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Tongzhi 同志 : brève histoire du terme, d’une révolution à une autre

par Brigitte Duzan, 22 septembre 2021

  

Tóngzhì (同志), au sens de « camarade », signifie littéralement « ayant la même volonté, une même aspiration ». Terme très ancien, il a été utilisé par Sun Yat-sen, du temps de la Révolution de 1911, pour désigner ses disciples et fidèles, puis sous Mao pour s’adresser aux « camarades de route » du Parti, il a été adopté par la communauté homosexuelle chinoise pour désigner ses membres, et d’abord à Hong Kong à la fin des années 1980. C’est donc un terme à valeur socio-politique dont la connotation a évolué dans le temps.  

 

Le testament de Sun Yat-sen

 

Appropriation par Sun Yat-sen

 

La révolution n’ayant pas encore triomphé,
camarades, vous devez poursuivre la lutte.

 

Tóngzhì (同志) apparaît dans le « Livre des Han postérieurs » (Hou Hanshu《后汉书》), écrit en 445 [1], où il est dit que pour avoir des amis il faut partager des aspirations communes (所与交友,必也同志). À la fin du 19e siècle, le terme prend une nouvelle connotation chez Liang Qichao (梁启超) qui l’utilise pour désigner les amis ayant les mêmes idées réformistes que lui dans un ouvrage de 1899… date à laquelle il rencontre Sun Yat-sen au Canada.

 

Sun Yat-sen a ensuite repris le terme pour appeler ses compatriotes à s’engager à ses

côtés pour faire triompher la révolution. Il les exhorte à poursuivre leur combat dans deux lettres célèbres de 1918, l’une adressée aux « camarades » à l’étranger (Gao haiwai tongzhi shu 《告海外同志书》), l’autre aux « camarades » du Sud-Est asiatique (Zhi nanyang tongzhi shu 《至南洋同志书》) [2]. Il réitère encore l’exhortation dans son testament, en 1925 : 

 

革命尚未成功,同志仍需努力。

La révolution n’ayant pas encore triomphé,

camarades, vous devez poursuivre la lutte.

 

Utilisation en Chine populaire

 

Le terme est adopté, comme en héritage, à la fondation du Parti communiste chinois, en juillet 1921 : le membre loyal du Parti est reconnu comme camarade. Le Parti communiste adopte le terme comme étant neutre, ne dénotant ni genre ni classe ni grade, pour s’adresser à tous les « camarades » partageant la même vision de l’avenir collectif. Tongzhi a alors pour vocation de remplacer dans la société les termes « féodaux » de monsieur (xiansheng 先生), madame (taitai 太太) et mademoiselle (xiaojie 小姐), ce dernier tout particulièrement en raison de ses connotations péjoratives.

 

Lors de la fondation de la République populaire, par déférence envers les grands leaders, Mao en tête, des termes faisant référence à la position de chacun sont apparus, sur le modèle de « président Mao » (Mao zhuxi 毛主席). Mais Mao lui-même en est revenu à préconiser le terme de tongzhi pour tout le monde dans une lettre du 3 août 1959 à Liu Shaoqi, Zhou Enlai, Peng Zhen et autres. Son utilisation par tous les membres du Parti a été de nouveau officialisée par le Comité central en 1965, au moment où les titres hiérarchiques ont été abandonnés car représentant une « pratique décadente » de l’ancienne société.

 

Dans la Chine de la réforme, après 1978, le terme de tongzhi a été repris dans la rhétorique du Parti, comme témoignant encore de ses racines révolutionnaires, mais très souvent avec une distanciation entre supérieur et subordonné (le second s’adressant au premier, respectueusement, avec son titre et celui-ci lui répondant en s’adressant à lui comme tongzhi). L’usage du terme a été régulièrement rappelé lors des grandes réunions du Parti, et a même été utilisé dans la Constitution adoptée par l’Assemblée nationale populaire en 1982, à la suite de celles de 1954 et 1978, pour désigner le leadership : ce sont les « camarades dans le Parti ».

 

Le terme désigne encore dans les années 2010 les affiliés au Parti dans les publications officielles. En novembre 2014, le Parti a nettoyé ses règles de fonctionnement en abolissant celles jugées obsolètes, mais l’utilisation du terme tongzhi entre membres a été conservée. En octobre 2015 encore, le Comité central a émis une directive pour inciter les membres du Parti à continuer à s’appeler « camarade », tongzhi, au lieu d’avoir recours à des formes d’adresse moins égalitaires [3].

 

Réappropriation par la communauté LGBT

 

-          à Hong Kong d’abord

 

Le terme a été adopté par les membres de la communauté LGBT de Hong Kong comme marqueur de leur propre identité collective, et ce formellement à l’occasion du premier Lesbian and Gay (Tongzhi) Festival de Hong Kong (香港同志影展) fondé par Edward Lam en 1989, le choix du terme de tongzhi étant attribué au journaliste Michel Lam (林邁克).

 

C’était dans le contexte du déclin de l’autorité coloniale, à un moment où se posait plus que

 

Le festival de cinéma tongzhi de Hong Kong

jamais la question du conflit entre identité individuelle et identité collective, dans le domaine tant politique que culturel. Si le terme a été adopté à Hong Kong lors de ce premier festival, c’était comme marqueur d’une identité tongzhi qui a pris peu à peu forme et consistance au moment charnière entre d’une part l’incident dit McLennan de 1980 ayant mené à la dépénalisation de l’homosexualité dans la colonie britannique en 1991 [4] et d’autre part la Rétrocession du territoire à la Chine en 1997.

