Nouvelles de a à z

 

« Il ne faut jamais manquer de répéter à tout le monde les belles choses qu’on a lues »

Sei Shōnagon (Notes de chevet)

 
 
 
     

 

 

Ma Jinyu 马金瑜

En quête de cadavres à embaumer 《寻找殓尸人》

Traduction Brigitte Duzan, 11 mai 2019

 

L’histoire se passe au Shanxi, en 2005. Ma Jinyu (马金瑜), qui était alors journaliste, l’a écrite après un reportage dans la région. Après une introduction vient la seule description développée sur un mode traditionnel de tout le texte, pour dépeindre l’atmosphère d’une fête au village et esquisser en contraste le caractère de son personnage principal.

 

Le reste du récit est l’histoire de trois spécialistes du nettoyage des cadavres, tâche bien plus complexe que d’ordinaire s’agissant de mineurs morts dans des accidents de mine. Mais l’un d’entre eux est également médecin, une sorte de médecin aux pieds nus qui nous vaut un superbe tableau de la vie en région minière, vue sous un autre angle.

 

Ma Jinyu nous offre ici un contrepoint hyperréaliste, mais non dénué de poésie malgré tout, à toutes les histoires de mines et de mineurs de la littérature comme du cinéma chinois, à commencer par le film « Blind Shaft » (《盲井》) de Li Yang (李杨), adapté de la célèbre nouvelle de Liu Qingbang (刘庆邦) : « Le Puits » (《神木》). Mais, derrière les personnages des embaumeurs, et en particulier celui de l’Immortelle Xia, on retrouve aussi en filigrane celui de Li Suzhen (李素贞), l’employée du funérarium du roman de Chi Zijian (迟子建), « A la cime des montagnes » (《群山之巅》) [1]

 

(le texte est traduit intégralement à l’exception de trois passages, entre crochets, qui sont résumés)

__________

 

山西多煤矿,也多矿难。特殊的环境催生出一个特殊的行业:为遇难矿工收殓尸体的人,也就是给死人穿衣服的那些死去的矿工,在殓尸人的清洗和缝合之后,长眠于黑暗的地下。这些离死亡最近的人,都充满了关于生的温情。

Il y a au Shanxi de nombreuses mines de charbon, mais également de nombreuses catastrophes minières. Cet environnement très particulier a donné naissance à un type d’activité très particulier : la recherche des corps des mineurs accidentés pour « les vêtir ». Tous ces mineurs morts, une fois nettoyés et recousus par l’embaumeur, s’en vont dormir sous terre du sommeil éternel. Ces professionnels si proches de la mort ont pour la vie une grande tendresse.

 

老梁,1960年代生人,现年45岁,河北邯郸农民。27岁到陕西煤矿干活,30岁开始在乡村诊所帮忙,2000年左右开始做殓尸工作。  

Né en 1960, le vieux Liang avait 45 ans quand je l’ai rencontré ; c’était un paysan originaire du district de Handan dans le Hebei. A l’âge de 27 ans, il était venu gagner sa vie comme mineur dans le Shanxi puis, à trente ans, avait été embauché dans une petite clinique à la campagne. C’est une dizaine d’années plus tard, en 2000 environ, qu’il avait débuté dans le métier d’embaumeur.

 

[…]羊汤、牛肉丸子、油糕、刀削面的小摊子全扎在戏台附近,雾气环绕,油糕在锅里吱吱响,羊汤咕嘟咕嘟滚,开戏的锣鼓绕着村子敲得人心痒,《赵氏孤儿》悲亢的唱腔吼得震天响。老梁却只闷在家里。

[pour la principale fête du village, le 11 octobre] il y avait, massés autour de l’estrade où l’on jouait des pièces d’opéra,  des étals où l’on vendait de la soupe de mouton, des boulettes de viande de bœuf, des beignets et des pâtes coupées au couteau ; dans des volutes de vapeur, les beignets crépitaient dans les poêles, la soupe de mouton bouillonnait dans les marmites ; les gongs annonçant l’opéra provoquaient des pincements au cœur et les chants tragiques de « L’orphelin des Zhao » ébranlaient le ciel [2]. Le vieux Liang, lui, restait claquemuré chez lui.

