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Yi Wa : un livre en
hommage aux femmes du Gansu qui ont fui la grande famine, dont
sa mère
par
Brigitte Duzan, 1er juin 2015
La Grande Famine des années 1959-1961 (大饥荒)
est longtemps été un secret bien gardé, mais on commence
aujourd’hui à en connaître l’ampleur et l’histoire, en
particulier grâce au livre de Yang Jisheng (杨继绳)
« Stèles»
(《墓碑》),
publié en 2008.
Dédié à la mémoire de son père, mort de faim en 1959, et
né de longues et minutieuses recherches documentaires,
l’ouvrage de Yang Jisheng estime à quelque 36 millions
au minimum le nombre de victimes de cette catastrophe.
Or le plus terrible est qu’elle n’a rien de naturel,
contrairement au label qui lui est attribué dans les
manuels d’histoire chinois - les trois années de
difficultés ("三年困难时期"),
ou, comme on dit aussi,les trois années de catastrophe
naturelle ("三年自然灾害").
Le travail de Yi Wa (依娃)
a été salué par Yang Jisheng |
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Le livre « A la recherche des femmes et
enfants qui ont fui la Grande Famine » |
lui-même comme un complément bienvenu à ses propres
recherches. C’est un travail de terrain, fondé sur la recherche
de témoignages de survivants. Mais Yi Wa elle-même est une
rescapée, indirectement, et c’est l’authenticité du ton de ses
écrits qui les rend si bouleversants : on dépasse là le registre
statistique pour atteindre la tragédie humaine dans sa plus âpre
vérité, et sous un aspect que personne d’autre n’a abordé, le
drame des femmes.
Yi Wa et la grande famine
De son vrai nom Song Lin (宋琳),
Yi Wa estnée
dans une famille de paysans pauvres du Shaanxi, dans le district
de Fuping (富平县)
dépendant de la ville-préfecture de Weinan (渭南市).
A l’âge de sept ans, elle a été adoptée par une sœur de son
père, ce qui lui a permis de pouvoir faire des études. Elle a
travaillé de nombreuses années dans un organisme financier en
Chine, puis, en 1993, a suivi son mari aux Etats-Unis. Elle vit
aujourd’hui dans le Massachusetts, près de Boston.
Yi Wa avec Yang Jisheng, l’auteur de «
Stèles » |
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C’est le livre de Yang Jisheng qui lui a brusquement
révélé ce dont personne en Chine n’ose parler et dont
elle n’avait aucune idée : l’ampleur du désastre
provoqué par le Grand Bond en avant et les politiques
qui l’ont accompagné.
Elle a alors elle-même entrepris des recherches, sur la
famine dans sa région natale, le Shaanxi, et la région
limitrophe d’où est originaire sa mère, comme elle
l’apprit en même temps, le Gansu. Les chiffres sont une
chose, la réalité des souffrances des victimes
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de la famine en est une autre. C’est cela qui l’intéressait :
pouvoir recueillir les témoignages des survivants avant qu’ils
ne disparaissent.
Elle a publié un premier ouvrage en novembre 2013 sur la base
d’interviews de plus
de 200 survivants réalisés pendant trois ans dans le Gansu et le
Shaanxi
:
« A la recherche des survivants de la
Grande Famine » (《寻找大饥荒幸存者》).
Elle a retenu une cinquantaine de témoignages, de survivants
âgés de 58 à 95 ans. C’est l’histoire de la famine, relatée par
ceux-là même qui l’ont vécue. Comme l’a dit Yi Wa :
“让亲历者自己说话,更能让读者看到大饥荒时期每一个人丶每一个家庭丶每一个村庄所经历的饥饿丶挣扎丶凄苦丶绝望。”
« Laissons chacun raconter ce qu’il a vécu personnellement, cela
permet au lecteur de bien mieux comprendre les épreuves subies
par chaque individu, chaque famille, chaque village, pendant la
Grande Famine : la faim, la lutte pour survivre, la sinistre
souffrance, le désespoir. … »
C’est la même méthode qu’elle a appliquée pour son
second livre : « A la recherche des femmes et des
enfants qui ont fui la Grande Famine » (《寻找逃荒妇女娃娃》).
