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Ge Fei : Une jeune
fille au teint de pêche
格非: 《人面桃花》
par Brigitte Duzan,
17 juin 2018
Publié en 2004, « Une jeune fille au teint de
pêche » (《人面桃花》)
est le premier volet d’une trilogie sur le thème de
l’utopie,
la « Trilogie du Jiangnan » (ou « Trilogie du Sud du
fleuve »
“江南三部曲”)
qui a été
couronnée du 9ème prix Mao Dun
en 2015.
« Une
jeune fille au teint de pêche » est une « utopie
désenchantée »
,
qui s’inscrit dans la réalité du 20e
siècle tout en reflétant les rêves de société idéale
qui ont agité la Chine pendant près de deux
millénaires. L’histoire se déroule au gré des
péripéties de la vie d’une jeune fille du village de
Puji (普济),
nommée Xiumi (秀米),
de ses quinze ans à sa mort.
Outre
l’intérêt du sujet, transcendé par l’imaginaire et
la culture propres à
Ge Fei, une grande
partie de la fascination qu’exerce le récit, jusqu’à
sa toute dernière page, tient à ses qualités
purement littéraires
. |
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Une jeune fille au teint de pêche |
Une réflexion sur l’utopie
Une référence détournée
La source aux fleurs de pêchers,
rouleau horizontal de Qiu Ying 仇英 |
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Ge Fei commence par poser un cadre littéraire à son
roman en lui donnant comme référence le célèbre
récit allégorique de « La source aux fleurs de
pêchers » (《桃花源记》) de
Tao Yuanming (陶渊明),
grand poète de la période des Six Dynasties dont
seule la date de la mort est certaine : 427 (il
aurait eu 63 ou 76 ans selon les sources).
Incidemment, il a eu des charges officielles qui
l’ont amené à vivre dans la capitale de l’époque,
Jiankang (建康),
dont les ruines des murailles sont encore visibles
dans la région de Nankin, ce qui le rapproche de Ge
Fei, et du cadre de son roman.
« La source aux fleurs de pêchers » raconte la
découverte, par hasard, par un pêcheur, d’un monde
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perdu idyllique qu’il ne pourra ensuite jamais retrouver.
L’expression « source des pêchers hors de ce monde » (世外桃源)
est devenue une expression figée (un chengyu) pour
désigner un monde idéal et sauvage de grande beauté, non
pollué par la politique ou les conflits sociaux
.
Le texte a été une source d’inspiration constante
depuis le 5e siècle, et les références
sont devenues quasiment des clichés. Ge Fei évite ce
travers en le citant indirectement, par le biais
d’un poème non moins célèbre intitulé « Tableau de
la source aux fleurs de pêchers » (《桃源图》),
de Han Changli (韩昌黎)
,
ce qui nous vaut un bref développement non dénué
d’humour sur ce personnage plus connu sous le nom de
Han Yu (韓愈),
grand écrivain et poète de la dynastie des Tang.
Les fleurs de pêchers sont une image récurrente tout
au long du roman. A la fin de la troisième
partie, Ge Fei va même jusqu’à rapporter les dires
d’une vieille diseuse de bonne aventure aveugle du
village de Puji : que les deux servantes de la
famille de Xiumi, Cuilian (翠莲)
et Xique (喜鹊),
étaient des réincarnations de pêchers millénaires,
le village étant lui-même couvert de pêchers,
plantés par l’ancêtre de la famille. |
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Han Yu |
Folie et utopie
Si le poème est cité, en fait, c’est parce qu’il aurait été
l’une des causes possibles de la folie du père de Xiumi, liée à
sa disparition inexpliquée qui plane sur tout le roman. L’utopie
– qu’analyse le poème - est ainsi liée implicitement à la folie,
folie qui guette d’ailleurs tout le monde, sans que l’on puisse
en déterminer précisément les causes ; c’est ce que conclut
Xique, la fidèle servante, illettrée, de la famille :
在她看来,一个人发疯是不需要什么理由的,而且人人都有发疯的一天。
A ses yeux, quand quelqu’un devient fou, on n’a pas besoin de
chercher des raisons ; cela arrive à tout le monde tôt ou tard.