 

好几年了,老梁还是不愿凑热闹去看村里的大戏,虽然他家离戏台只有十几米远。偶尔走过戏台前面的路,有村里人回头看看他,跟他打声招呼。他说自己不愿去,但是从他的神情,我猜测他是想到了自己的职业,怕他的出现会冲淡村里的喜气。

Depuis des années, bien qu’habitant à une dizaine de mètres de l’estrade, il préférait ne pas se mêler à la liesse des spectateurs de l’opéra, au village. Parfois, passant par la rue devant la scène et l’apercevant en tournant la tête, un villageois l’appelait à grands cris. Il répondait qu’il n’avait pas envie d’y aller, mais je pense plutôt, à en juger par son expression, qu’il craignait en fait que quelqu’un comme lui, pratiquant un tel métier, aurait refroidi l’ambiance de fête du village.

 

我在矿区一个贴满淋病、梅毒、包治阳痿的广告下面,发现了老梁的广告——“尸体防腐,后面是老梁的电话号码。

Un jour, dans cette région minière, j’ai remarqué la carte publicitaire du vieux Liang affiché sous des publicités pour des médicaments contre la gonorrhée, la syphilis et l’impuissance : « Soins des cadavres contre la décomposition », avec au dos le numéro de téléphone du vieux Liang.

 

消失了的夏老仙

Une disparue : l’Immortelle Xia 

 

我原本是为了寻找夏老仙而来的,她是晋城一带很有名气的给死人穿衣的女人。电话里,我向老梁打听他的这位同行,“我好像见过她,你过来吧。老梁说,方圆上百里的给死人穿衣服的,他只见过那一个女人。

En réalité, j’étais venue là à la recherche de « l’Immortelle Xia ». Dans toute la région autour de Jincheng [3], elle était célèbre pour être la seule femme à pratiquer le métier de « vêtir les morts ».

Quand j’ai téléphoné au vieux Liang et lui ai demandé s’il la connaissait, il m’a répondu : « Il me semble l’avoir rencontrée, vous devriez passer me voir. » Il ajouta qu’à des lieues à la ronde elle était la seule femme qu’il ait jamais vue « vêtir les morts ».

 

《瞭望东方周刊》的记者卢波3年前采访过夏老仙,他告诉我,矿难发生时,夏老仙穿着像巫婆神汉那样奇怪的衣服,旁人也叫她观音娘娘16年前丈夫死于矿难后,她就专门给死去的矿工洗澡化妆。 

夏老仙给卢波讲了很多故事,比如说,矿工洗澡都喜欢泡很烫的水池子,因为皮肤泡不开,就洗不净身上的煤灰,怎么区别新矿工和老矿工,就看他敢不敢下烫池子。

[但遇难的矿工怎么洗都洗不干净,因为血液已经不循环了,所以皮肤泡不开,尤其眼睑部分,往往都是黑的,像打过眼影。老梁说,他们通常用洗衣粉,把毛巾沾点水擦洗,但就算用很多洗衣粉,脸上、手上,尤其是受过伤的地方,皮肤裂口处,小的煤渣滓和煤灰,“一辈子也洗不掉”。]

Trois ans auparavant, un reporter de l’hebdomadaire L’Observateur de l’Est [4] nommé Lu Bo était venu l’interviewer ; il m’a raconté que, quand un accident se produisait dans une mine, l’Immortelle Xia s’habillait de vêtements étranges comme une sorcière ou une chamane [5], et que les gens du coin l’avaient surnommée « Sainte Mère Guanyin [6] ». Après avoir perdu son mari à l’âge de seize ans dans un accident minier, elle s’était spécialisée, pour gagner sa vie, dans le lavage et le toilettage des morts.

Elle avait raconté de nombreuses histoires à Lu Bo. Par exemple, que les mineurs aiment prendre des bains dans de l’eau bouillante parce que, si les pores de leur peau ne s‘ouvrent pas, ils ne peuvent pas se laver à fond en enlevant toute la poussière de charbon. On peut ainsi distinguer les vieux mineurs des nouvelles recrues en voyant ceux qui osent se plonger dans l’eau bouillante.