C’est l’histoire des femmes qui, comme sa mère, ont fui
le Gansu, où la population n’avait plus rien à manger,
pour se réfugier cinq cents kilomètres plus loin, dans
le Shaanxi, fuite d’autant plus difficile qu’il était
interdit aux paysans de quitter leur lieu de résidence
et que routes et voies ferrées étaient surveillées –
c’est d’ailleurs l’une des politiques qui a contribué à
aggraver le taux de mortalité.
Yi Wa a découvert peu à peu cette histoire tragique dont
elle ne savait strictement rien, et son récit vaut
autant par le choc de sa soudaine découverte, puis des
révélations progressives de sa mère, que par les
histoires individuelles qu’il rapporte. |
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A Harvard avec Yao Shuping, auteur du
roman "Sorrowful Land"《悲情大地》 |
Le livre a été publié à la toute fin de 2014, avec, pour
l’illustrer, des photos de l’auteur et quinze gravures du
documentariste Hu Jie (胡杰)
(voir note finale).
Yi Wa à la recherche de sa mère, et des femmes qui ont fui la
famine du Gansu
Ce livre est d’abord l’histoire de sa mère : derrière chacune
des femmes dont elle raconte l’histoire – et des enfants
qu’elles ont emmenées avec elles - il y a sa mère ; c’est à elle
que le livre est dédié, comme le livre de Yang Jisheng est dédié
à son père.
Mais le père de Yang Jisheng est mort, en 1959, la mère de Yi Wa
a survécu, en fuyant, et elle n’est pas un cas isolé. Ce sont
ces histoires mises bout à bout qui dessinent un tableau
fantastique de la période, fantastique parce que ce sont des
pages qui dépassent l’imagination.
Pourquoi fuir du Gansu ?
C’est par hasard que Yi Wa a appris que sa mère venait du Gansu,
alors que, à quarante ans, elle était revenue chez elle, des
Etats-Unis. Yi Wa est née dans le Shaanxi, et elle pensait que
sa mère y était née aussi. Or, elle lui expliqua qu’elle venait
du Gansu et avait fui au moment de la grande famine. Mais
pourquoi fuir du Gansu pour aller au Shaanxi ? La situation y
était-elle tellement meilleure ?
La famille de Yi Wa avant la famine |
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On a tendance à considérer que tout le pays a été
également touché par la famine, comme conséquence du
Grand Bond en avant. Mais il a eu, en fait, des
différences selon les provinces, en fonction des
politiques menées localement. Yi Wa explique clairement
dans son livre que la situation au Gansu était
catastrophique en raison des faux rapports sur les
provisions de céréales faits en 1959, pour se faire bien
noter, par le responsable provincial du Parti. L’Etat a
prélevé ses quotas en fonction de ces rapports, à la
suite de quoi il ne restait plus rien à manger, ni
semences |
ni fourrage non plus ; c’est alors que la famine a commencé. Au
Shaanxi également les rapports ont été exagérés, mais pas autant
qu’au Gansu.
On n’a pas de statistiques globales, mais, pendant les cinq
années de 1958 à 1963, on estime que plus de 50 000 femmes du
Gansu ont fui au Shaanxi. D’autres sont parties au Ningxia, au
Xinjiang, et au Qinghai, mais dans des proportions bien
moindres. Fuir était la seule issue, la seule manière de
survivre.
Partir, cependant, n’était pas autorisé, il y avait des
contrôles stricts, la fuite était peut-être la seule option,
mais elle n’était pas facile pour autant, d’autant plus que les
transports n’étaient pas alors très développés et qu’il
s’agissait de faire environ cinq cents kilomètres.
