouvelle
rupture dans son œuvre et sa carrière.
La grande différence par rapport aux
œuvres antérieures tient dans le scénario. Zhu Wen filme
avec émotion les paysages du Yunnan, et cette émotion
baigne le film tout entier. Mais,
s’il a tourné dans la
région des Mosuo, relativement isolée et mystérieuse,
c’est qu’il en fait le cadre métaphorique de l’histoire
de la génération de ses parents qui est le vrai sujet du
film. Son retraité, en fait, apprend-on, n’est jamais
allé dans le Yunnan, ce qui l’attire là,
c’est plutôt la
recherche des rêves et des idéaux
|
|
|
de sa jeunesse, ceux qu’il n’a jamais pu réaliser dans
sa vie, ceux dont il garde le regret éternel. Le Sud, en ce
sens, devient l’antithèse du Nord, rêve et réalité finissant par
se fondre peu à peu en une sorte de songe étrange. Mais la
réalité reprend finalement ses droits, on retombe dans le monde
réel, trompeur et cruel. La dernière séquence est un arrêt sur
image, sur le visage de Xu, partagé entre sourire et larmes… à
l’image de l’impression que laisse le film.
C’était un sujet tout à fait dans l’air du temps. Il n’est pas
étonnant que le film ait été produit par ‘Century Hero’, une
structure d’investissement cinématographique créée en 2002 avec
le soutien du très officiel CITIC (China International Trust and
Investment Corporation) dont la filiale culturelle en détient 90
%. Le film respectait strictement les règles officielles : Zhu
Wen, comme tant de ses pairs au même moment, a déclaré avoir
voulu réaliser quelque chose qui puisse être vu par sa famille
et ses amis. Et au-delà par le public chinois.
Retour à l’écriture ?
Zhu Wen semble donc avoir franchi une étape qui
pourrait maintenant le ramener aussi vers l’écriture et la
littérature. En août 2006, il a réédité un choix de dix huit
anciennes nouvelles dans un recueil publié sous le titre de
l’une d’elles :《达马的语气》dámǎde yǔqì (Le ton
de Dama). Mais choisir certaines nouvelles pour les rééditer
n’est pas anodin. Lors d’une interview à la sortie du livre, il
a affirmé vouloir leur insuffler un sens nouveau, un « ton »
nouveau. Peut-être n’est-il pas anodin non plus que la première
nouvelle du recueil s’intitule《我们还是回家吧》wǒmen
háishì huíjiā ba : on ferait mieux de revenir à la maison…
Plus récemment, en septembre 2008, il a écrit pour le journal
britannique ‘The Guardian’ un article intitulé « Collecting »,
d’un humour hilarant (6). Il part de l’idée que les Anglais sont
des collectionneurs de génie, chose que la Chine ne peut encore
se permettre parce que - sic - c’est encore un pays
sous-développé ; même les pandas coûtent tellement cher que les
gouvernants essaient de s’en débarrasser en en faisant cadeau
dès que l’occasion s’en présente. De toute façon, dit-il, les
Chinois n’aiment que ce qui est neuf. Les Anglais, eux,
collectionnent tout, même les dissidents…
Bref, to cut a long story short, comme disent, justement les
Anglais, il a été invité en Angleterre, à
l’occasion de la
sortie de la traduction de ses nouvelles « I love dollars », un
livre qui, ajout-t-il, n’aurait jamais acquis la notoriété qu’il
a s’il n’avait pas été censuré. Au vu du succès dudit livre, on
lui a demandé s’il ne pouvait pas en écrire un nouveau : « I
love pounds ». Ce qui l’a plongé dans des abîmes de réflexion.
Jusqu’à ce que, un jour, en observant des billets étalés devant
lui, il remarque l’intitulé à gauche de la tête de la reine : «
I PROMISE TO PAY THE BEARER ON DEMAND THE SUM OF.. » Il eut l’impression que la reine lui parlait en personne et fut frappé
d’une inspiration subite, …
Depuis mon retour d’Angleterre, dit-il, je travaille à ce livre
qui pourra bientôt, peut-être, enrichir les collections
britanniques…
Ce serait drôle si c’était vrai…
Notes
(1)
http://shige.cc/bb/viewtopic.php?p=3649&sid=13dafb67461828079185b44a75fd68ec
(2) 《弟弟的演奏》dìdide yǎnzòu (le grand récital
du petit frère) et 《因为孤独》yīnwei gūdú (parce
que nous étions seuls)
(3) le texte est sur le site shuku :
http://www.shuku.net:8082/novels/mingjwx/zhuwen/sm/sm.html
(4) Voir les précisions sur ce film :
http://cinemachinois.unblog.fr/
(5) 《过年回家》guònián huíjiā (littéralement :
revenir à la maison pour le Nouvel An) retrace l’histoire de
Xiaolan qui a été condamnée à une longue peine de prison pour
avoir assassiné sa demi-sœur ; dix-sept ans plus tard, elle
obtient l’autorisation de rendre visite à sa famille pour les
fêtes du Nouvel An ; elle part accompagnée d’une jeune garde de
la prison, mais, quand elles arrivent, elles découvrent que la
maison a disparu, rasée comme tout le quartier… Le film marquait
une transition : Zhang Yuan avait été le ‘hooligan’ du cinéma
chinois, comme Wang Shuo de la littérature, auteur de films
jusque là censurés, dont le superbe « West Palace, East Palace »
présenté à Cannes en 1997. Avec « dix sept ans », Zhang Yuan
rentrait dans le rang, en quelque sorte : le film sortit
finalement avec la bénédiction de la censure. Ce fut cependant
après un an de discussions et la modification de certaines
scènes. C’est un exemple des compromis que les artistes chinois
commencèrent alors à accepter pour voir leurs œuvres diffusées
en Chine.
(6) Voir l’article :
http://www.guardian.co.uk/books/2008/sep/22/original.writing.china.reflected.zhu.wen
A lire en complément :
《人民到底需不需要桑拿》
« Le peuple a-t-il vraiment besoin de saunas ? »
|
|