par Brigitte Duzan, 12 janvier 2015,
actualisé 26 août 2022
Il est des écrivains qui ont le malheur de rencontrer
tellement de succès avec l’une de leurs œuvres que le
reste tombe dans l’indifférence et l’oubli. C’est le cas
de Lu Wenfu, à jamais identifié comme l’auteur quasiment
exclusif de « Vie et passion d’un gastronome chinois » (《美食家》),
avec des commentaires critiques généralement orientés
vers la gastronomie et bien peu vers l’auteur (1).
Or cette histoire de gastronome raffiné est le reflet et
le symbole d’une existence entièrement tournée vers la
défense d’une culture raffinée et d’une tradition de
lettrés mises à mal par les dérives de la période
maoïste. L’œuvre de Lu Wenfu est à découvrir avec sa
vie.
Adolescent à Suzhou
Lu Wenfu
Lu Wenfu (陆文夫)
n’est pas né à Suzhou, mais c’est la ville où
il a grandi, celle dont il a été chassé et où il est revenu pour
ne plus en partir, et qu’il aimait tellement qu’il a écrit toute
son œuvre pour en dire le raffinement et en défendre la culture.
Enfance au nord du Yangzi
Il est né, en mars 1928, dans un village du district de Taixing,
dans la province côtière du Jiangsu (江苏泰兴),
au nord du Yangzi et y a vécu une enfance paisible et sans
histoire.
A l’âge de six ans, il entre dans une école traditionnelle, où
il montre une telle passion pour la lecture que le maître
d’école lui donne le nom prémonitoire de Wenfu
文夫 :
le maître des lettres. Le même maître d’école se prosternait
devant la tablette qui portait le nom de Confucius, mais les
écrits de cet autre maître n’excitaient guère l’imagination du
jeune Wenfu.
Il était bien plus attiré par le fleuve, qui coulait à deux
cents mètres de la maison familiale et qu’il restait de longs
moments à contempler, en regardant passer les bateaux qui
disparaissaient à l’horizon, mais c’était un horizon vide :
« Quand on regardait à l’est, l’eau du fleuve faisait corps avec
le ciel. Il en était de même quand on regardait à l’ouest : rien
qu’un espace vaste et désert…. Pas d’élan pour mon
imagination. »(2)
C’est la littérature qui lui fournit cet élan. Or, beaucoup des
écrits qu’il lit parlent de Nankin, de Shanghai, et de Suzhou.
Si les deux premières villes semblaient inaccessibles, Suzhou ne
l’était pas car il y avait une tante.
Etudiant à Suzhou et Yancheng
Et le voilà, en longue robe bleue, débarquant à Suzhou à seize
ans, à la fin du printemps 1944. La découverte de la ville est
un éblouissement pour l’adolescent : elle dépassait, justement,
son imagination. C’est le coup de foudre. Il fait trois ans
d’étude au collège, dans une ville qui lui semble sortie tout
droit de ses livres de poésie.
En même temps, il se rend compte que la ville est comme un lac
cachant un fond boueux sous ses eaux claires. Le Guomingdang est
à l’apogée de son pouvoir, un pouvoir rongé par la corruption.
La beauté de Suzhou, dit Lu Wenfu, ne cachait plus les misères
du peuple : si la ville avait toujours autant de belles femmes,
quand elles sortaient en pousse-pousse, ceux-ci étaient tirés
par des vieillards maigres, à bout de souffle…
déjà se profile son sens de l’observation de la réalité urbaine.
En attendant, il termine ses études secondaires, et il est admis
dans deux universités de Shanghai, mais, sa famille ne pouvant
payer les frais d’étude, il part dans la zone libérée du Subei (苏北解放区),
au nord du Jiangsu, étudier le marxisme à l’université Huazhong
de la ville de Yancheng (盐城华中大学).
A la fin de son cursus à l’université, il rejoint la zone des
combats. Mais c’est le moment où les forces du Guomingdang sont
écrasées lors de la campagne décisive de Huaihai (淮海战役),
début janvier 1949, permettant aux troupes communistes de
progresser vers le sud. Lu Wenfu n’a pas à combattre.