Près de la moitié des familles ont en fait payé des
intermédiaires pour trouver des époux et emmener les
femmes avec leurs enfants. D’autres ont été emmenées par
leur famille même, souvent le père, et, dans ce cas, il
revenait avec des provisions après avoir laissé sa
fille, ce qui permettait de sauver le reste de la
famille. Une fois qu’une femme avait été mariée dans un
village, d’autres femmes de la famille étaient aussi
mariées localement.
Mais il y a eu aussi des filles de familles paysannes
qui habitaient le long de la voie ferrée |
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La mère de Yi Wa aujourd’hui |
qui se sont glissées dans des trains de marchandises pour fuir
au Shaanxi … A la descente du train, elles mendiaient à manger
de porte à porte avant d’être recueillies par des familles dont
elles finissaient par épouser un fils.
Et pourquoi les femmes ?
C’est le système traditionnel chinois, et la place réservée à la
femme dans la société, qui expliquent que seules des femmes
soient parties : elles pouvaient trouver une place comme
épouses. Il y avait des cas très différents. D’abord, il y avait
celles dont le mari était mort de faim ; en tant que veuves,
seules, elles n’avaient aucune chance de survivre. Puis il y
avait celles dont le mari était encore vivant, mais il ne
restait rien à manger ni au couple ni à la famille, alors, comme
dit Yi Wa en citant une vieille expression, «
mari et femme sont comme des oiseaux qui ont un nid en forêt, en
cas de danger, chacun s’envole de son côté » (“夫妻本是同林鸟,大难临头各自飞”). Mais,
souvent,
les filles pas encore mariées devaient se débrouiller pour
survivre, car, dans les familles, on cherchait surtout à sauver
les garçons.
Yi Wa et l’écrivain Yao Jianfu en
novembre 2013 à Boston |
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Les enfants partaient avec leur mère et étaient adoptés
dans la nouvelle famille au Shaanxi. Le plus terrible
était les orphelins dont les parents étaient tous les
deux morts de faim. Ils se glissaient dans les trains et
devenaient des vagabonds et des mendiants. Quand ils
finissaient par être adoptés par une famille et mariés,
ils changeaient de nom.
Yi Wa a même
découvert qu’il s’était créé un véritable marché pour
les femmes.
Elles se négociaient, littéralement, et partaient pour
un prix convenu, entre 50 et 100 yuans, mais cela
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pouvait être quelques dizaines de livres de céréales. En
général, le marché était conclu par le père ou le frère aîné,
voire le mari… ils allaient de porte en porte demander qui
voulait de la femme, et ils n’osaient pas trop demander, car les
gens du Shaanxi n’avaient pas non plus beaucoup à manger. Une
femme qui partait, c’était une famille qui était sauvée.
Or, si elles échappaient à la famine, le sort de ces femmes
n’était pas heureux pour autant. Yi Wa a expliqué que, avant de
commencer ses recherches, elle pensait – et c’est la tentation
générale - que fuir était mieux que mourir de faim ; au moins
les femmes retrouvaient une famille, pouvaient élever leurs
enfants, en avoir d’autres. Mais, quand elle a commencé à parler
avec ces femmes, elle a ouvert à nouveau leurs blessures, et
beaucoup se sont mises à pleurer sans pouvoir continuer à
parler.
Alors Yi Wa a compris qu’elle s’était trompée. Ces femmes
survivantes avaient eu une existence infiniment douloureuse :
elles avaient vu les membres de leur famille mourir de faim,
elles étaient parties sans un sou, sans rien, elles étaient
illettrées, elles arrivaient chez des inconnus, même leur
dialecte était incompréhensible des gens du Shaanxi… c’étaient
des souvenirs difficiles à supporter. … Certaines femmes ont
fait des mariages malheureux, ont eu des maris violents ; elles
avaient une famille des deux côtés, au Gansu et au Shaanxi, avec
des enfants des deux côtés… Par la suite, ces mariages ont été
déclarés « illégaux » et il y a eu une mobilisation pour
qu’elles rentrent chez elles, mais, pour elles, cela a été un
autre déchirement.
