Cinéma

 
 
 
           

 

 

张爱玲《红玫瑰与白玫瑰》

关锦鹏《红玫瑰白玫瑰》

La nouvelle de Zhang Ailing « Rose rouge et Rose blanche »

et le film de Stanley Kwan « Rose rouge, Rose blanche »

par Brigitte Duzan, 21 juin 2011, actualisé 9 février 2016

       

« Rose rouge et Rose blanche » (《红玫瑰与白玫瑰》) est une nouvelle en douze chapitres, écrite par Zhang Ailing en 1944 et publiée quelques mois après « La cangue d’or » (《金锁记》).

        

Le film de Stanley Kwan reprend assez fidèlement la nouvelle, traduisant dans son langage cinématographique propre le style très imagé de la romancière, mais dans une optique différente, répondant à un contexte différent : non plus Shanghai en 1944, mais Hong Kong un demi-siècle plus tard…

        

I. Le roman de Zhang Ailing

        

1. Le récit

        

Introduction

       

La nouvelle commence par une description du personnage principal, Zhenbao (振保) : description d’une ironie froide, sans concession, dans un style très imagé où abondent les références littéraires, à la poésie et à la peinture. C’est un parfait condensé des thèmes de la nouvelle dont on retrouve ensuite les leitmotivs tout au long du récit : les deux roses, bien sûr, mais aussi l’image des moustiques sur le mur, du grain de beauté sur la poitrine, ou de l’éventail à peindre. Il faut en garder les images en tête avant de lire la suite du récit :

 

Recueil des nouvelles de 1944

        

振保的生命里有两个女人,他说的一个是他的白玫瑰,一个是他的红玫瑰。一个是圣洁的妻,一个是热烈的情妇──普通人向来是这样把节烈两个字分开来讲的。也许每一个男子全都有过这样的两个女人,至少两个。娶了红玫瑰,久而久之,红的变了墙上的一抹蚊子血,白的还是"床前明月光";娶了白玫瑰,白的便是衣服上沾的一粒饭黏子,红的却是心口上一颗朱砂痣。在振保可不是这样的,他是有始有终的,有条有理的。他整个地是这样一个最合理想的中国现代人物,纵然他遇到的事不是尽合理想的,给他自己心问口,口问心,几下子一调理,也就变得仿佛理想化了,万物各得其所。  

       

La nouvelle (édition 2009)

 

« Zhenbao (振保) avait eu deux femmes dans sa vie. L’une, disait-il, était sa rose blanche, l’autre sa rose rouge. L’une était la chaste épouse (圣洁的妻), l’autre l’amante passionnée (热烈的情妇). Les gens ordinaires ont coutume en effet de séparer les deux caractères jié  [la retenue] et liè [la passion]

[Note : les deux caractères réunis 节烈 jiéliè signifient « chasteté et fidélité, et en particulier à l’époux défunt »]

Tout homme, sans doute, a connu au moins deux femmes de ce genre, dans sa vie. S’il a épousé la rose rouge, le rouge, à la longue, est devenu celui d’une trace sanglante de moustique écrasé sur un mur, et la rose blanche est par contraste « la clarté de la lune devant le lit » *. S’il a épousé la rose blanche, le blanc est devenu celui d’un grain de riz resté collé à ses vêtements, mais le rouge a pris l’aspect d’un grain de beauté écarlate apparaissant sur un sein. Toutefois, il n’en était pas ainsi de Zhenbao : il était quelqu’un qui menait les choses à bien, méthodiquement, du début à la fin. Parfaitement conforme à l’idéal de la Chine de son temps, même s’il avait été confronté à des situations moins idéales, il avait su se transformer par

ajustements progressifs, pour approcher de l’idéal  en accordant ses paroles à son cœur et son cœur à ses paroles ; c’est ainsi que chaque chose est à sa place.

       

* Premier vers d’un célèbre quatrain de Li Bai (李白) : « Rêverie par une nuit paisible » (静夜思). Le poète est couché et voit la lueur de la lune de son lit ; il s’imagine que le sol doit être couvert de givre ; et ses pensées

s’orientent insensiblement vers le pays natal… Dans le texte de Zhang Ailing, la référence au poème évoque donc la pensée de quelque chose de cher, lointain et inaccessible – tout en étant aussi lié à la couleur blanche, celle de la lune et du givre.

