|
« Les enfants du
docteur Béthune » : un roman de Xue Yiwei entre les spectres du
passé
par Brigitte Duzan, 17 octobre 2018,
actualisé
3 mars 2019
« Les enfants du docteur Béthune » (《白求恩的孩子们》)
est l’un des romans les plus célèbres et les plus
intéressants de
Xue Yiwei (薛忔沩),
tant du point de vue du fond que de la forme. C’est
aussi, parmi ses écrits, l’un de ceux qui lui sont
le plus cher.
Genèse : pourquoi le docteur Béthune ?
Un précurseur de la médecine humanitaire
Le docteur Norman Bethune est un médecin canadien né
en 1890 qui s’est illustré par ses innovations dans
le domaine chirurgical, mais aussi pour avoir été un
précurseur de la médecine sociale au Canada. S’il
est resté mondialement célèbre, cependant, c’est
pour son action humanitaire, et d’abord chez lui, à
Montréal. Idéaliste choqué par l’injustice sociale
et la pauvreté d’une partie de la population de la
ville, |
|
Les enfants du Dr Béthune, édition
chinoise |
il donne des soins médicaux gratuits et se rapproche
du Parti communiste du Canada. Il est médecin militaire dans
l’armée
britannique puis en France pendant la Première Guerre
mondiale, puis s’engage aux côtés des Républicains en
Espagne pendant la guerre civile espagnole.
Norman Bethune en Chine en 1938 avec
le général
Nie Rongzhen (au centre) et un
interprète |
|
Devenu persona non grata en Espagne, il part en
Chine en mai 1937, avec une cargaison de matériel
médical, rejoint la Huitième armée de route à
Yan’an, pendant l’été 1939 est nommé conseiller
médical auprès du général Nie Rongzhen (聂荣臻),
organise des antennes mobiles médicales en suivant
la guérilla avec du matériel transporté à dos de
mulet. Il forme aussi aux soins d’urgence des
infirmiers et des médecins, précurseurs des médecins
aux pieds nus. |
En 1939, alors qu’il opère sans gants chirurgicaux un soldat
blessé, il se coupe la main ; la blessure s’infecte et, faute de
pénicilline, entraîne une septicémie. Il meurt le 12 novembre
1939.
Immortalisé par Mao
Apprenant sa mort, Mao rédige aussitôt un hommage qu’il prononce
le 21 décembre 1939 : « A la mémoire de Norman Bethune » (《纪念白求恩》).
Le texte figure dans ses œuvres complètes ; avec les deux grands
discours « Servir le peuple » (《为人民服务》) et « Comment Yugong
déplaça les montagnes » (《愚公移山》),
prononcés respectivement les 8 septembre 1944 et
11 juin 1945, c’est l’un des « trois textes vénérables » (“老三篇”),
que tous les écoliers chinois ont eu à apprendre par cœur dans
leur enfance.
Lien entre deux mémoires
Xue Yiwei l’a appris lui aussi et en a gardé une
vénération pour le personnage, dont il a retrouvé
les traces à Montréal quand il est arrivé là. Il a
donc cherché à établir les liens existants entre la
mémoire du Dr Béthune en Chine et celle préservée au
Canada, et dès le départ en écrivant une fiction,
non une biographie.
Une inspiration soudaine lui est venue un jour de
novembre 2007, alors qu’il passait place du
6-décembre-1989, appelée ainsi en mémoire de la
« tuerie » qui a eu lieu ce jour-là à l’Ecole
polytechnique de Montréal : un homme a ouvert
|
|
Statue de Norman Bethune à Pékin |
le feu sur
un groupe de jeunes, tuant quatorze étudiantes et blessant
quatorze autres personnes avant de se suicider. Acte à
caractère misogyne, sans grand rapport avec les événements
tragiques de Tian’anmen, il a cependant créé en Xue Yiwei un
déclic du même ordre que la pomme de Newton. 1989 est
devenue la date pivot autour de laquelle s’est organisée sa
réflexion, et son roman.