Le livre est remarquable parce qu’il va au fond des
choses, au plus profond des drames intimes; il dresse
des tableaux d’autant plus vivants qu’ils sont dépeints
d’après les originaux, et la galerie, au total, recrée
une image saisissante dans son immédiateté des
souffrances subies. C’est une réalité proche de celle
décrite dans les recueils de nouvelles de
Yang Xianhui (杨显惠)
sur le même sujet, qui ne sont de la fiction que dans le
traitement, dans la forme et non le fond. |
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Yi Wa dans un village, interrogeant un
survivant de la famine |
Mais, ce qu’il y a de plus remarquable, dans le cas de Yi Wa,
c’est l’intensité brute de l’émotion qui se dégage de ses
récits, d’autant plus forte qu’elle n’est pas distanciée par
l’écriture. Cette émotion, c’est la sienne.
Un choc, une découverte progressive qui est aussi la nôtre
Yi Wa parle au nom de toutes ces femmes, parce que sa mère en
fait partie, et qu’elle est leur descendante. Elle se sent une
part de responsabilité envers elles.
Elle a expliqué le choc de sa découverte dans un texte
introductif qui vaut tout le reste du livre. Il s’intitule : « A
la recherche de l’histoire de ma mère » (《寻找母亲的历史》)
.
Et ce texte est d’autant plus intéressant que l’histoire de la
famine y est liée à celle de la réforme agraire, au début des
années 1950 ; c’est un drame familial ininterrompu.
《寻找母亲的历史》
« A la recherche de l’histoire de ma mère »
Le livre est numérisé, on peut lire en ligne la table des
matières, l’introduction et un extrait du début :
https://books.google.fr/books?id=L4GDBQAAQBAJ&pg=PT21&lpg=PT21&dq=%E3%80%8A%
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Note sur les illustrations
Le livre est illustré de photos de Yi Wa, mais aussi de quinze
gravures de Hu Jie (胡杰).
Il a expliqué la genèse de son travail pour Yi Wa.
C’est en 2012 qu’elle lui a envoyé son recueil d’essais « Mon
Village » (《我的乡村》),
qui dépeint la vie sur le plateau de lœss avec beaucoup de
sensibilité et de vérité. Ensuite, quand elle a écrit l’histoire
de sa mère et des femmes de sa génération, elle a de nouveau
contacté Hu Jie.
Fin 2013, elle lui a envoyé une lettre lui annonçant qu’elle
préparait un livre sur la Grande Famine, en lui demandant s’il
ne lui ferait pas des illustrations. Il lui a répondu qu’il
voulait bien essayer. Après avoir tourné le documentaire sur Lin
Zhao, il avait déjà commencé des interviews sur la famine, et il
s’était vite rendu compte que les « trois années de
catastrophes naturelles » n’avaient en fait rien de naturel, et
que la catastrophe était de nature humaine. Son travail de
recherche personnel a débouché sur le documentaire « Spark » (《星火》).
Mais, en même temps, comme il n’y a pas de documents visuels sur
la période, il faisait des croquis qu’il a ensuite développés en
gravures sur bois. Les illustrations du livre de Yi Wa sont une
extension de ce travail de graveur. Les gravures ont été
réalisées sur la base de quinze textes très brefs envoyés par Yi
Wa lui donnant la thématique.
Exemple : l’"enterrement" de Fodai, dans le livre numérisé, p.
58.
Note complémentaire
Yi Wa est également l’auteur d’un reportage sur Jiabiangou (夹边沟),près
de Jiuquan (酒泉),
également dans le Gansu : « Jiabiangou - la mémoire interdite du
camp de la mort des droitiers » (夹边沟____不允许记念的右派死亡营).
http://www.chinainperspective.com/ArtShow.aspx?AID=26212
Ce reportage est la preuve contraire de ce qu’a dit Wang Bing, à
propos de son film sur le sujet, « Le Fossé » (《加边沟》)
:
« J’ai tourné une fiction parce que je ne pouvais pas faire de
documentaire. »
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