Il revient avec l’armée à Suzhou, qui est « libérée » le 27
avril 1949.
Ecrivain et travailleur : première période
Il commence alors une carrière de journaliste, au Nouveau
journal de Suzhou (《新苏州报》)
où il va travailler huit ans, jusqu’en 1957. En même temps, la
rédaction d’articles d’information ne le satisfait pas, il brûle
d’écrire des histoires… Alors, à l’âge de 25 ans, il commence à
écrire.
Premières nouvelles remarquées
En travaillant du matin au soir, il met un mois à terminer son
premier récit qu’il envoie au Journal des lettres et des arts (《文艺报》)
à Shanghai. On lui répond que ce n’est pas publiable, mais qu’il
a du talent et qu’il doit continuer. Ce qu’il fait, ravi. Et son
récit
suivant - « Honneur »
(《荣誉》)
- est publié en février 1955 dans ce même journal.
Au fond d’une ruelle (éd. originale)
Favorablement accueillie, cette nouvelle est aussitôt
suivie d’une seconde, « Seconde
rencontre avec Maître Zhou Tai »
(《二遇周泰》),
publiée dans Littérature du Peuple (《人民文学》).
Les deux courts récits dépeignent les bouleversements
sociaux intervenus au début la nouvelle République
populaire.
Son début de notoriété vaut à Lu Wenfu de participer au
1er Congrès national des jeunes écrivains, à
Pékin, où il fait connaissance de nombreux autres jeunes
auteurs qui, comme lui, ont débuté au début des années
1950.
Au retour, en octobre 1956, il publie – dans la revue
Mengya (《萌芽》)
- une troisième nouvelle très originale, qui tranche
sur les publications de l’époque : « Au
fond de la ruelle »
(《小巷深处》).
A une époque où tout le monde parlait de guerre, de
héros,
de production et de
travailleurs
modèles, Lu Wenfu, lui, compte avec beaucoup d’humanité
l’histoire d’une prostituée,
Xu Wenxia (徐文霞), et
son parcours plein d’embûches dans la Chine nouvelle.
L’aventure avortée de « L’explorateur »
Au printemps 1957, il est convié à
participer, à Nankin, à un groupe de travail créé par la
Fédération des hommes de lettres du Jiangsu (江苏省文联从事专业创作).
Il y rencontre d’autres jeunes écrivains avec lesquels
ils partagent les idées, dont Gao Xiaosheng (高晓声),
Chen Chunnian (陈椿年),
Fang Zhi (方之),
Ye Zhicheng (叶至诚).
Ils s’accordent pour penser qu’il faut changer les modes
de création, que les descriptions des campagnes
politiques doivent faire place à des préoccupations plus
centrées sur l’homme, que la lutte des classes a déjà
détruit trop d’existences, et qu’il faut en revenir à
des relations humaines plus normales.
Pour développer ces idées hardies,
nées dans l’enthousiasme des Cent fleurs, les faire
connaître et les diffuser, ils constituent un groupe
qu’ils nomment « Les explorateurs » (《探求者》),
doté d’un journal du même nom. Mal leur en prend. Ils
n’ont pas terminé le premier numéro qu’est lancé le
mouvement anti-droitiers. Ils
Au fond d’une ruelle,
illustration
Littérature chinoise
3ème trimestre 1986
sont taxés de
groupuscule anti-Parti (“反党集团”),
et condamnés : Gao Xiaosheng et Chen Chunnian à travailler la
terre, Fang Zhi et Ye Zhicheng à forger de l’acier ; quant à Lu
Wenfu, il est affecté à une usine de machines-outils où il
débute comme apprenti.
Courte embellie au début des années 1960
Lu Wenfu apprend le métier de tourneur et travaille deux ans
dans l’usine en développant des relations amicales avec les
ouvriers. Il est nommé trois fois travailleur d’avant-garde,
avec des nuances dans l’avant-garde, ce qui lui vaut des
récompenses : un maillot, un caleçon, une cuvette.... (3)
C’est la pire période du Grand Bond en avant, qui prend fin à
l’été 1960 avec les premières mesures de réajustement
économique. Les milieux littéraires et artistiques renaissent en
même temps. Lu Wenfu devient écrivain professionnel, à Nankin.