[…mais la poussière ne part jamais totalement…]

 

夏老仙是老梁比较佩服的一个穿衣服的,是个妇女,胆子却很大。因为活干得仔细,方圆几百里,出了矿难大家都找她。卢波回忆说,别人告诉他,夏老仙往往一个人呆在坑口处理几十具尸体,别人都去喝酒了,她依然在干活。 

夏老仙当时向卢波解释她为什么不害怕,是因为她觉得矿工的尸体非常好看,比在城里澡堂子里的活男人都好看,矿难死掉的人,身体是完整的,神情也很平静。她在月光下处理尸体,并不觉得辛苦,反而经常会想起和丈夫在一起的往事。 

可是,夏老仙像在这个行业里消失了一样,老梁帮我问了很多人,几年来没有人再见过她。

Le vieux Liang admirait l’Immortelle Xia, car cette embaumeuse, bien que femme, avait du cran. Elle mettait un tel soin dans son travail qu’après un accident dans une mine on allait toujours la chercher. Lu Bo se rappelait ce qu’on lui avait raconté : elle était souvent seule à l’entrée d’une mine à s’occuper d’une dizaine de cadavres, les autres partaient prendre un verre, mais elle restait travailler.

Elle avait expliqué à Lu Bo pourquoi elle n’avait pas peur : parce qu’elle trouvait que les corps des mineurs étaient très beaux, bien plus que les vivants dans les bains en ville ; intacts, les morts avaient une expression paisible sur le visage. Quand elle s’occupait des corps à la lueur de la lune, cela ne lui semblait pas terrible, au contraire, cela lui rappelait le temps où son mari était encore vivant.

L’Immortelle Xia, cependant, semblait avoir disparu de la profession ; pour m’aider, le vieux Liang a demandé autour de lui, mais cela faisait plusieurs années que personne ne l’avait vue.

 

老梁和老刘的故事

Histoire du vieux Liang et du vieux Liu

 

老梁入行比夏老仙晚,虽然才七八年的光景,却已经在方圆上百里有了名气,他能花几个小时把人再缝好,平时也能给矿工看病打针。老梁的手很粗糙,这是一双曾经下过矿挖过煤的手,手掌和指甲缝里还有着细小的黑裂缝。 

老梁的电话常年不关,这个带“4”的电话当初还是矿上给的,他的摩托车也是因为这个活计才买的。他的黑色摩托车,棕色人造革老提包,还有他的茶色眼镜,都像死亡标签或者通知书一样让人熟悉。 

老梁最自豪的是有一次用了3个小时,把已经变成五六块的一个人缝在一起。他更佩服的,是一个现在已经收手不干的殓尸人老刘。七八年前,老刘曾和同伴一起为23个矿工收拾过尸体。

Le vieux Liang était entré dans la profession plus tard que l’Immortelle Xia, mais, bien que n’ayant que sept ou huit ans d’expérience, il avait déjà acquis une grande notoriété dans la région car non seulement il lui suffisait de quelques heures pour recoudre un corps, mais il savait aussi soigner les mineurs. Il avait les mains rugueuses de celui qui a travaillé à la mine, les paumes et les ongles striés de fines crevasses noires.

Il ne coupait jamais son téléphone de toute l’année ; c’est la mine qui lui avait donné un numéro de service en 4, et il s’était acheté une moto pour son travail. Sa moto noire, sa vieille sacoche marron en cuir synthétique ainsi que ses lunettes fumées avaient la même portée symbolique qu’un faire-part de décès ou une notice nécrologique.

L’exploit dont le vieux Liang était le plus fier était d’avoir réussi à recoudre en l’espace de trois heures le corps d’un mineur dispersé en cinq ou six morceaux. Mais celui qu’il admirait encore plus, c’était le vieux Liu qui avait maintenant pris sa retraite : sept ou huit ans auparavant, aidé d’un collègue, il avait reconstitué l’intégralité de vingt-trois corps.

