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« Le roi Lear et
1979 » :
un nouveau roman de
Xue Yiwei entre Shakespeare… et Deng Xiaoping
par
Brigitte Duzan, 3 mai 2020
« Le roi Lear et 1979 » (《“李尔王”与1979》)
est le nouveau roman achevé en mars 2020 par
Xue Yiwei (薛忆沩)
et publié sous forme de feuilleton dans les trois
numéros de mars, avril et mai 2020 du mensuel littéraire
Zuojia (《作家》杂志),
chaque numéro consacrant environ le tiers de ses pages
au roman qui fait quelque quatre cent mille caractères.
Publication dans
Zuojia
Zuojia,
soulignons-le, est l’une des revues publiées par
la très officielle Association des écrivains de Chine.
Le roman et son auteur ont été mis à l’honneur sur le
site web de l’association, dans une page intitulée
« Gros plan sur les forces nouvelles de la littérature –
exposition de la force créatrice des jeunes auteurs
chinois contemporains » (聚焦文学新力量——当代中国青年作家创作实力展).
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Xue Yiwei (photo de l’auteur) |
« Le roi Lear et 1979 » est le premier grand roman écrit par Xue
Yiwei depuis
« Les
Enfants du docteur Béthune » (《白求恩的孩子们》)
.
Et ce nouveau roman y fait penser :
« Les
Enfants du docteur Béthune »
a également été publié en feuilleton dans trois numéros
d’une revue littéraire, en mars/avril/mai 2011. Mais c’était à
Taiwan, personne en Chine n’ayant voulu prendre le risque de le
publier, sauf éventuellement après expurgation des références
litigieuses.
C’est pourquoi la publication aujourd’hui dans Zuojia de
ce « Roi Lear » à la chinoise ne laisse pas de méduser… On
pourrait tenter d’analyser comment ce roman a pu être publié
dans les pages de zuojia à l’heure actuelle, mais
contentons-nous pour l’instant de nous en réjouir et de penser
qu’après tout il s’agit d’une reconnaissance de la qualité
d’écriture d’un jeune écrivain en pleine maturation. Après avoir
été salué comme « écrivain urbain » après son recueil « Gens de
Shenzhen » (《深圳人》)
publié en 2014, le voici se tournant vers l’écriture d’un roman
relevant plutôt d’une certaine forme de « littérature rurale » (乡土文学),
mais en l’inscrivant dans une symbolique shakespearienne à
valeur universelle.
Un paysan chinois inspiré par le roi Lear
L’histoire d’un paysan
Le roman est le résultat d’une longue gestation, remontant en
fait à un souvenir d’enfance. Il raconte l’histoire d’un vieil
homme du Hunan qui a grandi sous le Guomingdang et a travaillé
dans le gouvernement nationaliste à Nankin. En 1938, alors qu’il
était étudiant, comme il était bon en anglais, il a été choisi
pour interpréter le rôle du roi Lear dans une pièce jouée par
une troupe d’étudiants. Le rôle n’a ensuite cessé de hanter son
existence, bouleversée par l’arrivée des communistes au pouvoir.
Il perd tout ce qu’il possédait, y compris son identité comme
son alter ego dans la pièce de Shakespeare se demandant : Who is
it that can tell me who I am ?
C’est ce qu’il se demande en 1949 en attendant le bateau qui
doit lui faire quitter Nankin déchue de son statut de capitale.
Il perd aussi la confiance de ses trois filles, qui refusent de
continuer à vivre avec lui quand il est attaqué, conspué et
réduit à l’opprobre, se retrouvant paysan misérable travaillant
les terres autrefois possédées par sa famille. Mais les vers de
Shakespeare continuent de résonner dans son existence : il
comprend ses propres souffrances à travers celles du roi déchu
tandis que les souffrances de celui-ci lui deviennent de jour en
jour plus compréhensibles à travers les malheurs qu’il traverse.
Puis vient 1979, et l’ouverture soudain, grâce à Deng Xiaoping,
comme une renaissance
.
Notre paysan retrouve une certaine confiance dans la vie, avec
celle de ses trois filles. Mais, comme chez Shakespeare, rien ne
peut vraiment finir en comédie… la tragédie reste inéluctable,
et chacun promis à un sort funeste.
Une longue genèse
Xue Yiwei enfant avec sa mère et sa sœur…
à l’âge où il a trouvé la pièce de
Shakespeare
dans le tiroir de son grand-père (photo
de l’auteur) |
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Le paysan
alter ego du roi Lear est inspiré du grand-père de Xue
Yiwei. Il avait environ huit ans quand, un jour d’été de
1972, il a découvert une vieille copie du drame de
Shakespeare dans un tiroir de son grand-père. L’image du
titre sur la couverture est restée gravée dans son
esprit pendant près de cinquante ans. Il se sentait
investi du destin d’écrire un livre sur cette histoire
qui est aussi un hommage à la période de réforme et
d’ouverture menée à partir de 1979, mais il lui fallait
le temps d’en mûrir l’idée. Petit à petit, cependant,
alors que la Chine s’éloignait de plus en plus des
espoirs que 1979 avait fait |
naître, des modèles que la période avait laissé entrevoir, et
que grandissait la nostalgie d’un passé envolé, il s’est senti
de plus en plus attiré vers le sujet
.