Mais il est sur ses gardes : une chute dans le fossé, dit-il, ça
donne à réfléchir (吃一堑,长一智).
Alors il dépeint sagement l’expérience qu’il a vécue au cours
des deux années précédentes : les ouvriers, le travail à
l’usine…
Mais, en 1964, c’est
le retour des tensions politiques, en particulier dans les
cercles littéraires et artistiques. L’association des écrivains
convoque une réunion à Pékin pour discuter de la manière
d’écrire et diffuser la tension ;
Mao Dun (茅盾)
défend Lu Wenfu, qui reçoit par
ailleurs des éloges dans la presse. Mais la machine est en
route. Les milieux littéraires sont soupçonnés de révisionnisme.
Lu Wenfu est l’objet pendant six mois de virulentes attaques
pour ses antécédents antiparti, dans l’affaire des Explorateurs,
et pour sa défense de « l’humanisme » bourgeois en lieu et place
de la lutte des classes.
A
l’été 1965, il est rayé des cadres du monde littéraire, et
renvoyé à Suzhou travailler comme mécanicien dans une filature.
Il ne lit plus, n’écrit plus, et passe ses dimanches à boire.
C’étaient les prémices de la Révolution culturelle.
Dix ans dans le Subei
Lu Wenfu avec son épouse
Dès les débuts de la Révolution culturelle, la famille
est la cible des Gardes rouges : leurs biens sont
confisqués, Lu Wenfu est l’objet de séances de
« lutte », il est promené dans les rues un panneau sur
la poitrine.
A la fin de 1969, avec sa femme et ses deux filles, il
est expédié sur une plage au bord de la mer Jaune, dans
ce Subei terrible, pauvre et froid, au nord de la
province, qu’on
appelait la
Sibérie du
Jiangsu. C’est un exil de neuf ans, passé à travailler des
petits lopins de terre, à discuter avec les amis exilés au même
endroit, et à réfléchir.
Le jour où il apprend la chute de la Bande des Quatre, il
s’enivre pendant trois jours, avant de se remettre à écrire.
Ecrivain de Suzhou : deuxième période
De retour à Suzhou, en novembre 1978, il a cinquante ans, et
cela en fait treize qu’il n’a rien écrit. Alors il écrit, à tort
et à travers, dit-il, pour faire remonter les souvenirs,
retrouver les caractères enfuis et affronter le défi de la page
blanche. Il écrit des essais, et même des pièces de théâtre…
Renaissance
Pendant ce temps, la presse aussi renaît de ses cendres, le
journal Littérature du Peuple (《人民文学》)
en particulier. Quelques vieux rédacteurs reprennent le
flambeau, et cherchent des textes, des auteurs. En novembre
1977, c’est dans ce journal qu’estpubliée la nouvelle de
Liu
Xinwu (刘心武)
« Le professeur principal » (《班主任》)
qui donne le ton.
Lu Wenfu y publie le premier texte qui signe sa propre
renaissance littéraire, « Dévotion » (《献身》),
en 1978, en hommage aux intellectuels qui se sont dédiés corps
et âmes à la révolution. C’est ensuite dans Zhongshan (《钟山》),
début 1979, qu’il publie « Cui Dacheng » (《崔大成小记》) :
une réflexion sur les rumeurs et fausses accusations qui
détruisent une existence. La nouvelle est suivie, en juin, d’une
seconde sur un thème proche, « Tribunal spécial » (《特别法庭》),
publiée dans Littérature de Shanghai (《上海文学》).
L’atmosphère ne se réchauffe vraiment qu’après le 4ème
Congrès de la Fédération nationale des travailleurs des
lettres et des arts, qui se tient à Pékin du 30 octobre
au 15 novembre 1979 et dont l’un des résultats est
d’abandonner le vieux slogan « la littérature au service
de la politique ».
A partir de là, en 1980, Lu Wenfu aborde une phase de
réflexion, sur l’histoire et sur la culture, ou sur
l’histoire vue par le biais de la culture.