 

« Rêverie par une nuit paisible » (《静夜思》)

        

振保出身寒微,如果不是他自己争取自由,怕就要去学生意、做店伙,一辈子死在一个愚昧无知的小圈子里。照现在,他从外国回来做事的时候,是站在世界之窗的窗口,实在是很难得的一个自由的人,不论在环境上、思想上。普通人的一生,再好些也是"桃花扇",撞破了头,血溅到扇子上。就这上面略加点染成为一枝桃花。振保的扇子却还是空白,而且笔酣墨饱,窗明几净,只等他落笔。 

       

Zhenbao était d’origine modeste (出身寒微) et, s’il ne s’était battu pour gagner sa liberté, on peut penser qu’il aurait fait des études de commerce et serait devenu boutiquier, passant le reste de son existence au milieu d’un cercle d’ignorants.  Alors que maintenant, revenu s’établir au pays après des études à l’étranger, debout devant la vitrine que lui offrait le monde après avoir acquis sa liberté à la force du poignet, il était libre de ses mouvements comme de ses pensées. Pour les gens du commun, la vie la plus banale est un « éventail orné de fleurs de pêchers » peintes avec les éclaboussures de leur sang, car c’est en se fracassant le crâne qu’ils arrivent à  y mettre quelques touches de couleur dessinant une branche de pêcher. Celui de Zhenbao, cependant, était totalement blanc, mais le pinceau était prêt, gorgé d’encre, sur la table bien propre dans la lumière du jour, n’attendant que le geste esquissant le premier trait. .. 

        

那空白上也有淡淡的人影子打了底子的,像有一种精致的仿古信笺,白纸上印出微凸的粉紫古装人像──在妻子与情妇之前还有两个不要紧的女人。  

        

Il y avait bien des ombres évanescentes en filigrane dans cet espace vide, comme sur ces papiers à lettres raffinés imitant l’ancien, où est imprimée, légèrement en relief, la silhouette couleur lilas de personnages vêtus à l’antique --- celles de deux femmes sans importance qui avaient précédé l’épouse et l’amante. »

        

Première partie : la rose rouge

        

La première, à Paris, était une prostituée, la seconde, en Ecosse, une huaqiao (une Chinoise vivant à

l’étranger) nommée Rose dont le père était un homme d’affaires anglais qui avait épousé une cantonaise. C’est en souvenir de ce premier amour que, plus tard, il compara les deux femmes de sa vie à deux roses. …

         

De retour en Chine, ayant trouvé un travail et pris en charge son jeune frère, Dubao (笃保), qu’il fait entrer dans l’école professionnelle rattachée à son entreprise, il loue avec lui une chambre chez un ancien camarade de classe, Wang Shihong (王士洪), comme lui rentré d’un séjour d’études en Angleterre.  

        

Lors de sa première soirée chez son ami, celui-ci lui présente sa femme : première entrevue révélatrice d’un caractère excentrique – elle est en train de se laver les cheveux, et lui tend une main couverte de shampoing. Zhang Ailing précise alors que cette madame Wang (王太太) est née à Singapour, et a été envoyée à Londres faire des études, mais surtout trouver un mari ; c’est là qu’elle a rencontré Wang Shihong.

         

Les caractères sont ainsi posés : les deux hommes sont des Chinois qui ont un certain vernis occidental, d’où les conflits de valeur au cœur du récit : tension entre tradition et modernité, Orient et Occident, qui évoque bien sûr la recherche d’une voie médiane émancipatrice entreprise dans la foulée du 4 mai 1919 tout comme le  bouillonnement moderniste dans la Shanghai de Zhang Ailing.