 

我告诉他们,我是写小说的。老梁说:“那我们这比那些作家瞎编的小说好看吧,我们这都是真的。”老刘也说:“就是的。”

他们代表生活本身,不时笑话我的吃惊和胆小。“真是个念书的娃娃。”老刘说。

我已经很难去求证他们的经历和故事的真假,那些死去的矿工,已经长眠于黑暗的矿井下,他们完整或破碎的身体,最后的归宿可能只是一个最便宜的蛇皮口袋——那种在地摊上随处可以买到的彩色塑料口袋。老刘会放一件衣服在里面,他说,那已经不是一个人的样子,只能叫“一堆东西”,混合在里面的煤渣已经扒拉不出来了,就全部塞在一起。

有时甚至连彩色塑料袋也没有,这一堆东西只是由老刘们装在运煤炭的桶里从井下送到地面,上面还残留的衣服碎屑要让家属看一下,认人。老刘说,有一次,一个年轻人的半条左腿找不到了,在下葬之前,另一个工人在挖煤时发现了那半条左腿,于是矿上又派人把腿抱到死者家里。

Quand je leur ai dit que j’étais romancière, le vieux Liang m’a dit : « Ce qu’on vous raconte est bien mieux que toutes les histoires qu’inventent les écrivains, c’est authentique. » Le vieux Liu a ajouté : « Ça, c’est bien vrai. »

Ils représentaient la vie même. Par moments, ils riaient de mes peurs et de ma couardise. « Vous êtes un vrai rat de bibliothèque », m’a dit le vieux Liu.

J’avais du mal à faire la part du vrai et du faux dans ce qu’ils me racontaient. Tous ces mineurs passés de vie à trépas dans les boyaux de la mine, que leurs corps aient été réduits en miettes ou non, leur dernière demeure était un sac en plastique bon marché, du genre de ceux, colorés, que l’on voit étalés par terre dans les marchés. Le vieux Liu y fourrait un vêtement, en disant que ça ne ressemblait plus à des hommes, ce n’étaient plus que « des tas de choses » dont on ne pouvait même pas retirer les morceaux de charbon, alors on entassait tout ensemble.

Parfois, il n’y avait même pas de sac de plastique de couleur. Alors le vieux Liu pilait le « tas de choses » dans un baquet à charbon pour le remonter à la surface et il montrait les bouts de vêtements aux familles pour qu’elles reconnaissent le corps. Un jour, raconta le vieux Liu, ils n’avaient pas réussi à trouver la moitié de la jambe gauche d’un jeune mineur, mais, avant les funérailles, un mineur l’a retrouvée en extrayant du charbon, alors la mine a vite envoyé quelqu’un apporter la jambe à la famille.

 

老刘记得给23个矿工处理尸体那天在下雨,他们在离矿远一点的地方搭上棚子,20多个尸体的活儿,不是那么好干的,几个人一起干也要十几个小时。中间矿上会让食堂送饭来,老刘就洗洗手吃饭,休息一会接着干。 

有的尸体姿势太硬了,穿不上衣服,只好把他们的胳膊或者腿掰折、敲断,才能穿得上衣服,装得进棺材。老刘记得一个年轻人的一条腿还保留着最后的姿势,一直翘着,棺材实在盖不上,他们和家属商量以后,就用榔头把这条腿打断,腿弯下来,终于可以合上棺材盖子。有的身体已经没有头,老刘用纱布和衣服缠一个假头给家属看,“脑壳已经被煤块全砸烂了,煤炭掉下来又不长眼睛”。 

在这样的过程中,老刘见过了人所有的内脏,这个不认识多少字的老农民说:姑娘,你见过开得最艳的桃花没有?脑浆流出来就是那个颜色,滑得抓也抓不起来。

Le vieux Liu se rappelait très bien le jour où ils se sont occupés des vingt-trois corps ; comme il pleuvait, ils se sont construit un petit abri non loin de la mine. Traiter plus de vingt corps à la fois, ce n’est pas tâche facile. Même en s’y mettant à plusieurs, il leur a fallu une bonne douzaine d’heures. La mine leur a envoyé à manger ; le vieux Liu s’est lavé les mains pour avaler un morceau, s’est reposé un moment et a repris le travail.