Li Shangyin |
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Il est ainsi suggéré que le père de Xiumi a été
gagné par les idées utopistes des débuts du 20e
siècle, présentes dans les courants révolutionnaires
ayant mené à la révolution de 1911, cadre historique
du roman. Ge Fei se plaît à tresser un autre réseau
de symboles autour de ce qui aurait pu être une
autre source de folie du père : un poème de Li
Shangyin (李商隐),
poète de la fin des Tang, admirateur entre autres de
Han Yu, et célèbre pour ses poèmes « sans titre » (《无题》)
procédant par allusions ambiguës, comme celui cité
par Ge Fei
.
C’est donc un poème au sens assez obscur, mais qui,
à travers l’évocation de la diffusion inéluctable du
« parfum de l’encens », suggère celle non moins
inéluctable des idées révolutionnaires. Or ce détail
est d’autant plus significatif que le père a fait
une erreur en calligraphiant le poème, transformant
le crapaud d’or (“金蟾”)
dont il est question en |
cigale d’or (“金蝉”),
symbole qui reste mystérieux dans une bonne partie du roman,
mais dont on finit par comprendre que c’est celui de son
groupe de révolutionnaires.
C’est donc avec un art consommé, reflet d’une profonde culture,
que Ge Fei tisse sa trame narrative pendant toute la première
partie de son roman, en rattachant les idées révolutionnaires à
toute une tradition qui puise l’une de ses sources dans les
histoires de
wuxia, et en
particulier dans le roman « Au bord de l’eau » (《水浒传》).
Cette dernière références est implicite dans la deuxième partie,
l’histoire de l’enlèvement de Xiumi par des bandits à la veille
de son mariage.
Bandits et utopie
L’enlèvement de Xiumi en rappelle bien d’autres : il n’était pas
rare pour une jeune fille de se faire enlever par des bandits,
parfois même dans son palanquin, sur le chemin de la famille de
son futur époux ; les bandits la relâchaient en échange du
paiement d’une rançon.
Xiumi se retrouve ainsi dans un repaire de brigands, coupée du
monde, et on revient là à la Source aux fleurs de pêchers. Le
seul titre de cette seconde partie, qui est le nom du village
des brigands, est une allusion directe à la légende : il s’agit
du bourg des Hua, ou bourg des fleurs (花家舍)
où huā renvoie aux fleurs de pêchers, et
shě
à l’idée d’abandon, loin du monde. Une fois que Xiumi en sera
partie, quand elle voudra y revenir, des années plus tard, elle
retrouvera bien l’endroit, mais tout ne sera plus que ruines
abandonnées, elle ne reconnaîtra plus rien.
D’une part, cette trame narrative est assez réaliste : les
bandes de brigands proliféraient dans toute la Chine, et
continueront de proliférer jusqu’au début de la République
populaire, lorsque sera menée une campagne dite « d’éradication
des bandits » qui mettra fin à leur existence. En outre, Ge Fei
joue avec subtilité de notes donnant des précisions factuelles
sur les lieux et les personnages, voire des biographies
.
En même temps, la référence aux bandits du roman « Au bord de
l’eau » est très nette, en particulier avec l’organisation
hiérarchique des bandits en six clans. Ce qu’ajoute Ge Fei,
c’est le mystère qui entoure ce réseau, et l’histoire de
l’utopie qui serait à l’origine du village, né au départ du
désir d’un homme de créer un monde fraternel idéal, et se
faisant bandit pour en financer l’édification.
Utopie et révolution
De manière typique chez Ge Fei, réalité et fiction, rêve et
réalité, sont étroitement imbriquées. Dans « Une jeune fille au
teint de pêche », il dresse un tableau de révolutionnaires
autour du père de Xiumi et de son disciple Zhang Jiyuan (张季元),
mais, en tissant sa trame narrative de fils impliquant des
personnages tirés de l’histoire dont il souligne l’existence
réelle par des notes, il parvient de manière magistrale à
montrer combien les rêves utopistes étaient la matière même des
idéaux révolutionnaires ayant mené à la révolution de 1911.
Il lie ainsi l’idée d’utopie à celle de révolution.
Et quand les idéaux cèdent la place au
désenchantement, il ne reste plus qu’à se replier
dans le mutisme, c’est-à-dire le renoncement à la
parole qui est la base même de l’action
révolutionnaire : c’est la tentation de
l’érémitisme, de la retraite solitaire dans laquelle
se replie Xiumi dans la dernière partie du roman.