 

Le film « Suk Suk » (《叔·) témoigne de l’émergence progressive de cette identité tongzhi longtemps dissimulée sous des mariages de façade et privée d’espaces publics spécifiques. En même temps, cette identité se démarquait des mouvements LGBT occidentaux en affirmant une identité plus proche des valeurs traditionnelles chinoises, incluant valeurs familiales et idéal d’harmonie sociale.

 

Alors que les termes de queer ou gay avaient une connotation plutôt négative quand ils sont apparus aux Etats-Unis, cela n’a pas été le cas de tongzhi en Chine. Il a remplacé en fait le terme, lui, franchement négatif de tongxinglian (同性恋) qui était initialement le terme officiel désignant l’homosexualité en Chine ; ainsi, lorsque le ministère de la Santé chinois a diligenté en 2004 une étude sur les homosexuels atteints par le SIDA, la publication des résultats de l’enquête a donné lieu à une discussion sur CCTV (la télévision centrale) intitulée : « Faire face à l’homosexualité plutôt que l’ignorer » (Tongxinglian : Huibi buru zhengshi 同性恋: 回避不如正). L’homosexualité en termes de tongxinglian était associée à la menace du SIDA. Le terme même traduisait l’extrême sensibilité du sujet.

 

-          extension et évolution

 

De Hong Kong, tongzhi s’est étendu à la Chine continentale à partir de son adoption à Hong Kong et surtout après un colloque organisé à Hong Kong en décembre 1996, et accompagné d’un manifeste dont le titre même utilisait ce qui allait devenir le terme de ralliement pour les homosexuels chinois : Chinese Tongzhi Conference. Manifesto.

 

À Taiwan, le terme de tongzhi a été repris par le magazine G&L (gay et lesbien) comme marqueur communautaire. Il est même amusant de voir les lecteurs/lectrices du magazine reprendre les termes mêmes du testament de Sun Yat-sen pour inciter les tongzhimen [5] à poursuivre la lutte :

          看了G&L, 多想赞美一声:革命尚未成功,同志仍需努力!" [6]

Après avoir lu le magazine G&L, j’ai très envie de proclamer : « La révolution n’ayant  pas encore triomphé, camarades [nous] devons poursuivre la lutte. »

 

Les connotations toujours affectives du terme pour beaucoup de vieux communistes ont entraîné de vives critiques contre son utilisation par les homosexuels, comme une sorte de désacralisation de ce qu’il représente historiquement en termes d’idéaux politiques. Mais il est maintenant bien ancré dans les mœurs.

 

Cependant, si tongzhi était fait, justement, pour s’adresser à tout le monde, hommes et femmes, il se réfère plus spécifiquement aux homosexuels masculins. On a même tenté un moment de féminiser le terme en nü tongzhi (女同志), les « camarades » féminines ; puis est apparu le terme lala (拉拉), façonné à partir du nom désignant le personnage principal du roman de 1994 de Qiu Miaojin (邱妙津) « Notes du crocodile » (《鳄鱼手记》) : Lazi (拉子). Mais finalement c’est le terme de ku’er (酷儿), transcription de queer, qui a été adopté par les activistes LGBTQ et dans les cercles académiques.

 

Mais tongzhi continue d’être la référence générale pour tous ceux qui ne tombent pas dans le cadre strict de l’hétéronormativité, ou qui s’y opposent : un terme non plus d’adresse, mais d’appartenance. Le terme recouvre aujourd’hui, de manière très large, un vaste champ socio-politique intégrant les questions sexuelles. Cependant, son utilisation reflète aussi la prédominance du mouvement gay, masculin, au sein de la communauté chinoise  LGBTQ.

 

 


[1] C’est l’une des premières Histoires dynastiques.

[2] Citées par Chen Yuzhi dans son mémoire sur l’utilisation du terme en Chine : « Tongzhi in China : a Social Marker or Not ? » (p. 10), à lire en ligne :

https://wpel.gse.upenn.edu/sites/default/files/Chen-27(2).pdf

[3] Voir l’article du Study Times du 19 octobre 2015 : 党内互称同志是党的优良传统

(l’appellation de tongzhi entre membres est une belle tradition du Parti).

https://web.archive.org/web/20161124090948/http://dzb.studytimes.cn/shtml/xxsb/20151019/

15606.shtml

[4] Dépénalisation intervenue à la suite d’un processus de dix ans à partir de l’incident McLennan intervenu en 1980, impliquant un policier britannique qui s’était suicidé par la suite et avait entraîné une commission d’enquête pour déterminer s’il n’avait pas été tué pour couvrir la police britannique.

En Chine continentale, l’homosexualité a été dépénalisée quelques années plus tard, en 1997, puis rayée de la liste des maladies mentales en 2001. Alors que l’homosexualité bénéficiait d’une grande tolérance dans les traditions socio-culturelles chinoises, elle avait été, dans les années 1980, démonisée comme perversion, prétendument sous l’influence de l’Occident, et punie comme telle sous le label de « hooliganisme ». Cependant, les premières études sur les gays au ministère de la Santé ont été motivées, à partir de 2004, par l’épidémie de SIDA, donc dans un contexte encore très négatif.

[5] Pluriel de tongzhi.

[6] Noté par Chen Yuzhi dans le mémoire cité ci-dessus (note 1), p. 15.


 

     

 

 

 

 

 

 

     

 

 

 

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