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Tianjin au tournant
du 20e siècle :
laboratoire de la «
modernité » urbaine, selon Pierre Singaravélou
par
Brigitte Duzan, 18 août 2017
« Tianjin Cosmopolis » est une histoire de la ville
de Tianjin au lendemain de la guerre des Boxeurs
qui, pendant l’été 1900, a détruit une partie de la
ville et transformé les concessions étrangères en
camps retranchés, la victoire inattendue des forces
alliées entraînant le massacre de nombreux civils
chinois. Or, aussitôt après leur victoire, et avec
la volonté déclarée de moderniser la ville, les
puissances alliées présentes dans les concessions -
la Grande-Bretagne, la France, l’Allemagne, les
États-Unis, la Russie, le Japon, l’Italie et
l’Autriche-Hongrie - fondent le premier gouvernement
international de l’époque contemporaine : Tianjin
devient un laboratoire de gestion urbaine, et un
microcosme mondial.
C’est cette expérience que Pierre Singaravélou,
professeur d’histoire contemporaine à l’université
Paris 1 Panthéon-Sorbonne et membre de l’Institut
universitaire de France, décrit et analyse dans cet
ouvrage où il revient avec bonheur sur cet épisode
méconnu de l’histoire chinoise. |
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Tianjin Cosmopolis |
Un éphémère laboratoire de modernisation
Dans l’introduction, l’auteur dresse d’abord un tableau
de la ville en 1900 : une ville qui attire les convoitises par
sa situation stratégique près du golfe de Bohai, sur la
principale voie d’accès à la capitale, le Grand Canal. D’abord
ville garnison, depuis le 15e siècle, elle devient,
après la seconde guerre de l’opium (1856-1860), le deuxième
pôle économique du pays après Shanghai, mais aussi le
deuxième
centre politique et intellectuel après Pékin :
elle attire donc les étrangers pour lesquels le gouvernement
chinois a créé le système des concessions, afin de les
garder à distance, mais sans pouvoir éviter qu’elles deviennent
espaces de dialogue et d’interaction.
Si la première concession étrangère est créée par les Anglais à
Shanghai à la suite de la 1ère guerre de l’opium,
après 1842, le développement des concessions de Tianjin suit les
défaites chinoises de la 2ème guerre de l’opium :
elles sont autorisées par la Convention de Pékin du 18 octobre
1860. La première est britannique, la seconde française, il
finira par y en avoir huit au total. Elles sont gouvernées par
des conseils municipaux élus qui conçoivent un plan de
développement urbain dès 1861.
Tianjin est en pleine expansion, si bien que le gouvernement
chinois finit par y transférer la capitale de la province du
Zhili (ou Hebei). Le Vice-Roi du Zhili (Zhili
zongdu
直隶总督)
est alors le premier des gouverneurs généraux, et l’homme d’Etat
le plus puissant de l’empire entre 1868 et 1912. Dès 1870,
Tianjin fait ainsi figure de
capitale diplomatique
où est de facto délocalisé le Zongli
yamen
(总理衙门)
qui centralise l’administration des affaires étrangères et dont
le responsable, véritable ministre des Affaires étrangères, est
le Vice-Roi du Zhili
Li Hongzhang
(李鸿章).
Fragment de carte chinoise traduite
et adaptée par Raoul-Charles Villetard De Laguérie,
L’Illustration, juillet-décembre 1900 (p. 172) –
avec la vieille ville chinoise enfermée dans son
carré de murailles, et la muraille extérieure |
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C’est sous son égide que Tianjin devient, dans les
années 1870-1900, une véritable vitrine et un
laboratoire de la modernité chinoise : il y
introduit le premier service postal, y lance un
premier grand projet en Chine de construction de
télégraphe et favorise le développement de la
presse, de l’enseignement supérieur, et en
particulier de la médecine. Tianjin devient alors
aussi une ville pionnière des chemins de fer (pour
le transport du charbon), tandis que la modernité se
traduit également par l’introduction en 1896 du
basket-ball né dans le Massachusetts quatre ans plus
tôt.
Mais la ville est encore peu connue des étrangers
qui sont très peu à s’y installer. C’est la guerre
des Boxeurs qui change tout. En 1900, pour
administrer et moderniser la ville, est |
fondé un gouvernement militaire international qui
apparaît comme « une forme éphémère de mondialisation
politique » et sous lequel se multiplient les concessions,
passées de quatre sur la rive droite du fleuve Hai He (海河)
à huit des deux côtés, dans un mouvement d’appropriation
territoriale qui mêle coopération et compétition entre les
puissances étrangères.
C’est ce gouvernement provisoire qu’étudie
Pierre Singaravélou dans ce livre, comme une expérience
internationale inédite qui transforme la ville chinoise en
« véritable laboratoire de l’aménagement du territoire et de la
modernité administrative, policière et sanitaire », et ce dans
un temps très court, 1900-1902 et en opérant par
« coproduction » de la modernité plutôt que par
occidentalisation.