On ne peut s’empêcher de voir se profiler derrière
elle le personnage de Qiu Jin (秋瑾),
héroïne révolutionnaire arrêtée et exécutée en 1907,
qui, comme la Xiumi de Ge Fei, a abandonné deux
enfants, est partie au Japon et a lutté pour le
triomphe de ses idéaux
.
Xiumi, elle, sortit de prison, et son plus grand
accomplissement, finalement, aura été, dans son
ultime retraite, d’apprendre à lire et à écrire des
poèmes à sa servante Xique, laquelle deviendra
poétesse : |
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Qiu Jin |
Shen Xiaoque (沈小鹊),
dite Xique, dont Ge Fei nous fournit en note la biographie,
en brouillant ici encore la réalité et la fiction…
Triomphe de la littérature plutôt que de la révolution….
Un grand roman
Une construction classique
Truffé de références littéraires, « Une jeune fille au teint de
pêche » (《人面桃花》)
est un grand roman. Il est d’ailleurs construit comme un roman
classique « à chapitres », en quatre parties :
Première partie (24 chapitres) : Six doigts (à la main gauche)
六指
Deuxième partie (21 chapitres) : Bourg-Fleuri
花家舍
Troisième partie (21 chapitres) : Petit Chose
小东西
Quatrième partie (12 chapitres) : Mutisme
禁语
(littéralement : la parole interdite)
Chaque chapitre est annoncé par un titre, comme dans les romans
classiques, titres qu’il est dommage d’avoir omis dans la
traduction en français
.
La construction classique est d’ailleurs soulignée aussi par les
annonces voilées de ce qui va suivre, comme dans les récits de
conteurs d’autrefois ; citons par exemple :
秀米没有言语。心里想道:我的心思,你们又哪里知道了,说出来恐怕也要吓你们一跳。她在这么想的时候,其实内心并不知道,一场灾难已经朝她逼近了…
[à Cuilian et Xique qui trouvent qu’elle a eu la chance de
naître dans une famille fortunée, sans avoir à se soucier de
rien…] Xiumi ne répondit rien. Vous ne pouvez pas connaître mes
préoccupations, pensa-t-elle, si je vous le disais, vous en
seriez effrayées. Mais, au moment où elle pensait cela, elle
ignorait encore le malheur qui allait la frapper…
Ou encore Ge Fei recourt à un procédé semblable à celui utilisé
par García Márquez dans « Chronique d’une mort annoncée » - il
commence un récit en reportant son développement à plus tard :
这都是以后的事了。
Mais tout cela n’arriverait que plus tard.
Un univers onirique et poétique
L’impression qui subsiste quand on a refermé le livre est celle
d’un univers tout aussi onirique et poétique que celui des
nouvelles qui ont précédé,
de « Nuées d’oiseaux bruns » à « Impressions à la saison des
pluies » et « Poèmes à l’idiot ». On en retrouve d’ailleurs les
thèmes et les symboles, de la pluie (et ici la neige,
prémonitoire) aux rêves et aux présages, en passant par la
folie.
Comme dans ces nouvelles, tout est flou : on n’est jamais
certain des événements rapportés, l’identité des personnages est
enveloppée de mystère, mais, très souvent, le mystère même
tourne court : il n’est de mystère que celui que l’on veut bien
imaginer.
Ge Fei est resté fidèle à ses idéaux avant-gardistes comme ses
personnages le sont plus ou moins à leurs idéaux
révolutionnaires : en faisant quelques compromis sur la forme,
mais en gardant l’essentiel au cœur.
Selon Zhang Yinde, in : Utopie et anti-utopie, le cas de
Ge Fei, Rue Descartes 2011/2, n°72, pp 69-80.
C’est le cas par exemple, à la fin de la troisième
partie, de Long Qingtang (龙庆棠),
membre de la Bande verte mort en 1933 qu’il intègre dans
sa narration comme le leader révolutionnaire ayant
proclamé l’indépendance de Meicheng (梅城)
au moment du soulèvement de Wuchang, Meicheng étant la
ville dont dépend le village de Puji dans le roman.
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