Voyage à Guilin en 1983
Réflexion sur l’histoire
Cette réflexion l’amène à considérer l’histoire non sous
l’aspect politique, au niveau des hautes sphères du pouvoir,
mais sous l’aspect quotidien, au niveau des répercussions de
cette politique sur le peuple et la culture populaire.
En 1985, il conclut l’un de ses essais en disant que, chaque
fois qu’il va à Pékin pour assister à une réunion ou recevoir
une récompense, il se sent envahi de tristesse en songeant aux
amis qui n’y sont pas, soit parce qu’ils sont morts, soit parce
qu’ils ont cessé d’écrire ; en conséquence, dit-il, il a le
sentiment d’avoir une responsabilité historique, celle de
décrire les changements sociaux et la réalité humaine.
Bien sûr, son chef d’œuvre en la matière est la célèbre nouvelle
de 1983, « Un Gastronome » (《美食家》),
mais il ne faut pas oublier les autres récits de la même époque,
qui participent de la même observation critique de la société.
1980 :
Une ancienne famille de colporteurs
Une ancienne famille de colporteurs,
illustration Littérature chinoise
3ème trimestre 1986
Le tournant, dans son œuvre, au tout début de la
décennie, est la nouvelle « Une ancienne famille de
marchands ambulants » (《小贩世家》),
initialement publiée
début 1980
dans le journal Yuhua ou Fleurs de pluie (《雨花》).
Elle commence par un flashback : le narrateur se
souvient d’un homme, Zhu Yuanda (朱源达),
qu’il a connu une trentaine d’années auparavant, un
modeste vendeur ambulant de bouillon de raviolis, une
spécialité locale, le húntun (馄饨).
Ce qu’il se remémore, c’est le bruit de ses claquettes
de bois qui annonçaient sa venue, à l’autre bout de la
ruelle, et qu’il entend encore résonner dans sa tête :
笃笃笃、笃笃、嘀嘀嘀笃;嘀嘀嘀、笃笃、嘀嘀笃
dududu, dudu, didididu ; dididi, dudu, dididu….
Ce n’étaient que deux sons, explique-t-il, mais avec
infiniment de variations, plus ou moins rapides, plus ou
moins forts… On a l’impression, en le lisant, de
l’entendre soi-même. Toute cette introduction présentant
le personnage est d’un style extrêmement vivant.
Ce Zhu Yuanda était le dernier descendant d’une longue lignée
d’ancêtres qui tous avaient fait le même métier, avec la même
perfection dans le détail. Le narrateur était alors dans une
passe difficile, il corrigeait des copies tard le soir pour
gagner de quoi vivre, et Zhu Yuanda, en passant avec son
huntun, lui apportait en même temps un peu de chaleur
humaine.
Et puis, le narrateur est devenu cadre dans la Chine nouvelle et
a perdu Zhu Yuanda de vue. Au moment de la lutte contre les
droitiers, le malheureux est accusé d’être un agent du
capitalisme et ostracisé ; au début de la Révolution culturelle,
le narrateur lui-même est attaqué, et, passant devant la pauvre
maison du petit colporteur, il voit ses maigres biens confisqués
par les Gardes rouges et réduits en miettes, le pire étant la
destruction de la superbe palanche héritée de ses ancêtres et
patinée par le temps. Zhu Yuanda est envoyé à la campagne se
faire rééduquer. Avant de partir il laisse au narrateur ses
claquettes de bois que ce dernier espère entendre un jour à
nouveau, du fond de l’allée… mais évidemment en vain…
Cette nouvelle est une triste ballade sur l’absurdité d’une
époque qui a détruit des existences entières, et anéanti petits
métiers et arts populaires. C’est un reflet de ce qu’a souffert
Lu Wenfu, et le récit apparaît comme une préfiguration du
« Gastronome ».
1983 : Un gastronome
Cette nouvelle, son titre pourrait être traduit par « Un
gastronome, un vrai » (5), car c’est de cela qu’il
s’agit : la recherche de la vérité profonde que recèle
la culture gastronomique, en l’occurrence celle,
raffinée, de Suzhou, mais prise en exemple symbolique
d’une culture populaire élevée au rang de grand art.
