les nouveaux
écrivains et poètes du sous-prolétariat urbain en Chine
par
Brigitte Duzan, 13 mai 2017
Ces dernières
semaines (fin avril 2017), le web chinois a vibré à la
lecture d’un essai autobiographique d’une travailleuse
migrante nommée Fan Yusu. Le 1er mai, un
article était par ailleurs consacré à la poésie écrite
par des ouvriers migrants sur leurs téléphones
portables. Un nouveau courant littéraire serait-il né,
aux confins du monde des travailleurs migrants et des
réseaux sociaux, avec une nouvelle conscience artistique
de damnés de la terre ?
L’histoire de Fan Yusu
Fan Yusu (范雨素)
est la nouvelle star des réseaux sociaux en Chine :
ancienne domestique – baomu
保姆-
d’un milliardaire à Pékin, elle a publié à la fin du
mois d’avril dernier, sur la plateforme en ligne
nonstory.com, un essai autobiographique de trois pages
intitulé « Je suis Fan Yusu » (我是范雨素)
dans
Fan Yusu
lequel elle raconte
simplement sa vie, celle de sa mère et de sa famille.
En 24 heures, le texte
a été partagé plus de cent mille fois et abondamment commenté.
Un temps relayé par la presse officielle chinoise, il a vite
disparu de leurs pages. Le texte continue cependant à circuler,
en chinois et même dans une traduction en anglais
[1].
Dans son récit, Fan
Yusu commence par raconter son enfance dans un village pauvre du
HubeiubeiH, dans les années
1970, dans une famille de cinq enfants dont elle était la plus
jeune, avec les maladies si courantes à la campagne : l’une de
ses sœurs attrape la polio, l’aînée une méningite qui, mal
soignée, la laisse handicapée mentale. Douée à l’école, Fan Yusu
enseigne dans le village dès l’âge de douze ans, lit beaucoup,
fuit trois mois à Hainan, revient chez elle honteuse et des
illusions en moins, mais finalement, à vingt ans, part à Pékin
pour échapper à l’horizon étroit du village.
Dans la capitale, elle
travaille comme domestique, se marie, puis, au bout de cinq ou
six ans, divorce de son mari devenu alcoolique en raison de ses
mauvaises affaires, et violent quand il a bu ; elle se retrouve
seule dans une petite pièce de 8 m2 sans eau courante, avec deux
enfants à charge - seule et illégale dans la ville car elle n’a
pas de hukou urbain, étant toujours enregistrée dans son
village.
Finalement elle décide
d’y revenir avec ses deux filles, auprès de sa mère : une forte
femme, directrice pendant quarante ans de la Fédération des
femmes du village, qui a élevé ses cinq enfants sans faillir,
malgré les désastres successifs, de santé et autres, en donnant
à chacun soutien et réconfort.
Mais Fan Yusu n’a plus
sa place au village, etses enfants encore moins. Alors elle
retourne à Pékin et entre comme nounou dans une riche famille,
pour s’occuper du bébé de la maîtresse du maître de maison, en
laissant ses deux filles se débrouiller seules en banlieue, avec
deux amies également illégales, les plus grandes surveillant la
plus jeune. Des enfants illégales dans la ville, donc ne pouvant
accéder qu’à des écoles illégales, ou pas du tout. Mais lisant
beaucoup, des livres achetés au poids dans des stations de
recyclage…
Le village de
Picun
Le musée des travailleurs de Picun
Sa maison est
à Picun (皮村),
littéralement le « village du cuir », aux confins du
district de Chaoyang, à environ 50 kilomètres du centre
de Pékin, non loin de l’aéroport. C’est loin, mais en
outre Picun se trouve situé sous le passage des avions
décollant de l’aéroport proche ou allant y atterrir. Le
bruit est une nuisance, et les règlements de sécurité
limitent la hauteur de construction ; ce n’est donc pas
un endroit recherché par les promoteurs immobiliers.