         

Quand à Madame Wang, elle est présentée dès l’abord comme une femme exotique, frivole et sensuelle, qui dîne en peignoir et surveille ostensiblement sa ligne tout en mangeant du peanut butter. Zhang Ailing fait d’elle, en quelques traits, un portrait d’un humour cinglant, tout en gardant pour elle une évidente affection qui tient autant de la solidarité pour une femme non conforme et rebelle aux traditions que d’une pensée plus profonde, s’élevant contre la propension chinoise à se réclamer d’une pensée et d’une culture uniques et uniformisées :

        

王太太却又走了过来,把一张纸条子送到他跟前,笑道:"哪,我也有个名字。"士洪笑道:"你那一手中国字,不拿出来也罢,叫人家见笑。"振保一看,纸上歪歪斜斜写著"王娇蕊"三个字,越写越大,一个""字零零落落,索性成了三个字,不觉噗哧一笑。士洪拍手道:"我说人家要笑,你瞧,你瞧!"振保忍住笑道:"不,不,真是漂亮的名字!"士洪道:"他们那些华侨,取出名字来,实在是欠大方。"  

        

[Après avoir reproché à Zhenbao de l’appeler cérémonieusement ‘madame Wang’ (王太太), elle est allée écrire quelque chose sur une petite table, à côté]

« Madame Wang revint en tenant une feuille de papier qu’elle lui tendit [à Zhenbao] en lui disant : « Voilà, j’ai un nom, moi aussi. » - « Tu ne devrais pas montrer les caractères que tu écris », dit Shihong en riant, « cela  fait s’esclaffer tout le monde. » Zhenbao vit trois caractères, Wang Jiaorui (王娇蕊)[ jiāo ruǐ délicat pistil], écrits tout de travers et de plus en plus gros, les trois éléments du dernier écrits comme s’il s’agissait de trois caractères séparés.

[note : le caractère ruǐ s’écrit avec trois cœurs en triangle sous la clef de l’herbe – c’est aussi symbolique du caractère passionné de la jeune femme]

« Je t’avais bien dit que cela faisait s’esclaffer tout le monde, » dit Shihong en appuyant ses dires de la main « regarde un peu ! » - « Mais non », répondit Zhenbao en s’efforçant de ne pas rire, « c’est un très joli nom. » - « Vraiment, » dit Shihong, « tous ces Chinois de l’étranger (华侨 huáqiáo), les noms qu’on leur donne, c’est d’un tape-à-l’œil ! »

        

"你不知道他们华侨──"才说了一半,被娇蕊打了一下道:"又是'他们华侨'!不许你叫我'他们'"士洪继续说下去道:"他们华侨,中国人的坏处也有,外国人的坏处也有。跟外国人学会了怕胖,这个不吃,那个不吃,动不动就吃泻药,糖还是舍不得不吃的。你问她!你问她为什么吃这个,她一定是说,这两天有点小咳嗽,冰糖核桃,治咳嗽最灵。"

« Tu sais, eux, les Chinois de l’étranger … » il fut interrompu à mi-phrase par Jiaorui : « ça y est, tu recommences avec tes "eux, les Chinois de l’étranger" ! Je t’interdis de parler de moi en disant «"eux…" ! » Mais Shihong continua : « Les Chinois de l’étranger ont à la fois les défauts des Chinois et ceux des étrangers… »

        

Zhenbao voit dans Jiaorui la réincarnation de la jeune Rose qu’il vient de quitter, mais « un cran

au-dessus ».

Il pense que Wang Shihong a des parents fortunés, et qu’il peut donc se permettre une telle femme. Mais c’est aussi qu’il « ne sait pas la tenir » (制不住她的缘故). Debout sur le balcon, il voit le tramway dans la rue en contrebas, la foule qui y monte et en descend, chacun enfermé dans sa solitude, et songe :

        

到了夜深人静,还有无论何时,只要生死关头,深的暗的所在,那时候只能有一个真心爱的妻,或者就是寂寞的。振保并没有分明地这样想着,只觉得一阵凄惶。  

« Aux moments cruciaux de l’existence, dans le calme profond au cœur de la nuit, il suffit d’avoir une épouse fidèle et aimante pour ne pas être seul. Ce n’était là qu’une pensée diffuse, mais reflet de la soudaine angoisse ressentie par Zhenbao. »

        

Wang Jiarui n’a pas de place dans cette vision de sa vie future, conditionnée par la tradition patriarcale chinoise. Mais elle exerce cependant une attraction irrésistible sur lui. Sur ces entrefaites, Shihong part en voyage à Singapour. Les chapitres suivants sont la description d’une passion dévorante qui nous vaut de très belles pages. Telle celle-ci, décrivant Jiaorui, au lendemain du départ de son mari, apparaissant à Zhenbao rentrant du travail dans une longue robe verte :

