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Bi Feiyu au Phénix, le
4 octobre : pourquoi j’ai écrit « Les aveugles »…
par Brigitte Duzan, 5
octobre 2011
De passage à
Paris à l’occasion de la sortie de la traduction en
français de son dernier roman,
« Les
aveugles »
(《推拿》),
l’écrivain chinois
Bi Feiyu (毕飞宇)
s’est arrêté mardi 4 octobre à la librairie le Phénix,
invité par le maître des lieux, Philippe Meyer, à une
rencontre avec ses lecteurs français, et chinois vivant
en France.
Etaient
présents, entre autres, son éditeur Philippe Picquier
qui a publié les traductions d’une bonne partie de ses
romans, et sa traductrice actuelle
Emmanuelle Péchenart
qui a également servi d’interprète pour l’occasion.
« Les
aveugles » : genèse en trois temps
Bi Feiyu (毕飞宇) a d’abord
expliqué, sur le mode humoristique qui lui est
propre, la genèse d’un roman qui tranche sur sa
production précédente
par le sujet choisi :
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Bi Feiyu |
un sujet actuel et urbain, et des plus
originaux s’agissant d’un groupe d’aveugles
pratiquant un type de massage très particulier qui est leur
spécificité, appelé tuīná (推拿)–
massage de nature médicale, pour le traitement de la douleur, à
distinguer du massage de confort et de détente désigné par le
terme ànmó (按摩).
Attente
Ses deux romans précédents se situaient à la
campagne, et au moment de la Révolution culturelle ; il
s’agit de Yumi (《玉米》), traduit en français
par « Trois sœurs », et de « La Plaine » (《平原》). Une fois ce
dernier achevé, dès 2004, Bi Feiyu a commencé à penser à ce
qu’il allait écrire ensuite, et il a eu envie de changer, en
s’éloignant à la fois des thèmes ruraux et de la réflexion sur
l’histoire et la politique.
Mais encore fallait-il
trouver le sujet. Il a passé trois ans… à attendre.
L’attente du romancier, dit-il, est très proche de
l’attente amoureuse : on
est plein de désir, sans savoir si
l’objet du désir va
répondre à cette attente. Cette période
d’expectative est la plus
fructueuse pour l’écrivain,
ajoute-t-il, celui-ci
donne en effet le meilleur de lui-même quand il n’écrit
pas ; il recharge son potentiel créatif, en quelque
sorte.
Et finalement, comme souvent, le déclic est venu d’une
rencontre fortuite…
Rencontre
Il avait fait la connaissance, par une amie qui l’avait
épousé,
d’un photographe, cinéaste
et documentariste du nom de Camille. Il avait commencé
un travail sur les aveugles masseurs de Nankin, la ville
de Bi Feiyu. Mais il n’arrivait |
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Les aveugles |
pas à le monter, il lui fallait un fil
conducteur, un argument, une structure. Alors il demanda à
Bi Feiyu de l’aider : il voulait que le
romancier lui serve d’intermédiaire auprès des aveugles, sorte
de comédien missionné pour devenir leur interlocuteur afin de
dégager une histoire et trouver le fil directeur manquant.
C’est ainsi que Bi Feiyu alla un soir rendre visite à un couple
d’aveugles, au énième étage d’un immeuble de Nankin. Vers une
heure du matin, il fut invité à aller manger un morceau
conclusif dans un restaurant du quartier. Pendant que le mari
allait se changer, il commença à descendre avec l’épouse. Mais
il faisait noir, et il n’y avait pas de lumière, les aveugles,
logiquement, n’en avaient pas besoin. Au lieu de guider l’aveugle dans l’escalier, c’est lui qui finit
guidé, par la jeune aveugle qui le tenait par la main.
C’est ce renversement des rôles qui, suscitant en lui une
émotion inattendue, déclencha le déclic : en quinze secondes,
dit-il, il avait pris sa décision, c’est ce sujet qui serait
celui de son prochain roman.
Ecriture
Trois sœurs |
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Il mit ensuite
quelque treize mois à le rédiger. Ce qui est assez long,
mais aurait été plus long encore s’il n’était pas resté
aussi longtemps à attendre, sans écrire (1).
Contrairement à
ce qu’il dit souvent lorsqu’on l’interroge en Chine, il
n’a pas fait de longues recherches sur le sujet.
C’est plutôt
une expérience intuitive, vécue de l’intérieur, le
travail de tout bon écrivain. On peut rapprocher ce
point de ce qu’il dit quand on lui demande ce qu’il
pense de l’opinion répandue le concernant : que, bien
qu’homme, il est un remarquable peintre des sentiments
féminins.
C’est cela, le
propre de l’écrivain, dit-il : avoir une vision de ce
qu’il va écrire jusqu’à y croire, croire en ses
personnages ; c’est une question de confiance (相信
xiāngxìn).
Cette relation avec le réel est un de ses thèmes
favoris, énoncé de façon presque lyrique dans un
discours prononcé en 2006, lors d’un séjour de trois
mois à |
l’université de
l’Iowa, dans le cadre de l’International Writing Program de
cette université :
« La gloire attachée
à la qualité d’artiste réside dans le fait qu’il est capable de
dépeindre le monde réel en transcendant la réalité. A cet égard,
la fiction n’est pas un « style », ou une approche artistique.
C’est avant tout une aptitude à comprendre. C’est une aptitude à
comprendre précise, vibrante, … poussée par le désir et
l’imagination. Née avec des ailes, la fiction est plus
spécifique, plus vivante et plus près de la nature que la
réalité… » (ma traduction)
Une profession de foi,
en quelque sorte.
Réflexions sur
l’écriture et la littérature
Interrogé
ensuite sur la réception en Chine du roman antérieur
Yumi (Trois sœurs), qui couvre la dernière partie de
la Révolution culturelle et le tout début de la période
d’ouverture
(1971-1982), il dit qu’il avait été étonné que tout le
monde ait porté son attention sur ce qui fut perçu comme
un changement de style et de ton, plus que sur le
contenu politique du roman.
L’année de
parution, 2001, coïncidait avec la vogue des romans de
Mian Mian (棉棉),
Weihui (卫慧)
et consorts : sujets urbains sur les conflits
psychologiques et les désordres amoureux d’une jeunesse
urbaine désorientée,
l’heure était
au déballage intime, sexuel, crû et sans fard.
Bi Feiyu
arrivait, lui, avec un livre sur trois destins de femmes
à la fin de la Révolution culturelle, totalement décalé.
Il a donc suscité la surprise, les critiques se sont
posé des questions sur le genre choisi, le style, et le
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La plaine |
contenu politique en a
été oublié. Mais son père, après l’avoir lu, lui a dit que, s’il
avait écrit le livre quinze ans plus tôt, il aurait couru le
risque d’être fusillé.
C’est aussi, continue
Bi Feiyu, une preuve de la décadence de la littérature, de son
impact chaque jour décroissant dans une société où on lit de
moins en moins, et de moins en moins de romans.
(1) Il voulait sans
doute dire ‘sans écrire de roman’, car il a publié trois
nouvelles dans l’intervalle, en 2006 et 2007.
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