Certains corps étaient déjà trop raides pour qu’on puisse leur enfiler un vêtement ; il fallait leur casser un bras ou une jambe avant de réussir à leur passer une manche ou une jambe de pantalon ; ce n’est qu’une fois décemment vêtus qu’on les mettait en bière. Le vieux Liu se rappelait le jeune mineur dont on avait retrouvé la jambe ; elle était raidie de telle sorte qu’il était impossible de fermer le cercueil ; après avoir discuté avec la famille, il avait pris un marteau pour la casser afin de la plier et pouvoir enfin fermer le cercueil. Parfois, le corps n’avait plus de tête, alors le vieux Liu en fabriquait une avec de la gaze et des bouts de tissu et la montrait à la famille en disant : « Il a eu le crâne écrasé sous les blocs de charbon ; vraiment, le charbon ne fait pas attention où il tombe. »

En soignant ainsi les morts, le vieux Liu pouvait observer leurs organes internes ; ce vieux paysan à moitié illettré a dit à sa femme : « Je suis sûr que tu n’as jamais vu les plus belles fleurs de pêcher. Quand la cervelle s’échappe du crâne, elle est de cette couleur, mais elle est si glissante qu’on n’arrive pas à l’attraper. »

 

老梁说,有时候,那些尸体会慢慢变硬,胳膊会地一下甩过来,他还要眼看着身体或者腿慢慢翘起来。

我问老梁:你害怕吗?他回答:不怕。”过了一会又说:“只有一次,防腐剂没打够,心里就一直想这事,梦见那个人站起来了。” 

每次老梁去收拾死人回来,老梁的老婆从来不接他的钱,老梁胆子大,我还是害怕,想一想都怕。” 

那些最难收拾的尸体,就是要缝在一起的,比如把腿骨放到肌肉里缝好,或者把内脏装进去,把肚皮缝起来。老梁说人去世以后皮肤很硬,一般的针根本穿不过去,他自己琢磨着用自行车辐条打了一根大针。他给我看这根针,已经有些锈了,但这是他有力的工具之一。[因为很多尸体要做防腐剂的处理,他自己配了防腐剂,装在5公升的白色塑料油壶里。这个特殊的油壶,平时就塞在鸡圈的矮窝棚下面]。 

Le vieux Liu m’a encore dit que, parfois, tandis que le corps se raidissait lentement, un bras se tendait soudain avec un claquement sonore, pan ! Il lui était aussi arrivé de voir le corps ou une jambe se dresser.

Je lui ai demandé s’il n’avait pas peur. « Mais non, » m’a-t-il répondu, mais en ajoutant au bout d’un moment : « Juste une fois, j’étais tombé à court d’antiseptique, et cela m’a travaillé, j’ai rêvé ensuite que le mort se relevait. »

Quand le vieux Liang rentrait chez lui après avoir fait la toilette des morts, sa femme refusait de toucher à l’argent qu’il rapportait. « Vieux Liang a du courage, pas moi. Quand j’y pense, tout ça me fait peur ! »

Le plus difficile, c’était d’avoir à recoudre les corps. Par exemple d’avoir à replacer les os dans les muscles des jambes, ou remettre les viscères dans le ventre et recoudre le tout. Après la mort, m’a-t-il expliqué, la peau devient très dure, une aiguille normale ne peut pas la percer, alors il s’était fabriqué une grosse aiguille en passant à la meule un rayon de bicyclette. Il me l’a montrée, et j’ai vu qu’elle était un peu rouillée, mais c’était un outil des plus solides. […]

 

老梁说,在擦洗尸体的太平间里,常常只有他一个人,[他要看着一壶防腐剂全部输完。]夜里,医院的太平间大都没有灯,常常只点一根蜡烛,有时候去得急,连蜡烛也没有,他带上手电,然后在隐约的月光下面,静静地等待防腐剂输入尸体。

月光下,他总觉得他们都睡着了,有的还很年轻、很帅,有的从表情看得出去世时很害怕,有的很伤心,有的眼睛还睁着,他用手掌轻轻给他们合上。

他们身上的旧衣服里,翻翻口袋,往往只有一串家里的钥匙,别的什么也没有。

Quand il nettoyait les corps, à la morgue, le vieux Liang était souvent seul… La nuit, la morgue de l’hôpital n’était pas éclairée, il travaillait d’ordinaire à la lumière d’une bougie, mais quelquefois, quand c’était urgent et qu’il n’y avait même pas de bougie, il se servait d’une lampe électrique, puis il attendait calmement à la lueur de la lune que l’antiseptique s’imprègne dans le corps.