Analyse en huit chapitres
Après un premier chapitre décrivant les horreurs et destructions
de la guerre des Boxeurs (Siège, bataille et sac), le
chapitre II – L’invention d’un gouvernement international –
explique comment la rivalité entre les puissances étrangères à
Tianjin « empêche la constitution d’un commandement unique des
forces coalisées. »
Fondé le 16 juillet 1900, ce gouvernement crée tout de suite des
services pour administrer la ville, les chefs de service
travaillant en étroite collaboration avec le grand magnat de la
ville et principal conseiller étranger de Li Hongzhang, Gustav
Detring, et son gendre l’ingénieur militaire Constantin von
Hanneken.
En même temps, le gouvernement reprend et réinvente le système
impérial des pétitions, en s’attachant à protéger les droits de
la population chinoise. Le gouvernement international est à bien
des égards très chinois ; il s’appuie sur les élites locales, en
associant civils et militaires comme dans le yamen
du vice-roi et en s’inscrivant formellement dans le cadre de
l’administration du vice-roi du Zhili.
Le chapitre III – Faire naître l’ordre dans le chaos –
dépeint les « modes vernaculaires de régulation sociale » et
comment un nouvel ordre public est inventé. Il s’agit en effet
d’abord de rétablir l’ordre après la guerre, en luttant contre
les bandits, les bandes organisées et les « étrangers
dangereux », soldats déserteurs ou aventuriers, y compris les
faux-monnayeurs. Tianjin est célèbre pour ses bandes organisées
de voleurs
.
Il y a une police internationale et une police indigène, aidées
par un réseau d’informateurs et d’agents secrets chinois. Mais
elles doivent aussi bien lutter contre la mendicité en
« disciplinant les indigents ».
C’est avec le chapitre IV qu’est abordé le problème de
l’aménagement du territoire, qui est l’une des réalisations
majeures du gouvernement provisoire international. La ville
devient un immense chantier, et les appropriations du territoire
pour agrandir les concessions provoquent, dans la population
autochtone, un mouvement en retour de contestation et
résistance.
Le gouvernement fait d’abord procéder à une
cartographie de la ville – mais c’est un travail
forcément toujours incomplet en regard des
changements rapides dont la ville est le théâtre.
Mais la carte est non seulement outil d’aménagement
du territoire, elle est aussi « instrument de
promotion économique et de communication
politique. » L’ouvrage donne deux des principales
cartes connues, en les commentant et en illustrant
des détails des bâtiments ou des voies de chemin de
fer. On a ainsi une vue panoramique de la ville dans
son évolution historique à l’époque. |
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Les anciennes murailles |
Le chapitre se poursuit en analysant le processus
d’expropriations, de dédommagement et d’inscription des
propriétés. Le gouvernement tente de ne léser personne et de
provoquer le moins de mécontentement possible dans la
population. La résistance vient plutôt des destructions
réalisées pour la modernisation de la ville, la démolition des
fortifications en particulier, très mal vue, mais aussi des
forts chinois de la région de Tianjin et Dagu, opérations
financées en vendant les matériaux et en mobilisant les
prisonniers.
L’autre aménagement concerne le cours du fleuve Hai He, pour
éviter les inondations et réguler le débit tout en construisant
des ponts pour supprimer les ponts de bateaux qui bloquent le
trafic. En même temps, la voirie, l’éclairage sont modernisés ;
le tramway est le dernier grand projet, avec le télégraphe qui
provoque une véritable guérilla.
Le chapitre V concerne un autre aspect de l’aménagement
urbain : la protection environnementale et la santé publique,
qui passe par l’assainissement de la ville, le nettoyage des
rues (par les prisonniers et les indigents), la gestion de l’eau
potable et des eaux usées, la construction de cimetières publics
après démolition des nécropoles chinoises, l’organisation d’un
service de santé pour prévenir les maladies (en particulier la
peste et le choléra) autant que les guérir.
Le chapitre VI est consacré au nerf de la guerre -le
sel – endressant un tableau très vivant des intérêts en
cause, qui recouvrent une réalité sociale bien spécifique.
Le sel est la principale richesse et ressource fiscale de la
ville. C’est lui qui conditionne le financement des concessions
et leur reconstruction après la guerre. Alors le gouvernement
provisoire, chacune des puissances étrangères et les marchands
chinois sont en concurrence directe pour le contrôler, mais ce
sont les marchands qui l’emportent.
En effet, ils sont traditionnellement l’élite sociale de Tianjin
aux côtés des hauts fonctionnaires de l’administration
impériale, et les grands mécènes de la ville, ils financent même
la milice et la lutte contre les incendies – par le biais des
brigands de la ville qui sont seuls capables de faire régner
l’ordre dans les rues. Contrairement à la situation habituelle,
Tianjin est une puissance économique où le pouvoir des marchands
parvient à contrebalancer le pouvoir impérial et forment un
embryon de « société civile ».