Il ne s’agit pas vraiment d’un roman, mais d’une
nouvelle moyenne (中篇小说),
initialement publiée dans la revue Shouhuo (《收获》)
au début de 1983. Elle dépeint
quarante années de l’histoire de la Chine par le biais
de l’évolution et la survie des traditions culinaires,
dont Lu Wenfu était un fin connaisseur. Les
contradictions et antagonismes de la période sont
analysés à travers la confrontation de deux personnages,
le « capitaliste »
Le Gastronome
Zhu Ziye qui se consacre à la sauvegarde
du patrimoine culinaire dont il se sent responsable, et un autre
Gao, comme dans la nouvelle précédente, ici un idéaliste épris
de justice révolutionnaire et d’égalité sociale, envers et
contre tout.
Lu Wenfu du temps du « Gastronome »
Si, dans la nouvelle précédente, le style faisait
renaître un vieux métier en voie de disparition, dans
celle-ci, c’est toute la passion de Lu Wenfu pour la
bonne cuisine en tant qu’art délicat qui transparaît à
travers ses descriptions. C’est un hommage à la vieille
culture de Suzhou, héritière de celle de Wuyue (吴越).
Et ce n’est pas une passion superficielle : en 1988, Lu
Wenfu a ouvert un restaurant gastronomique consacré à
l’art culinaire de Suzhou qui est devenu aussi célèbre
que sa nouvelle.
Celle-ci a bien sûr été primée comme meilleure nouvelle de
l’année, elle a aussi apporté la célébrité à son auteur. En
outre, à un moment où florissait le mouvement de recherche des
racines (寻根文学)
qui était essentiellement une recherche ancrée dans la ruralité,
cette nouvelle a valu à Lu Wenfu d’être classé parmi les auteurs
à la recherche de racines urbaines (城市寻根)(6).
Mais « Un gastronome » a été suivi de plusieurs
nouvelles qui en forment comme le prolongement, et en
particulier « Le puits » (《井》)
et « Le diplôme » (《毕业》),
incluses dans chacun des deux recueils « Souvenirs des
gens des ruelles » parus respectivement en 1984 et 1986.
Souvenirs des gens des ruelles
Les ruelles de Suzhou sont, dans l’œuvre de Lu Wenfu, ce
que sont les lòngtáng
de Shanghai (弄堂)
dans l’œuvre de
Wang Anyi (王安忆) :
le lieu, depuis l’aube des temps, d’une vie et d’une
culture populaires menacées par l’histoire et la
modernité. Dans les nouvelles de Lu Wenfu comme chez
Wang Anyi, ce sont des lieux symboliques.
- C’est le cas de celle intitulée « Le puits » :
histoire sombre
d’une jeune diplômée de chimie, Xu Lisha, promue à un
poste de recherche, dans la société où il travaille, par
un homme qui désire l’épouser; quand il finit par le
faire, c’est pour la jeune femme le début d’une descente
aux enfers aussi progressive qu’inéluctable.
« Le puits » est le récit de la tragédie d’une
intellectuelle devenue peu à peu la cible des attaques
de son entourage en raison même de ses succès
professionnels. C’est le portrait d’une société où l’on
est condamné par les rumeurs, et où la femme a une
liberté conditionnée par la volonté de son mari, voire
de sa belle-mère, et les commérages des voisins. C’est
une autre manière de décrire les souffrances de
l’individu dans la société chinoise de son temps, qui
est le thème récurrent de l’œuvre de Lu Wenfu (7).
- « Le diplôme » est aussi sur le même thème, mais sort
de l’ordinaire. C’est en fait l’étude d’une mentalité,
celle qui s’attache aux objets parce qu’ils ont toute
une
Souvenirs des gens des ruelles
Recueil de 1986 (Le Gastronome,
Le Puits et Le Diplôme)
histoire et qu’ils sont attachés à une mémoire
douloureuse. A travers les
arguments donnés pour ne pas se séparer de vieux objets
hétéroclites qui encombrent son appartement, la femme qui est au
centre du récit parvient à expliquer les souffrances qu’ils
représentent. Des comportements en apparence aberrants y
trouvent une explication, et le poids du passé apparaît d’autant
plus lourd.