Dans la lumière de la lune, il avait l’impression que tous ces morts étaient en train de dormir. Certains étaient très jeunes, très beaux ; sur leur visage se lisait la terreur de quitter ce monde. D’autres avaient l’air affligés, et certains avaient les yeux ouverts ; alors il les leur fermait tout doucement de la paume de la main.

En fouillant les poches de leurs vieux vêtements, on pouvait parfois trouver leur trousseau de clés, mais rien de plus.

 

老梁说,年轻时下矿井,午饭经常有苍蝇和煤渣,两个同伴刚还在说笑,一转身已经被砸死了。黑暗里看不见血,他就躺在他们旁边,睡午觉,“他们也睡着了”。 

“你不知道矿工的老婆每一天是怎么过的,”他说,从早上把男人送走,就一直等,等,等,等,一直等到男人从井下上来,进了家门,这颗心才能放回肚子里,才敢合上眼睛睡觉,“哪个矿区没有寡妇?”

Le vieux Liang m’a raconté que, quand il était jeune et qu’il travaillait à la mine, il trouvait parfois des mouches et des morceaux de charbon dans sa gamelle. Une fois, il avait entendu ses deux camarades s’esclaffer, il s’était retourné, et ils avaient été écrasés sous une masse de charbon. Dans le noir, on ne pouvait pas voir le sang, alors il s’était étendu à côté d’eux et il s’était endormi en pensant qu’ils faisaient une sieste eux aussi.

« Vous ne pouvez pas imaginer comment vivent les femmes des mineurs, m’a-t-il dit. Du matin au soir, entre le moment où leurs maris partent à la mine et celui où ils en reviennent, elles attendent, attendent et attendent. Et ce n’est que lorsqu’ils ont franchi le seuil de la porte qu’elles peuvent se détendre, fermer les yeux et dormir en paix. Y a-t-il une mine où il n’y ait pas de veuves ? »

 

在乡村诊所

La clinique du village

 

平时老梁为老婆开的乡村诊所当大夫,我进屋的时候,地上的3个凳子都已经给病人坐了,床上也躺着打针的病人。老梁就招呼我坐在摞起来的盐水瓶上,“只管坐,结实着呢。”

屋子里摆了很多治感冒、拉肚子的常用药。[这天晚上,一个矿工被老婆拽来看病,他去山上摘野柿子吃,谁知道有锅盖那么大一个马蜂窝,跑都跑不及,头上、脖子和背上,叮了4个好大的包。

“一斤柿子才多少钱?就算一斤10块钱,你买一斤吃又怎么了?马蜂蜇了要命的。”老梁准备着银针和火罐。

四川来的矿工小李只憨厚地笑笑,说:现在还不疼。”小李的老婆买了刀片来,老梁用刮胡刀把他头顶大包附近的头发刮干净,灯光下那块圆圆的头皮反射出亮光,十分滑稽,屋子里的人都大笑起来。

老梁不笑,他地往病人头顶吐了口唾沫,代替酒精消毒,然后用打火机烧一下银针,很快扎破大包,小李抽搐了一下,血顺着脸颊流下来。老梁在伤口上烧了棉花,把火罐盖上,大包渐渐变小了。

小李的老婆紧紧抱着小李的头,眼泪在眼睛里打转转,她用卫生纸给小李擦着淌到胸膛上的血:你说你这个憨包,我们买几个吃,能花得了好多钱嘛?山上的野柿子就比别个卖的甜?

老梁处理了4个大包,说:“40块钱。”这差不多是这里矿上的小工下矿干一天活的钱,小李的老婆说:“来得着急,没带好多钱,你先记账噻!月底发工资给你噻。”]

Le vieux Liang travaillait d’ordinaire comme médecin dans la clinique qu’avait ouverte sa femme dans le village. Quand je suis allée le voir, trois des tabourets étaient déjà occupés par des patients, et un autre malade était allongé sur le lit dans l’attente d‘une piqûre. Le vieux Liang m’a fait signe de m’asseoir sur une pile de flacons de sérum physiologique en me disant que c’était assez solide, pas de crainte à avoir.