        

她穿着的一件曳地的长袍,是最鲜辣的潮湿的绿色,沾着什么就染绿了。她略略移动一步,仿佛她刚才所占有的空气上便留着个绿子。[…]那过分刺眼的色调是使人看久了要患色盲症的。

« Elle portait une longue robe traînant jusqu’au sol, d’un vert moiré extrêmement vif qui semblait se propager à tout ce qu’elle touchait. Quand elle bougeait ne serait-ce que d’un pas, à l’endroit qu’elle venait de quitter semblait rester un peu de ce vert. […] A regarder longtemps cette couleur agressive, on aurait pu en devenir daltonien »

        

La passion qui l’emporte n’empêche cependant pas Zhenbao de rester lucide.

男人憧憬着一个女人的身体的时候,就关心到她的灵魂,自己骗自己说是爱上了她的灵魂。唯有占领了她的身体之后,他才能够忘记她的灵魂。也许这是唯一的解脱的方法。为什么不呢?

« Lorsqu’ un homme désire une femme, ce qui l’intéresse, c’est son âme : il se dit, se trompant

lui-même, que c’est son âme qu’il aime. Ce n’est qu’après avoir possédé son corps qu’il peut oublier son âme. C’était peut-être le seul moyen d’en être délivré. Et pourquoi pas ? »

        

Mais il décide de l’éviter, et de chercher un autre logement après avoir fait entrer son frère à l’internat de l’école de son usine. Il rentre intentionnellement tard le soir, ce qui ne l’empêche pas de la rencontrer, de temps à autre. Et Zhang Ailing multiplie les scènes troublantes, un soir dans l’obscurité, alors que Jiarui est allée répondre au téléphone dans le couloir, ou un jour qu’il a oublié son imperméable et la trouve en train de finir de fumer une à une les cigarettes qu’il a laissées dans le cendrier…

        

Enfin, un soir, quand il rentre tard, après avoir dîné dehors, elle est en train de jouer du piano, un air triste, la « valse des ombres » ("影子华尔滋"). En l’écoutant, il sent les larmes lui monter aux yeux, en espérant qu’elle lève un instant la tête pour le regarder, mais, comme elle continue à jouer, il va

s’asseoir à côté d’elle sur le tabouret et l’enlace, puis la renverse sur le clavier et l’embrasse dans un tonnerre de notes. (chapitre 5)

        

Ainsi commence leur liaison. Jiarui est heureuse et insouciante :

年纪虽轻,已经拥有许多东西,可是有了也不算数的,她仿佛有点糊里糊涂,像小孩一朵一朵去采上许多紫罗兰,扎成一把,然后随手一丢。

« bien qu’elle fût encore jeune, elle possédait déjà beaucoup de choses, mais n’y était pas attachée, elle était même assez étourdie, comme une enfant qui a ramassé une à une toute une poignée de violettes et en a fait un bouquet, pour le jeter ensuite.. »

        

Mais Zhenbao, qui avait bâti son avenir de ses propres mains, comment aurait-il pu accepter de disperser au gré des vents toute la fragile sécurité dont il disposait ? Le soir, dans sa chambre, il songe aux ambitions qu’il avait quand il était à Edimbourg, il voulait plus tard œuvrer pour le bien social en ouvrant une école professionnelle pour enfants défavorisés, ou une usine modèle dans sa région natale du Jiangnan.

        

Quand elle lui révèle qu’elle a écrit une lettre à son mari pour tout lui raconter et lui demander qu’il lui rende sa liberté, il s’enfuit en courant, épouvanté, puis tombe malade et doit être hospitalisé ; il reçoit alors la visite de sa mère qui le semonce et lui demande de se marier. Puis vient Jiaorui à qui il explique qu’il ne peut causer le désespoir de sa mère, et que Shihong est son ami…  Jiarui repart sans avoir répondu un seul mot. Zhenbao apprendra ensuite qu’elle avait divorcé peu après, et cela lui semblera alors « une lointaine histoire » (chapitre 8).