Le village
héberge entre dix et vingt mille travailleurs venus là
de tous les coins de Chine, au cours des dix dernières
années, pour s’embaucher dans des entreprises de
l’agglomération pékinoise. La plupart sont mariés, avec
des enfants et se considèrent comme des citadins de la
capitale. Picun se développe peu à peu en mettant en
valeur les aptitudes artistiques de ses habitants. Dans
le village s’est créé un club culturel en 2002 et un
groupe littéraire deux ans plus tard, puis a été lancée
la « Nouvelle troupe artistique des travailleurs » (新工人艺术团),
et un organisme
La revue Littérature de Picun
non gouvernemental a
fondé un Nouveau festival de la culture et des arts des
travailleurs dont la première édition a eu lieu en janvier 2009
[2].
Les travailleurs sont une seule et même
famille
En mai 2008 a
également été inauguré un Musée des arts et de la
culture des travailleurs migrants, initié par un ancien
mingong, lui-même chanteur qui a enregistré
plusieurs albums de chansons. Le musée héberge un petit
cinéma, gratuit,qui projette des films le week-end.
Parallèlement a été ouverte en 2005 une Ecole
expérimentale (同心实验学校)
pour les enfants du village, avec des volontaires et
des étudiants comme
enseignants, donc des frais de scolarité relativement
abordables.
Le village a développé
un véritable sens communautaire, et déborde de vitalité et de
créativité. Il a son propre magazine littéraire, Littérature de
Picun (皮村文学),
et l’entrée du centre culturel arbore encore le slogan de ce qui
était autrefois une usine : les ouvriers ici-bas sont une seule
et même famille (天下大工是一家).
Chanson « Un petit,
petit village » 矮矮的村庄,
musique, paroles et interprétation de Xu Duo 许多,
produite par la Nouvelle troupe artistique des
travailleurs (mars 2016) :
Un nouvel
écrivain ?
Fan Yusu
n’avait pas pensé que son essai aurait un tel succès, ni
qu’elle pourrait prendre la plume pour tenter de changer
sa vie comme tant d’écrivains chinois l’ont fait dans un
passé encore récent, à commencer par Mo Yan,
Yu
Huaet tant d’autres aujourd’hui célèbres. Comme tant
d’autres, aussi, c’est la littérature qui l’a sauvée
dans les pires moments en lui permettant de s’évader en
lisant Dickens et en se rêvant Oliver Twist, en faisant
siennes « Les grandes espérances » et en oubliant ainsi
les difficultés du moment.
Elle déclare
maintenant vouloir écrire un livre basé sur les
histoires individuelles de certains résidents qu’elle
connaît dans le village. Après tout, c’est un peu ainsi
qu’a commencé
Sheng Keyi (盛可以).
Mais pour le moment Fan Yusu se cache pour éviter les
essaims de journalistes qui se pressent à Picun, comme
autrefois au village d’artistes de Yuanmingyuan (圆明园画家村)
[3].
The Verse of Us
Des poètes aussi
Mais Fan Yusu n’est
pas seule. En juin 2015, un documentaire sur la poésie écrite
par des ouvriers et centré sur six poètes-ouvriersa été présenté
au festival de cinéma international de Shanghai ; intitulé « The
Verse of Us » (《我的诗篇》农民工纪录片)
ou « Iron Moon » et réalisé par Qin Xiaoyu (秦晓宇)
et Wu Feiyue (吴飞跃),
il est sorti sur les écrans nationaux en janvier 2017.
Trailer 1
Trailer 2
Comme mentionné plus
haut, un articledu 1er mai suivanta en outre attiré
l’attention sur le développement d’un courant de poésie écrite
par de jeunes ouvriers sur leurs téléphones portables
[4] ;
il soulignait la différence avec les débuts du mouvement, dans
les années 1990, le modèle (féminin) étant la mingongAnzi : son
succès entrepreneurial à Shenzhen – conté dans son récit
autobiographique, dûment relayé par la presse officielle- a
contribué à donner corps et réalité aux rêves urbains de tant de
travailleurs migrants et à propager l’idée de mobilité sociale.
Elle a même créé un prix littéraire.
Mais le rêve
s’est brisé en 2014 avec le suicide du jeune poète Xu
Lizhi (许立志),
employé de l’usine Foxconn, après une vague de suicides
dans les usines Apple en 2010. Xu Lizhi a créé des
émules. Les dortoirs des usines ont maintenant des
filets anti-suicides, mais la poésie est devenue, bien
mieux que la mort, moyen de témoigner de sa vie pour les
« soldats de terre cuite des lignes d’assemblage » (流水线上的兵马俑),
comme dit Xu Lizhi dans l’un de ses poèmes.