Il a commencé à écrire son roman en novembre 2007
comme travail final de sa classe d’écriture créative
à l’université de Montréal : il a rédigé dans ce
cadre les sept premières histoires, plus la préface
et l’épilogue. Il a ensuite peu à peu ajouté les
autres chapitres au cours des années suivantes.
Une forme originale
Forme épistolaire
Le livre est écrit, par un narrateur double de
l’auteur, sous la forme d’une longue lettre fictive
au docteur Béthune, qui reste pour eux une
formidable icone de tout l’idéalisme d’une époque.
Eclatée en 32 épisodes, la lettre évoque des
épisodes marquants de la vie du narrateur ainsi que
les événements mondiaux qui forment la toile de fond
du récit. |
|
Statue de Norman Bethune à Montréal
(place Norman Bethune) |
L’un des épisodes personnels importants, dans l’histoire, pour
le narrateur, est le suicide de son camarade de classe de treize
ans, Yangyang, un an avant la mort de Mao. Yangyang avait deux
raisons de se suicider : d’une part il était désespéré de ne
trouver personne autour de lui qui soit aussi vertueux, aussi
dévoué à la cause du peuple que le Dr. Béthune ; et d’autre
part, il était un vrai disciple, habité par une foi aveugle, et
n’avait qu’un désir : se retrouver avec son héros dans l’autre
monde.
Yangyang est l’une des deux personnes à qui le livre est dédié,
l’autre étant Yinyin, qui a été sauvée par l’Armée rouge du
tremblement de terre (celui de Tangshan, juste avant la mort de
Mao), mais a été tuée par un soldat des années plus tard.
Cependant, ces deux personnages sont fictifs. De la même manière
que Xue Yiwei a bien souligné que le narrateur n’est pas lui –
il serait plutôt Yangyang, dit-il, car comme lui le jeune garçon
a perdu ses illusions et son idéalisme à peu près au moment de
la mort de Mao.
Jeux de miroirs
Cependant, si Xue Yiwei n’est pas le narrateur, celui-ci a
beaucoup de points communs avec lui. Il y a donc un effet de
miroir qui donne toute sa profondeur à ce qui est un roman très
original, divisé en 32 brefs chapitres comme autant de bribes de
souvenirs, comme il l’annonce dans le premier chapitre : il ne
peut pas reconstituer une biographie complète et chronologique
du Dr. Béthune, il ne peut qu’en donner des souvenirs épars,
comme des morceaux d’un puzzle à reconstituer.
Chacun des chapitres a un titre très court qui commence par
l’article indéfini
un
.
Mais ce un se dédouble comme l’auteur forme un double
avec le narrateur, et comme chacun forme un double avec le Dr.
Béthune, comme si la réalité n’était pas une, mais diffractée
telle la lumière dans un prisme. Le roman est bâti sur les
dualités, les coïncidences et les contrastes, entre le visible
et l’invisible
.
Il l’est aussi sur les liens, les connexions que l’on peut
établir, et qui rejoignent parfois les coïncidences. 1989, en ce
sens, est un motif essentiel dans la trame du récit, puisque
l’année a une semblable aura tragique dans l’histoire de la
Chine et dans celle du Canada, et forme un lien au-delà de
l’histoire entre l’auteur et son narrateur. Par ailleurs,
celui-ci et le docteur sont également liés par leur solitude :
Béthune isolé dans un Chine coupée du monde, qui envoie lettre
sur lettre sans recevoir de réponse, et le narrateur vivant
seul, incapable de briser sa solitude après la mort de sa femme.
« Les enfants du docteur Béthune » tisse une trame faite de
récits fragmentaires qui finissent par se rejoindre, histoires
d’amour et de perte, de folie et de trahison, de souvenirs et de
trous de mémoire, d’espoirs vains et d’illusions perdues, sur
fond de grande histoire et de politique entre Est et Ouest.