Un son de pipa au fond de la ruelle
Il y a évidemment une part autobiographique dans ce
récit : le passé douloureux des objets en cause remonte
à l’année 1957 (un lit d’enfant en métal sauvé de la
folie destructrice du Grand Bond en avant) et à 1969,
l’année où Lu Wenfu fut envoyé avec sa famille sur la
côte du Subei, comme la protagoniste du récit qui fait
de l’endroit une description cauchemardesque : « comme
il faisait froid, cet hiver de 1969 ! Le vent soufflait
sur la mer, la bise du nord-est hurlait en emportant les
chaumes de notre toit… » Et c’est dans ce froid glacial
que son mari rassemble toutes ses forces pour aller
chercher des montants de bois pour fabriquer un lit, ce
lit qui est toujours là, et qu’il est impossible de
jeter…
L’histoire du marchand ambulant de huntun, « Le
puits » et « Le diplôme » sont parmi les plus belles
qu’aient écrites Lu Wenfu, parce qu’on y ressent,
quasiment à l’état brut, sous une forme ou une autre,
les souffrances qu’il a endurées pendant vingt ans.
Nid d’hommes
Encore largement autobiographique, son unique
roman,
« Nid d’hommes » (《人之窝》),
paru en 1995, apparaît comme une somme, un ultime regard
sur le passé, et la culture qui en fait déjà presque
partie – un roman qu’il aura mis dix ans à écrire.
C’est à nouveau une vision de quarante ans d’histoire, à
partir du début des années 1940, à travers les heurts et
malheurs d’un jeune lettré, Xu Dawei (许达伟),
descendant d’une famille aisée de Suzhou, qui hérite de
l’ancienne demeure familiale. Typique des jeunes
intellectuels de
l’époque, il brûle d’idéaux socialistes et humanistes,
et s’entoure dans la maison d’un groupe d’étudiants avec
lesquels il va subir la tourmente révolutionnaire, puis
toutes les campagnes de l’ère maoïste, culminant dans la
Révolution culturelle, la maison devenant l’enjeu de
rivalités et jalousies.
Ce sont sept amis, comme les Sages de la Forêt de
Les œuvres complètes
en cinq volumes
Bambous (竹林七贤),
à l’époque tout aussi troublée des Trois Royaumes.
Sous la plume de Lu Wenfu, ils deviennent les incarnations
symboliques de l’élite intellectuelle et progressiste que Mao
n’a pas cessé de décimer tout au long de ses années au pouvoir,
mais qui a aussi bien été trahies par les nationalistes (8).
Les œuvres complètes en cinq volumes,
page d’illustrations
Ce qui fait de ce roman un chef d’œuvre de culture
raffinée, c’est l’esprit qui s’en dégage, nourri de
chansons et de poèmes qui en parsèment le texte. C’est
un livre de lettré à l’ancienne, une sorte de requiem à
une génération perdue, à ses idéaux et à la culture
qu’elle incarnait, une culture essentiellement urbaine.
Lu Wenfu est décédé le 9 juillet 2005.
Mais son esprit lui survit, que l’on a dit « esprit des
ruelles ». Un petit groupe
d’écrivains de
Suzhou, après lui,
(1) La traduction même du titre est calquée sur celui de
l’ouvrage de Marcel Rouff, « La vie et la passion de Dodin
Bouffant, gourmet », alors que le titre chinois est tout simple,
donc tirant bien plus vers le symbolique : « Un gourmet ».
(2) Littérature chinoise, 3ème trimestre 1986, La
faible lumière, p. 134.
(3) id p. 136.
(4) id. p. 139.
(5) En paraphrasant la traduction du titre du roman « A Man in
Full », de Tom Wolfe, 1998 : « Un homme, un vrai ».
(6) “He was an
old-fashioned gentleman who remained unaffected by the rampant
ideological and dogmatic literature. For his success in
portraying the traditions and customs of Suzhou, he was called
an"urban
root-seeker", an honour he shared with other writers such as
Deng Youmei (邓友梅),
who wrote about the disappearing traditional culture of old
Beijing.”
Historical Dictionary of Modern Chinese
Literature, Ying Lihua, Scarecrow Press, December 2009, pp
121-122.
