I. Origines : des
Royaumes combattants à la dynastie des Tang
I.3b
La danse de l’épée sous les Tang : la figure légendaire de
Gongsun
Daniang
par Brigitte Duzan, 06 janvier
2014
Tout
l’imaginaire qui s’est développé autour des personnages
devenus légendaires des nüxia
Nie Yinniang et Hongxianest à rapprocher de celui généré à peu près à la
même époque par la danseuse devenue tout aussi
légendaire Gongsun Daniang (公孙大娘),
l’iconographie qui lui est attachée étant très proche de
celle propre aux deux nüxia.
La danse
des épées
La musique à
la cour et dans la société des Tang a perpétué les
traditions attribuées aux premiers empereurs et
développées sous les Han. Dès le début du règne de Li
Shimin, ou Tang Taizong (唐太宗),
les spectacles de danses martiales prennent une ampleur
particulière, car ils ont pour mission de maintenir un
état de guerre permanent dans les esprits.
Cependant,
comme l’empereur veut se donner l’image d’un empereur
régnant par la vertu, la musique « civile » prend
bientôt un essor favorisé par la cour. La période des
Tang
Gongsun Daniang
voit fleurir tout
particulièrement la « musique des femmes » ou jiyue (姬乐),
genre longtemps considéré comme inférieur à côté de la musique
dite « élégante » ou yayue (雅乐).
Cette musique de
femmes, et les danses qui lui sont associées, ont exercé une
influence importante sur les lettres et les arts, inspirant un
nombre considérable de poèmes, contes, peintures et sculptures.
C’est tout particulièrement le cas de la « danse des épées »,
née sous les Han - danse martiale, mais danse de femmes.
Gongsun Daniang
Gongsun
Daniang est restée la figure légendaire associée à cette
danse sous les Tang. Et si elle est devenue aussi
célèbre, c’est grâce au poème qu’a écrit le poète Du Fu
en hommage à son art, qui l’avait profondément marqué.
Dans la préface à son poème, il explique les
circonstances dans lesquelles il l’a écrit :
Le 19
octobre de l’année 767, j’ai rendu visite au gouverneur
Chi Yuan en sa demeure de Kuizhou [aujourd’hui Fengxian
au Sichuan] où j’ai vu la danseuse Li Shi’erniang de la
ville de Lingying interpréter une « danse des épées » ;
impressionné
Illustration du poème de Du Fu
par son talent et
son adresse, je lui ai demandé qui était son maître. Elle m’a
répondu : « Gongsun Daniang. »
Je me suis
alors souvenu avoir vu Gongsun Daniang danser la « danse
des épées » et la danse « huntuo ». C’était en 717,
j’étais encore enfant. Elle se mouvait avec une
grâce suprême et vibrait au rythme de la musique en y
mettant toute sa passion. Elle était alors la meilleure
danseuse, personne ne pouvait l’égaler, ni au Jardin des
Poiriers [l’institution théâtrale et musicale de
l’empereur] ni dans les maisons de courtisanes. Elle
était belle comme du jade et vêtue de manière exquise.
Maintenant, j’ai les cheveux blancs et son élève même
n’est plus dans la fleur de l’âge. Elle a dû mourir il y
a longtemps. …
Gongsun Daniang, représentée
à la manière des apsaras de Dunhuang
C’est la tristesse
ressentie en voyant cette élève de la grande danseuse, cinquante
ans plus tard, qui lui a inspiré le poème qui l’a immortalisée :
昔有佳人公孙氏 一舞剑器动四方。
Il y avait
jadis une beauté du nom de Gongsun
dont
la danse de l’épée faisait sensation partout. 观者如山色沮丧 天地为之久低昂。Les
spectateurs en oubliaient leurs peines,
Le ciel et la terre en étaient exaltés. 霍如羿射九日落 矫如群帝骖龙翔。
Rapide comme Houyi abattant les neuf astres
superbe comme un attelage divin mené par des dragons, 来如雷霆收震怒 罢如江海凝清光。
elle frappait soudain comme l’éclair un jour d’orage,
pour se calmer ensuite comme la
mer par beau temps. 绛唇珠袖两寂寞 晚有弟子传芬芳。
Ses lèvres écarlates se sont figées, comme ses manches,
laissant ses disciples
transmettre ce glorieux héritage. 临颍美人在白帝 妙舞此曲神扬扬。
J’ai vu à Baidi 4 une belle venue de Lingying 1
dans
cette même danse, tout aussi merveilleuse. 与余问答既有以 感时抚事增惋伤。
Sans même avoir à demander de qui elle la tenait,
j’ai senti ravivés les regrets
du passé. 先帝侍女八千人 公孙剑器初第一。
Des huit mille femmes à la cour de Xuanzong,
Gongsun était la meilleure dans
la danse du sabre. 五十年间似反掌 风尘澒洞昏王室。
Cinquante ans ont passé comme on tourne une page,
les errances du temps ont terni
la gloire de l’empire. 梨园弟子散如烟 女乐馀姿映寒日。 Acteurs
et musiciens du Jardin des Pêchers 2 se sont évaporés,
reste une danseuse dont l’arme refléchit le soleil hivernal. 金粟堆南木已拱 瞿唐石城草萧瑟。
Les chlorantes du mausolée du sud 3 sont devenus énormes,
mais l’herbe de Qutang à Kuizhou
4 a perdu sa vigueur. 玳筵急管曲复终 乐极哀来月东出。 C’en
est fini des banquets et des fêtes,
la musique est lugubre, la lune
se lève à l’est. 老夫不知其所往 足茧荒山转愁疾。 Arpentant
cals aux pieds la montagne désolée,
Le
vieil homme attristé ne sait où le mènent ses pas.
La postérité
Un exemple de calligraphie cursive de
Zhang Xu
Du Fu a
expliqué que l’un des plus grands calligraphes de son
époque, Zhang Xu (张旭),
s’était inspiré des mouvements de la danse des épées de
Gongsun Daniang pour améliorer sa calligraphie cursive,
lui donner plus de flamme, plus de rythme. C’est dire
l’élégance et la force de sa danse.
Depuis lors,
l’ombre de Gongsun Daniang
plane sur les
illustrations des figures de nüxia et nourrit
toute une iconographie qui emprunte aussi aux apsaras
des fresques des grottes de Dunhuang, y compris, bien
sûr,
dans les adaptations à
l’opéra dont la gestuelle est directement inspirée des
mouvements de la danse.
Danse des épées
interprétée par Mei Lanfang
(extrait de l’opéra
Bawang bieji《霸王别姬》)
Enfin, on retrouve
Gongsun Daniang dans les romans des grands auteurs de wuxia
du vingtième siècle, Gu Long (古龙)
et
Liang Yusheng (梁羽生),
où elle apparaît comme maître d’armes de divers personnages.