King Lear, une édition de 1940
semblable à celle du grand-père |
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The Good Earth |
Peu à peu ont réémergé des souvenirs anciens, par exemple la
première fête de Qingming
après le début de la Révolution culturelle qui avait aboli les
fêtes traditionnelles, celle de 1976 : une foule en deuil avait
déferlé sur la place Tian’anmen pour pleurer Zhou Enlai qui
venait de mourir en janvier, et protester en même temps contre
la Bande des quatre. A Changsha où Xue Yiwei habitait alors, la
fête était ensuite devenue le jour de célébration des martyres
révolutionnaires, inclue dans l’agenda scolaire ; ce n’est qu’en
1979 qu’elle avait pu retrouver sa place traditionnelle dans les
fêtes familiales. Tout cela était lié aux souvenirs de cette
année 1979 qui avait transformé la vie de son grand-père comme
elle avait transformé la vie du pays et dont il voulait rendre
compte.
C’est alors
que, en octobre 2018, pour le 80ème
anniversaire du prix Nobel de littérature décerné à
Pearl Buck,
il fut invité à participer à un colloque à Zhenjiang (镇江),
près de Nankin, où l’écrivaine a vécu avant 1934. Pour
préparer son intervention, il a relu le roman qui a fait
connaître l’écrivaine quand il a obtenu le prix Pulitzer
en 1932, « The Good Earth ». Il en a tiré une impression
mitigée, mais lui a inspiré le désir de se lancer dans
un roman inscrit dans la même ruralité. C’est ainsi que,
90 ans plus tard, il donna naissance à un personnage de
paysan chinois inspiré |
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King Lear, Le vieil homme dans la
tempête,
par James Barry, 1803 |
par son grand-père, différent du paysan Wang Long du roman de
Pearl Buck, mais lui répondant à une époque différente.
Ecriture et publication
De retour chez lui à Montréal, Xue Yiwei a commencé à écrire le
28 novembre 2018, et n’a cessé qu’une fois le manuscrit terminé,
seize mois plus tard, le 8 mars 2020.
Si le roman se passe en un an comme « Ulysses » se passe
en un jour, la référence constante est la pièce de Shakespeare
qui l’a accompagné tout ce temps-là. « Le Roi Lear » structure
le roman qui est truffé de citations qui en sont tirées, car, de
même que son grand-père, « Le Roi Lear » n’a pas quitté Xue
Yiwei et lui a insufflé son esprit.
Aujourd’hui, il est rare qu’il n’ait pas une citation en réserve
pour vous donner la réplique. Comme je lui demandais de prendre
patience tandis que je terminais cet article qui n’en finissait
pas, il m’a dit que justement la patience était l’un des thèmes
principaux du roman : patience au sens de résilience. Alors
qu’il est torturé dans le village par les Gardes rouges locaux
(les « sans-culottes » comme les appelle Xue Yiwei), le paysan
garde son calme en se récitant les vers du roi Lear, en plein
orage, à l’acte III, scène ii : « I will be the pattern of all
patience ; I will say nothing. »
Mais Xue Yiwei n’a pas eu à être patient en attendant de pouvoir
le publier son roman. Zuojia l’a publié en trois fois, la
première fois alors qu’il n’était pas encore tout à fait
terminé. Il est annoncé sur la page web de l’association des
écrivains avec une brève biographie et un commentaire concernant
le roman intitulé « Paysage intérieur » (内心的风景) :
在薛忆沩的小说中,“个人”是不变的叙事视点和基本动力,或许在他看来,只有个人才能承载起通往存在的重任,个人与历史之间的冲突与撕扯是其小说一以贯之的主题。
Dans le roman de Xue Yiwei, « l’individu » est le centre
d’attention immuable de l’histoire et sa force fondamentale.
Peut-être, pour lui, n’y a-t-il que l’individu capable d’assumer
les lourdes charges de l’existence ; le conflit entre l’individu
et l’histoire et les déchirements qu’il cause sont le sujet
principal de son roman.
薛忆沩小说的现代主义色彩十分鲜明,他往往只抓取人物生活的片段,通过回忆和内心活动来扩展小说的叙事空间。在这个意义上,薛忆沩的小说恰是自我的重建,是个体内心风景的见证。
Xue Yiwei nous livre ici un roman dont le modernisme est
extrêmement brillant ; bien souvent, il ne s’empare que de
fragments des vies de ses personnages, et c’est à travers le
souvenir et les sentiments intérieurs qu’il parvient à dérouler
l’espace narratif du récit. En ce sens, le roman de Xue Yiwei
vise précisément à la reconstruction du moi, et à rendre compte
du paysage intérieur personnel des individus.
Le roman est certainement original. Il est déjà en cours de
traduction en anglais. Il n’y a plus qu’à espérer qu’il trouvera
cette fois un éditeur français aussi.
A lire en complément
“In Search of Universal Values”, interview (en anglais)
de Xue Yiwei par
Jeffrey Wasserstrom avec une introduction de la nièce de
l’auteur,
Amy Hawkins, 25 avril 2020 :
https://chinachannel.org/2020/04/25/xue-yiwei/
Il s’agit de ce qu’il est convenu d’appeler « réforme et
ouverture » (Gǎigé
kāifàng
改革开放),
c’est-à-dire le programme de réformes initié par Deng
Xiaoping
à partir de décembre 1978.
C’est donc l’année 1979 que Xue Yiwei a pris comme date
symbolique. Qui sonne bien sûr comme en écho avec 1989.
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