(7) Voir le descriptif de la nouvelle dans l’analyse du
film de 1987 de Li Yalin
(李亚林)
qui en est une adaptation :
www.chinesemovies.com.fr/
(8) Il n’est pas question de Mao dans le roman, sauf en
toile de fond ou comme objet de sarcasmes. On comprend
l’émoi et l’indignation de la veuve de Lu Wenfu
découvrant la couverture de la première édition de la
traduction française, arborant un portrait de Mao à
l’intérieur d’une étoile. La maquette
La couverture initiale de Nid d’hommes
La couverture modifiée (coll. Points)
a été modifiée lors
de la réédition en livre de poche.
Principales œuvres publiées
(nouvelles courtes, sauf indications autres)
1ère période : années 1950-1960
1953 Vent changeant
《移风》
Février 1955 Honneur
《荣誉》
Octobre 1956
Au fond de la ruelle《小巷深处》
Début 1961 Ge Shifu《葛师傅》
Janvier 1963
Ma seconde rencontre avec Maître Zhou Tai《二遇周泰》
1964
Ma seconde rencontre avec Maître Zhou Tai《二遇周泰》 (recueil)
2ème période : après 1978
Avril 1978 Dévotion
《献身》
1979 Cui Dacheng《崔大成小记》
- Tribunal spécial
《特别法庭》
1980
Au fond de la ruelle《小巷深处》(recueil)
Une ancienne famille de marchands ambulants《小贩世家》
On frappe à la porte 《有人敲门》
(原名《起航》)(nouvelle
moyenne)
1982 Discussion de béotien sur la fiction《小说门外谈》
Tribunal spécial《特别法庭》(recueil)
1983 Un gastronome《美食家》(nouvelle
moyenne)
Le mur
《围墙》
1984 La sonnette
《门铃)》-Le
mur 《围墙》(recueil)
1984-86 Souvenirs des gens des ruelles 《小巷人物志》(recueils
I et II)
1987Abnégation《清高》
-
Une histoire type
《故事法》(nouvelle
moyenne)
1991 Lu Wenfu《陆文夫》(recueil
de nouvelles)
1992 Hédonisme (享福》(nouvelle
moyenne)
1995 La vie dans l’alcool 《壶中日月》*(recueil
d’essais)
Nid d’homme
《人之窝》(roman)
1998 Pêche d’automne dans le sud《秋钓江南》(recueil
d’essais)
L’amour de Suzhou 《姑苏之恋》(recueil
d’essais)
2005 Un son de pipa au cœur des allées《深巷里的琵琶声》
* Deuxième partie d’un chengyu:
醉里乾坤大,壶中日月长
Zuìlǐqiánkūndà, húzhōngrìyuècháng
Dans l’ivresse l’univers semble immense, et plus longue
l’existence.
Traductions en français
-
Nid d’hommes《人之窝》,
traduit du chinois par Chantal Chen-Andro, Seuil 2002.
-
Vie et passion d'un gastronome chinois, traduit par Annie Curien
et Feng Chien, Philippe Picquier, mai 1998
- Le Puits, éditions Littérature chinoise, collection Panda,
novembre 1998 (six nouvelles : Au fond de la ruelle《小巷深处》,
Le Puits《井》,
Le Gourmet《美食家》,
Le Mur《围墙》,
Une ancienne famille de colporteurs《小贩世家》et
La sonnette《门铃》)
- Le Puits,
traduit par Annie Curien et Feng Chen,
Philippe Picquier, 1991 (deux nouvelles, Le Puits
《井》et
Le Diplôme《毕业》,
et une introduction autobiographique, Terre rêvée)
- Ma seconde rencontre avec Maître Zhou Tai《二遇周泰》,
nouvelle traduite par Geneviève Imbot-Bichet, in : Les rubans du
cerf-volant, anthologie, Gallimard Bleu de Chine, 2014 p. 19-34.
- Un essai autobiographique et deux nouvelles illustrées dans la
revue Littérature chinoise, 3ème trimestre 1986, pp
133-175 : La faible lumière (mars 1985), Au fond d’une ruelle et
Une ancienne famille de colporteurs.