        

Deuxième partie : la rose blanche

        

Avec le sentiment du devoir à accomplir, Zhenbao se marie avec la femme choisie par sa mère : Meng Yanli (孟烟鹂). Fille de commerçants aisés, mais ruinés, bonne élève appliquée dans une école ordinaire, timide et réservée, elle a tout pour faire une épouse idéale. Mais elle est  peu cultivée, ne parlant même pas un mandarin convenable : elle parle le dialecte de Shanghai dont elle est originaire, et Zhang Ailing s’en donne là à cœur joie dans la satire ; au total, la réserve de Yanli est maladive. La première fois que Zhenbao la voit :

穿着灰地橙红条子的绸衫,可是给人的第一个印象是笼统的白。

« Elle portait un chemisier de soie grise à rayures orange, mais la première impression qu’on avait en la voyant était un blanc uniforme. »

        

Il fait venir sa mère pour vivre avec eux. Mais Yanli est tellement insipide qu’il se met à fréquenter les filles de joie, une fois toutes les trois semaines, chose bien réglée comme tout le reste. Yanli vénère et craint son époux mais elle « avait toujours l’air d’une servante ou d’une concubine habituée à être traitée en inférieure », changeant donc constamment de personnel pour tenter de se faire respecter et rabrouée en outre par la mère de Zhenbao qui la considère comme une incapable. Le comble : elle donne naissance à une fille. La mère finit par retourner chez elle.

        

Yanli sombre dans la dépression, affligée en outre d’une constipation pathologique. Elle a une conversation tellement ennuyeuse qu’elle fait fuir tout le monde et Zhenbao n’ose inviter personne chez lui. Yanli n’a qu’une seule distraction : écouter la radio. Et même cela est considéré avec le plus profond mépris par Zhenbao, mépris que Zhang Ailing décrit en quelques mots cruels comme un symbole de la morgue masculine envers la femme, épouse et inférieure :

        

.. 鹂在楼底下开无线电听新闻报告,振保认为这是有益的,也是现代主妇教育的一种,学两句普通话也好,他不知道鹂听无线电,不过是愿意听见人的声音。  

[Zhenbao est allé se passer de l’eau sur le visage, et entend Yanli dans le salon] « en bas, Yanli avait allumé la radio et écoutait les nouvelles ; Zhenbao pensa que c’était une bonne chose, c’était après tout, pour la femme au foyer moderne, un moyen comme un autre de s’éduquer, d’apprendre quelques mots de putonghua, mais, ce qu’il ne savait pas, c’est que, si Yanli écoutait la radio, c’était seulement pour entendre quelqu’un parler. »

        

Un jour, avec son frère, il rencontre par hasard Jiaorui dans le bus, ils échangent quelques mots : elle

s’est remariée, a vécu à Shanghai tout ce temps là, et a eu un fils, elle, qu’elle emmène justement chez le dentiste.... Le soir, Zhenbao demande à son frère ce qu’il pense : « elle a vieilli, beaucoup vieilli. » Mais Zhenbao pense à sa femme qui, au bout de huit ans de mariage, semblait n’avoir rien traversé, restait immaculée et vide, et le resterait toujours.

        

Depuis qu’il était marié, il multipliait les bonnes actions pour que les gens lui manifestent de la sympathie, mais était odieux chez lui.

         

Un jour de pluie, il rentre chercher son imperméable oublié (rappel de la scène initiale avec Jiaorui). Mais, quand il arrive, il trouve Jiaorui avec le tailleur…  Sa réaction initiale est à nouveau de mépris : comment peut-elle fréquenter un tel personnage, c’est qu’il lui faut trouver quelqu’un qui lui soit encore inférieur… Il se met à boire et courir les filles, rentrant chez lui ivre mort, ou pas du tout. Finalement, il n’y a plus d’argent à la maison, même pas pour l’école de sa fille. Et, qui plus est, le bruit s’en répand, et sa réputation est ruinée.