Un recueil de
31 poèmes de travailleurs migrants comme lui a été
publié à l’occasion de la sortie en Chine du
documentaire « The Verse of Us ». Il a ététraduit en
anglais par Eleanor Goodman, et publié sous le titre
« Iron Moon »
[5],
titre qui est une référence à l’un des poèmes de Xu
Lizhi, justement : « J’ai avalé une lune de fer » :
Xu Lizhi
我咽下一枚铁做的月亮
J’ai avalé une lune de fer
他们管它叫做螺丝
qu’ils ont baptisée écrou
我咽下这工业的废水,失业的订单
J’ai avalé déclarations de chômage et eaux usées,
那些低于机台的青春早早夭亡
et ma jeunesse courbée sur les machines s’est tôt envolée.
我咽下奔波,咽下流离失所
J’ai avalé la pression, avalé un statut de vagabond,
咽下人行天桥,咽下长满水锈的生活
avalé des passerelles et une vie rongée de rouille.
我再咽不下了所有我曾经
Mais je ne peux plus avaler encore ce que j’ai déjà avalé,
咽下的现在都从喉咙汹涌而出
cela me reste en travers du gosier.
在祖国的领土上铺成一首
Alors sur la terre de mes ancêtres j’étale tout du long
耻辱的诗
ce poème d’humiliation.
Zheng Xiaoqiong
Cette
esthétique du fer - la symbiose de l’homme et du métal
comme métaphore de la dureté de leurs vies - est aussi
défendue, entre autres, par l’un des meilleurs poètes du
recueil, Zheng Xiaoqiong (郑小琼),
une poétesse, également auteur d’essais sanwen,
née au Sichuan en 1980 et venue travailler dans le sud
du Guangdong en 2001 : à la surprise générale, elle a
décroché en 2007 le prix littéraire décerné par
Littérature du peuple.
L’expérience
de tous ces jeunes poètes traduit un nouveau sens du
temps, et du rythme, qui est la respiration de la
poésie. Rythme heurté, saccadé, irrégulier, qui est
celui de la vie moderne.
Entre Fan Yusu
et les disciples de Xu Lizhi, une nouvelle littérature
est en train de naître, au contact de la réalité.
C’est là qu’est la
vie, et une expérience vibrante de l’art et de la littérature.
A lire en
complément
Un essai sur Fan Yusu
(en chinois) par Faye Xiao (Xiao Hui 肖慧)
publié le 24 avril 2017 :
《从「五四」到范雨素,笔下的保姆与保姆的笔》
« Du 4 mai à Fan Yusu, des baomu en littérature à la
littérature des baomu ».
Un commentaire d’Eric
Florence, spécialiste des problèmes de migrations, en
particulier dans la Chine contemporaine
[6],
daté du 15 mai 2017 :
« Excellent article
mais deux ou trois points à nuancer à mon sens.
- Sur l'origine de non
seulement la poésie par et essentiellement pour migrants : outre
Anzi qui a effectivement très vite (1992) été cooptée par le
Bureau de la Culture de Shenzhen, dès le début des années 1990
se développe la pratique de l'écriture de textes littéraires
(essais, nouvelles, poèmes, etc.) par des travailleurs migrants
essentiellement via des magazines plus ou moins proches des
autorités locales de villes du Delta de la Rivière des Perles,
mais aussi plus rarement à l'époque via des "ONG". Un magazine
au sein duquel j'ai fait de longs séjours d'observation recevait
plusieurs centaines de lettres par semaine vers 2003-2005 et
tirait à plus de 500.000 exemplaires (voir mon article dans
Critical Asian Studies de 2006). A l'époque, sur de simples
étals de rue, on comptait plus d'une dizaine de ces magazines.
Vers la seconde moitié de la première décennie des années 2000,
c'est Internet et les réseaux sociaux de même que des
organisations sociales qui ont pris le relais, les magazines
devenant moins populaires.