Yourcenar plus que Calvino
Le style est très personnel, et dès l’abord fait penser aux
« Mémoires d’Hadrien » de Marguerite Yourcenar. L’apostrophe
« Cher docteur Béthune » qui ouvre le roman trouve son double
dans le « Mon cher Marc » qui ouvre celui de Yourcenar.
Les deux premières phrases, ensuite, se répondent :
- Mémoires d’Hadrien : Je suis descendu ce matin chez mon
médecin Hermogène qui vient de rentrer à la Villa après un assez
long voyage en Asie…
- Les enfants du Dr. Béthune : Je viens juste de rentrer de
l’hôpital, etc…
C’est comme une dédicace, ou un hommage.
Problèmes de publication
A la lecture du manuscrit, les grandes revues littéraires
Shouhuo (《收获》)
and Huacheng (《花城》)
ont crié leur enthousiasme, mais, après mûre réflexion, en
janvier et février 2011, ni elles ni aucun éditeur n’a voulu
prendre le risque de publier le roman, à cause de son traitement
trop « innovant » de l’histoire chinoise récente, et du portrait
du docteur, comme personnage instrumentalisé par le pouvoir
chinois pour en servir la cause, alors que, comme le souligne le
narrateur, le régime a abandonné la poursuite de l’idéal qui
avait été le sien pour se lancer dans la voie d’un développement
de type capitaliste.
Un éditeur de Pékin est allé jusqu’à présenter à Xue Yiwei un
plan détaillé pour expurger du roman les références insidieuses
à Tian’anmen et à la Révolution culturelle. L’auteur a donc
renoncé à une publication en Chine continentale et a trouvé son
bonheur à Taiwan.
Le roman a été accepté par la revue trimestrielle taïwanaise
|
|
Les enfants du Dr Béthune, édition
anglaise |
New
Land Literature (Xindi《新地》文學季刊),
qui l’a publié en trois numéros spéciaux à partir de mars 2011.
Il a ensuite été publié en entier, toujours à Taiwan, en 2014.
Il y a peu de chance qu’il puisse être publié en Chine
continentale dans le proche avenir.
Xue Yiwei est en train de préparer un recueil d’essais sur une
série de personnages en lien avec le Dr Béthune.
Traduction en anglais
Dr Bethune’s
Children, tr. Darryl Sterk, Linda Leith Publishing, 2017
Traduction en français
Deux extraits (chap. 1 et 3), tr. Brigitte Duzan, Jentayu n° 9
(janvier 2019)
Portrait du docteur Béthune
(Esquisse au fusain pour Docteur Béthune,
peinture de Xiao Feng
肖峰
et Song Ren
宋韧,
1973-74)
Exposition au musée Cernuschi, Paris, 20 février-31
mars 2019
|
|
Esquisse au fusain pour Docteur
Béthune |
Les 32 chapitres :
Un étranger
一个异乡人
/
Un chien
一只狗
/
Un spectre
一个幽灵
/
Un texte
一篇作品
/
Un homme précieux pour le peuple
“一个有益于人民的人”/
Un « grand sauveur »
一个“大救星”/
Une soirée
一个夜晚
/
Un séparatiste
一个分离主义者
/
Un carnet de notes
一个笔记本
/
Un faisceau de lumière
一束光
/
Une torche électrique
一支手电筒
/
Un mensonge
一个谎言
/
Une statue
一座雕像
/Un
contraste
一个对比
/Un
héros
一个英雄
/Une
jeune épouse
一个新娘
/
Une actrice
一个女演员
/Une
fillette
一个女孩
/Une
note
一张字条
/Une
célébration一次庆祝/
Une mère
一位母亲
/
Une scène
一个舞台
/
Un secret
一个秘密
/
Un père
一位父亲
/
Une guerre
一场战争
/
Un silence
一种沉默
/
Une classe de chinois
一堂汉语课
/
Une question
一个问题
/
Un accident
一次事故
/
Un miracle
一个奇迹
/
Un ticket de loterie
一张彩票
/
Un appel longue distance
一个长途
|
|