Le gouvernement provisoire cesse de revendiquer la propriété du
sel, maistente alors de restaurer le prélèvement des taxes sur
le sel, ce qui pose aussitôt d’autres problèmes, les marchands
se mobilisant pour faire diminuer les prélèvements. Finalement,
à partir de 1902, et jusqu’à la restitution de la ville à
l’administration chinoise, c’est le nouveau vice-roi du Zhili
Yuan Shikai qui réussit à récupérer le contrôle de l’impôt. Il
en profite pour réformer l’administration du sel en s’appuyant
sur les marchands pour asseoir son autorité.
Le chapitre VII aborde ensuite un autre combat, que
l’auteur appelle scramble urbain, et qui n’est
autre que le partage de la ville, avec les batailles de rues que
cela suscite.
Tianjin dans les années 1910
(Photo Hulton Archive. Lebrecht.
Getty Images) |
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Les grandes puissances se précipitent dès les
lendemains de la victoire du 14 juillet 1900 pour
agrandir leur concession, voire en créer de
nouvelles, en profitant de l’effondrement des
autorités chinoises. Chaque puissance a sa propre
stratégie d’appropriation, que dépeint à merveille
Pierre Singaravélou. Après les chapitres consacrés à
la peinture des innovations administratives, voilà
sans doute le chapitre le plus vivant, comme une
description de jeu de go. Il part de la rive gauche
où se développent les |
concessions russe, belge, austro-hongroise et italienne,
pour poursuivre sur la rive droite où se trouvent installées
les principales puissances (France, Grande-Bretagne,
Allemagne et Japon) qui tentent d’étendre leur territoire
vers l’ouest.
Tout cela se traduit par des guerres intestines, avec des
bagarres dont les principales opposent les Français et les
Britanniques, et ces derniers aux Russes, en particulier pour le
contrôle de la gare et des voies de chemin de fer. Pierre
Singaravélou nous peint un tableau coloré des rixes récurrentes
dans les rues de la ville, qui ont aussi une dimension ethnique,
comme en témoignent les violences perpétrées par les soldats
indiens de la Grande-Bretange contre la population chinoise. En
fait, les rues de Tianjin sont à l’image des rivalités et des
jeux d’alliances entre les puissances. Mais les conflits sont
contrôlés par les officiers et les autorités.
Le chapitre VIII, enfin, examine la rétrocession de la
ville et fait le bilan de l’action du gouvernement provisoire,
en posant la question : un gouvernement pour la postérité ?
Les puissances étrangères tentent des manœuvres dilatoires pour
reculer la date de la rétrocession afin de terminer au mieux
leurs travaux, mais, le 18 juillet 1902, le gouvernement chinois
accepte les conditions des Alliés pour leur remettre la ville,
et la date en est fixée au mois suivant. C’est le 15 août que
Yuan Shikai reçoit officiellement les pouvoirs sur la ville et
sa juridiction. L’une des conditions était l’interdiction de
stationnement de soldats chinois dans la ville ; Yuan Shikai
parvient à la tourner habilement en déclarant que les troupes
sont des policiers, non des soldats. Mais l’ensemble de la
passation de pouvoirs se passe sans anicroche.
Il ne lui reste plus qu’à poursuivre l’action menée par le
gouvernement provisoire, voire à l’accélérer dans certains
domaines (celui de la sécurité par exemple). En ce sens, le
gouvernement provisoire a vraiment fait de la ville un
laboratoire de modernité, au-delà de ce qu’avait fait Li
Hongzhang, qui s’était élevé contre la destruction des remparts.
Avec Yuan Shikai, Tianjin devient même lieu d’expérimentation
politique. En 1907, il organisera les premières élections
locales en Chine, pour élire les membres du Conseil municipal.
Pour cela, il se sera entouré de conseillers et experts
étrangers recrutés directement parmi les anciens cadres du
gouvernement provisoire. Il y a donc continuité, mais c’est le
Japon qui fournit vite l’essentiel des experts étrangers de la
ville… Tianjin n’en finit pas de renvoyer l’image d’un
microcosme produit et acteur de la mondialisation, dans un
processus de décentralisation politique et militaire donnant
plus d’importance aux élites urbaines locales, donc ouvrant une
voie de modernisation possible : c’est le sujet de la
conclusion de l’ouvrage.
Le livre est ainsi un fascinant tour d’horizon, à une époque
charnière de l’histoire de la ville. Il est complété par une
abondante bibliographie, et illustré de cartes et photos
d’archives.
Tianjin Cosmopolis: une autre histoire de la mondialisation, de
Pierre Singaravélou, Seuil 2015.
C’est le sujet d’une des meilleures nouvelles de
Lin Xi (林希) :
« Le maître des voleurs » (《高买》).
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