        

Scène finale

        

Un soir, scène cathartique, il est pris d’une rage soudaine, casse tous les objets de la table de nuit, menace Yanli du socle de la lampe. Puis s’endort profondément, ensuite réveillé par des moustiques (rappel de la description introductive : après le mariage avec la rose blanche, le rouge ne sera bientôt plus qu’une trace de moustique écrasé sur un mur). Il voit alors les deux pantoufles de Yanli par terre devant lui :

        

地板正中躺着鹂的一双花鞋,微带八字式,一只前些,一只后些,像有一个不敢现形的鬼怯怯向他走过来,央求着。振保坐在床沿上,看了许久。再躺下的时候,他叹了口气,觉得他旧日的善良的空气一点一点偷着走近,包围了他。无数的烦忧与责任与蚊子一同嗡嗡飞绕,叮他,吮吸他。  

第二天起床,振保改过自新,又变了个好人。 

« Par terre au milieu de la pièce, il y avait une paire de pantoufles brodées de Yanli, disposées en forme de v renversé, l’une légèrement en avant de l’autre, comme si un esprit timoré qui n’osait pas se dévoiler était devant lui, en train de l’implorer. Zhenbao s’assit sur le bord du lit, et resta un long moment à les regarder. Puis il se rallongea et soupira, en se sentant peu à peu envahir à nouveau par son bon naturel d’antan. Ses innombrables soucis et responsabilités vinrent l’assaillir en bourdonnant à ses oreilles comme une nuée de moustiques le piquant et se délectant de son sang.

Le lendemain, au réveil, Zhenbao avait fait peau neuve, il était redevenu un bomme bien… »

        

         2. La symbolique

        

Cette nouvelle est structurée en un mouvement cyclique qui ramène inexorablement le personnage principal vers la tradition, la norme, ce qui « est bien ».

        

C’est une image satirique et ironique des tensions identitaires dans la société chinoise, en particulier après 1919, le pouvoir central et le discours dominant traditionnel visant à l’unité nationale et à la suppression des différences. Au-delà de la question primaire de l’opposition des sexes, les trois premières femmes de Zhenbao représentent en quelque sorte la tentation de l’Autre, occidental, eurasien ou chinois de la diaspora.

        

Homme se voulant idéal, Zhenbao ne pouvait que sacrifier ses sentiments sur l’autel du devoir, devoir envers sa mère et envers la société, comme l’aventure avec Jiaorui ne pouvait être qu’une aventure passagère, marquée du sceau de la déraison. Elle était pourtant une ouverture sur un univers alternatif, enrichi par hybridation ; Zhang Ailing suggère un espace possible permettant de s’évader des structures rigides du système patriarcal et centralisé de la Chine traditionnelle, en redéfinissant une périphérie socio-culturelle moderne comme alternative à un centre sclérosé.

        

Dans cette nouvelle, elle ne s’intéresse pas seulement aux problèmes identitaires de la femme dans la Chine de son temps, mais aussi bien à ceux de l’homme, présenté lui aussi comme victime de l’ordre social normalisé. Elle transcrit ici sa propre expérience de la diaspora chinoise, offrant une vision humaniste qui semble vouloir poser les bases d’un modèle transnational et créatif pour la culture chinoise, le mélange des genres se révélant libérateur.

         

Sa conclusion désenchantée, mais toujours ironique, reste cependant un reflet de ses frustrations et de son pessimisme quant à l’avenir.

       


       

II. Le film de Stanley Kwan

       

Le scénario du film reprend fidèlement le récit de Zhang Ailing (1), on l’a même reproché au réalisateur. Il est tellement fidèle qu’il reprend des passages entiers du texte, soit en voix off, soit dans des intertitres. Mais, si la nouvelle est le reflet de l’univers de Zhang Ailing, le film est celui du monde de Stanley Kwan (2).

        

Œuvre d’un cinéaste célèbre pour son exploration des mutations du rôle de la femme dans la société chinoise moderne, ainsi que des ambivalences de l’identité politique « post-coloniale » de Hong Kong, le film est une œuvre originale et personnelle où l’on peut voir une variation des deux thème précédents.

        

Il se démarque par ailleurs de la nouvelle par son style, qui traduit en langage cinématographique les images littéraires, mais très visuelles, dont Zhang Ailing a émaillé son texte, selon un procédé où elle était passée maître.