- Il n'y a pas par
ailleurs de coupure nette entre ce mouvement initial (mouvement
populaire mais en fait bien évidemment très habilement et
souplement contrôlé/guidé par les autorités locales) et ce qui a
suivi, même si certaines thématiques apparaissent et que le
processus de médiation de ces récits change avec internet et les
nouveaux médias. J'aborde cette question dans un texte paru l'an
dernier dans un ouvrage collectif : Médiations des expériences
et luttes autour de la visibilité des travailleurs migrants en
Chine, » in Christine Servais (éd.), La médiation : Théorie et
terrains, Louvain-la-Neuve, De Boeck Supérieur, p. 183-214; ou
dans un bref essai ici :
- Il y a un effet
caisse amplificatrice des médias (en particulier via les réseaux
sociaux) qui est fascinant. L'instrumentalisation est réelle et
le parti n'est jamais loin (quand il n'est pas présent
explicitement, il l'est toujours de par une présence-absence qui
inévitablement façonne dans une certaine mesure les récits, leur
médiation. Le rapport à LA grande littérature par rapport à ce
genre mineur est pas mal débattu dans les réactions au texte de
Fan Yusu. Je ne suis qu'au début de la lecture d'une
cinquantaine au moins de textes recueillis sur les réseaux
sociaux chinois...
- En ce qui concerne
le documentaire "The Verse of us", on est nettement plus proche
là d'un discours dominant se nourrissant de la culture
populaire. Les protagonistes sont-ils le plus souvent loin
d'être dupes par rapport à la dimension de re-incorporation de
ce genre de film (il suffit de visionner la bande-annonce, digne
d'un produit Apple, pour s'en convaincre). Par ailleurs, les
médias occidentaux, une fois qu'ils se sont saisis du sujet, ont
largement exagéré les effets de la mort de Xu Lizhi sur les
pratiques d'écriture des migrants ou une prétendument "nouvelle
poésie des migrants". Voir les travaux de Sun Wanning*, Jack Qiu
notamment sur les pra.
- Quant à Picun, aux
dernières nouvelles, la destruction pour le livrer à la fièvre
immobilière serait imminente, ou du moins pour les mois à
venir. »
Ce que je trouve fascinant dans le monde de l'émergence que je
parcours depuis plusieurs années, c'est l'attachement aux
récits épiques dans la construction des destinées nationales...il
y a bien longtemps que notre passage dans la post-modernité a
enterré la culture des grands récits qui fut un temps aussi la
nôtre...comme je reste persuadé que l'intelligence rationnelle
ne suffit pas à nourrir entièrement son homme, il est probable
que l'émergence (dont la Chine est l'un des principaux
représentants) nous amène à nous poser encore la question de la
mise en récit...
Réponse d’Eric
Florence :
Joliment dit : «
L’attachement des récits épiques dans la construction des
destinées nationales ». Dans le cas de la Chine, il y a un
héritage important au niveau de formes plus ou moins spontanées
de mise en récit. Les pratiques d’écriture populairescomme
celles des migrants me semblent intéressantes notamment car
elles représentent à la fois des formes de constitution de
sociabilités et de relations sociales, d’identités originales,
tout en étant toujours dans des rapports ambivalents
d’intégrations partielles, de subversion, de luttes voire de
rejet avec les grandes catégories des récits dominants de la
réussite et de la hiérarchie sociale basés sur l’effort et les
qualités individuelles…sans oublier que le capitalisme
millénariste est lui-même porteur de récits de la salvation et
de modes de subjectivation (Bayart)
[8]...
Bibliographie
Subaltern China:
Rural Migrants, Media, and Cultural Practices, par *Sun Wanning,
Rowman & Littlefield Publishers, September 2014, 320 p.
[2]
Voir China’s Peasants and Workers: Changing Class
Identities, ed. by
Beatriz Carrillo,
David/ S. G. Goodman, CSC China Perspectives series,
University of Sydney, Edward Elgar Publishing, 2012, p.
130.
[7]
Jean-François Doulet, maître de conférences à
l’Institut d’urbanisme de Paris (université Paris-Est
Créteil Val-de-Marne), où il dirige le parcours
« Développement des territoires »,et
codirecteur,en
partenariat avec le Collège d’architecture et
d’urbanisme de l’université de Nankin, du Centre
franco-chinois Ville et Territoire.
[8]
Référence à Jean-François Bayart,
spécialiste de sociologie historique et
comparée du politique et de sociologie du développement.