 

Affiche

        

1. Traduction de l’ironie de la nouvelle en images subversives

        

Pour son travail sur l’image, le réalisateur a été superbement secondé par son directeur de la photo, Christopher Doyle (3). Les couleurs filtrées, diffuses, rendent une atmosphère irréelle, un ailleurs incertain. Les acteurs eux-mêmes sont l’image même de leurs rôles : Winston Chao (赵文瑄), aussi strict et charmeur que possible dans celui de Zhenbao, Joan Chen (陈冲) en séductrice passionnée dans le rôle de Jiaorui, et Veronica Yip (叶玉卿) en pâle épouse, timide et constipée.

         

Mais le travail sur l’image concerne surtout les métaphores visuelles qui, par leur usage contraire aux habitudes, viennent renforcer l’ironie subtile de la nouvelle. Lumières, miroirs, roses, architecture et mobilier, tous ces éléments sont utilisés en opposition à leurs significations habituelles.

        

Ainsi, dans l’une des premières séquences, celle où Zhenbao erre dans les rues de Paris à la recherche

d’un événement fort pour parachever son voyage à Paris, la ville apparaît dans une écoeurante couleur rose, et les lumières de la « ville lumière » éblouissent au lieu d’éclairer. De la même manière, tout est fait pour renforcer l’image crue de sa rencontre avec la prostituée, après une longue montée par un étroit escalier signifiant dès l’abord les dangers, artifices et désillusions d’une improbable rencontre

Est-Ouest.

       

Les miroirs aussi servent à déconstruire les images d’un Zhenbao qui se veut maître de lui comme de l’univers : dans la chambre de la prostituée, il a, dans le miroir, une mèche qui lui tombe lamentablement sur le front, tandis que, dans l’une des dernières séquences, lorsque son frère lui a appris qu’il a rencontré Jiaorui par hasard dans la rue et qu’il se met avantageusement devant un miroir pour répéter le discours qu’il pourrait lui tenir, son visage apparaît

 

Zhenbao et Jiaorui

scindé en deux, une partie dans l’obscurité, traduisant une incertitude qui contredit son discours.

       

L’architecture, aussi, devient symbole inversé : la maison à l’occidentale de Zhenbao n’est pas le paradis attendu, mais devient une tombe pour lui, une prison pour Yanli, et la radio n’est plus un instrument moderne de communication, mais une voix anonyme pour combler la solitude d’une femme dépressive.

        

De la même manière, lorsque Zhenbao fait un discours dans son entreprise, pour les élèves qui y sont en apprentissage (en alternance, dirait-on aujourd’hui), le cinéaste fait apparaître derrière lui une banderole avec une partie d’un slogan progressiste dû à Zhang Zhidong (张之洞), célèbre réformateur de la fin des Qing : « prendre la culture chinoise comme principe fondamental, et le savoir occidental comme instrument pratique » (中学为体,西学为用”). Cette célèbre formule, qui signifiait qu’il était souhaitable de mettre la technologie occidentale au service du génie chinois, apparaît cependant tronquée dans le film : il y manque les deux derniers caractères (为用), ce qui laisse implicitement la science occidentale au rancart, enlève de son panache à la rhétorique de Zhenbao et souligne plutôt le caractère ironiquement conservateur de son accoutrement, en longue robe grise mandarinale.

        

2. Apparition de la couleur rose

        

Quant aux roses, elles conservent bien sûr la symbolique qu’elles ont dans la nouvelle, les principaux passages du texte les concernant sont d’ailleurs donnés soit en voix off soit en intertitres, mais cette symbolique est détournée. Stanley Kwan fait apparaître des roses roses dans son film, soit l’hybride du rouge et du blanc qui efface la distinction morale entre maîtresse et épouse, et caractérise aussi bien, finalement, Jiaorui que Yanli : la première parce qu’elle est l’essence même de l’hybridité morale et culturelle, la seconde parce que le soupçon d’adultère avec le tailleur la fait passer au rang d’épouse imparfaite, rose et non plus blanche.

       

Zhenbao et Yanli

 

Dans l’une des dernières séquences, lorsque Yanli surprend Zhenbao en train de répéter son pseudo discours à Jiaorui devant le miroir, elle apparaît dans le cadre de la porte entre un bouquet de fleurs blanches dans le couloir et un autre de fleurs rouges dans le salon, la juxtaposition soudaine des deux couleurs impliquant bien leur coexistence inévitable.

        

Le titre lui-même souligne la subtile transformation du symbole principal, bien

tranché, de la nouvelle : ce n’est plus « Rose rouge et Rose blanche » (《红玫瑰与白玫瑰》), c’est « Rose rouge Rose blanche » (《红玫瑰白玫瑰》). Il ne s’agit plus d’un choix dramatique à faire entre deux modèles, individuels et sociaux ; il n’y a plus de choix véritable car la réalité elle-même est hybride, rose, chez Stanley Kwan, ou du moins il la veut telle.

       

La différence tient essentiellement à la différence de contexte socio-politique.

        

3. Hong Kong années 1990 contre Shanghai années 1940

       

Le contexte historique de la nouvelle de Zhang Ailing est la guerre de résistance contre le Japon, qui nécessitait l’union nationale pour vaincre l’adversaire. Et l’union nationale impliquait que toutes les forces productives et créatrices soient activement encouragées, ce qui supposait l’égalité de traitement tant des sexes que des races. En même temps, sa propre expérience la poussait à prendre position en faveur des femmes, et contre tous les phénomènes d’oppression et d’exclusion qui caractérisaient la société chinoise.

 

Le mariage avec la Rose blanche

        

Stanley Kwan, lui, a tourné son film en 1994 à Hong Kong, c’est-à-dire dans une métropole qui vivait dans l’angoisse de la rétrocession du territoire à la Chine, en 1997. Forcément, ses codes et symboles, tout comme ses idées ne sont pas les mêmes, bien qu’ils se recoupent beaucoup – raison pour laquelle il a choisi cette nouvelle pour l’adapter.

        

La romancière et lui se sont surtout préoccupés du sort et des problèmes identitaires des femmes dans leurs œuvres antérieures. Dans cette œuvre-ci, tous deux dépassent ce thème pour envisager les tensions morales et affectives des hommes comme des femmes, dans une société où tout est fait pour imposer des normes et des cadres d’où toute fantaisie est exclue au profit de la stabilité et de

« l’harmonie » sociales.

        

Cependant, pour Stanley Kwan, le problème est magnifié par la question de la rétrocession. Chez lui, le conflit n’est donc pas tant moral et individuel, mais bien plutôt politique : il renvoie à l’angoisse des citoyens de Hong Kong de se voir imposer une culture centrale qui viendrait anéantir leur propre culture, faite de liberté individuelle, de diversité et de mobilité sociales.

        

Le film propose donc une vision bien plus ouverte que la nouvelle, celle d’un avenir permettant les options individuelles en rupture du modèle central, et la symbiose des éléments les plus divers dans une culture chinoise dynamique et ouverte. La conclusion n’est qu’en apparence semblable à celle de la nouvelle : Zhenbao redevient l’homme bien sous tous rapports qu’il s’était promis d’être quand il était étudiant, mais la dernière image le montre parcourant l’allée de son jardin au milieu de roses de toutes les couleurs.

        

La nouvelle est un petit chef-d’œuvre d’ironie mordante, mais le film est plus d’actualité que jamais.

        

        

Notes

(1) Le scénario est signé du scénariste et metteur en scène de Hong Kong Edward Lam (林奕华) et de

l’écrivain et scénariste Liu Heng (刘恒). Il a décroché le prix du meilleur scénario aux Golden Horse awards en 1994.

(2) Sur Stanley Kwan (关锦鹏), voir :

http://www.chinesemovies.com.fr/cineastes_Guan_Jinpeng_Stanley_Kwan.htm

(3) D’origine australienne, installé à Hong Kong, puis à Taiwan à la fin des années 1970. Christopher Doyle a commencé sa carrière cinématographique comme chef opérateur d’Edward Yang en 1981, mais il est surtout connu pour son travail avec Wong Kar-wai à partir de 1991 (dont « In the mood for love »).

       


       

A voir :

       

 

Le film (109’, VO en cantonais (粤语) avec sous-titres chinois)

 

       

       

       

 

 

   

 

 

 

 

 

     

 

 

 

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