La pièce était pleine de médicaments courants contre rhumes et diarrhées. […il soigne un mineur qui s’était fait piquer par un serpent dans la montagne, il n’a pas l’argent pour payer, il repassera à la fin du mois, quand il touchera son salaire…]

 

老梁一直记挂着那个扎羊角辫子的4岁小女孩,夏天,她穿着白裙子,脑袋上扎着两朵黄色的小花,唱歌可好听却老是感冒,常常要打针,孩子一看见他,就很甜地叫:“梁叔叔,梁叔叔。”很少有小女孩打针不哭的,这个孩子就不哭,老梁就这样清楚地记得她小小的笑脸。

还是今年夏天,孩子在路边玩的时候,被拉煤炭的车压死了。当时她爸还在井下干活,拉煤炭的车只赔了4000多块钱给孩子的父母。

“孩子的妈妈当时傻了一样,一滴眼泪也没有掉,就是躺着,肚子慢慢像孕妇一样肿得好大。”老梁给孩子的妈妈抽了很多肚子里的积水,可是总抽不尽。“突然有一天,孩子的妈妈醒了一样,冲到矿上,没有进去,在门口就被保安打了一顿。病得更厉害了。现在,不知道她还活着没有,她肯定没有钱去医院看病。” 

“那个小女孩长得真漂亮。”老梁又说。

Le vieux Liang m’a raconté l’histoire d’une petite fille de quatre ans qu’il n’arrivait pas à oublier : elle avait une queue de cheval et en été portait une robe blanche et deux petites fleurs jaunes dans les cheveux. Elle avait une jolie voix quand elle chantait, mais elle était toujours malade et avait souvent besoin de piqûres. Quand elle le voyait, elle l’appelait gentiment : « Oncle Liang ! Oncle Liang ! » Il n’y a pas beaucoup de petites filles qui ne pleurent pas quand on leur fait une piqûre, mais elle, elle ne bronchait pas : elle avait un faible sourire que le vieux Liang ne pouvait oublier.

C’est cet été-là, alors que l’enfant était en train de jouer au bord de la rue, qu’elle avait été écrasée par un camion transportant du charbon. Au moment de l’accident, son père était au fond. Les parents n’ont reçu que quatre mille kuai de compensation de la mine.

« La mère de l’enfant est devenue comme folle ; elle n’a pas versé une seule larme, elle est juste restée allongée sur son lit et son ventre a enflé comme si elle était enceinte. » Le vieux Liang lui a fait des ponctions pour éliminer le liquide, mais il en restait toujours. « Et puis un jour, elle a paru soudain sortir de sa torpeur et s’est précipitée à la mine, mais les gardiens à l’entrée ne l’ont pas laissée entrer, ils l’ont battue. Alors son état s’est aggravé. Maintenant je ne sais pas si elle est toujours vivante, mais ce qui est sûr, c’est qu’elle n’avait pas assez d’argent pour aller à l’hôpital se faire soigner. »

« Elle était si jolie, cette petite fille, » ajouta encore le vieux Liang.

 

即使是半夜,只要电话响起来,老梁就会发动摩托车赶去。报酬从400多块钱到4000多不等。和前辈老刘聊天的时候,他才感叹,现在这一行的钱是越来越难挣了。

矿难处罚的钱越来越多,上面查得也越来越严,常常根本看不到尸体,尸体就已经被拉到外省的火葬场火化掉了,家属也被秘密接到外地去,根本见不到亲人最后一面。赔偿的金额也越来越高,“一般的行情是外地人顶多30万元,本地人100多万元”。消息总闷得很严,过了很久,老梁和老刘才会听说哪个矿上又死了人。

Même au milieu de la nuit, quand son téléphone sonnait, il sautait sur sa moto et partait. Il était payé entre 400 et 4000 kuai selon les cas. Quand il discutait avec son prédécesseur, le vieux Liu, il ne pouvait que soupirer : il était de plus en plus difficile de gagner de l’argent dans leur profession.

Les amendes à payer en cas d’accident minier étaient de plus en plus élevées, les contrôles de plus en plus sévères ; souvent, on ne pouvait même pas voir les corps, ils étaient transportés dans une autre province pour y être incinérés et les familles étaient transférées ailleurs en secret si bien qu’elles ne pouvaient voir une dernière fois le visage de leurs morts. Les montants des compensations versées aussi étaient de plus en plus élevés : environ 300 000 yuans pour les gens d’une autre province, un million pour les résidents locaux. Les informations étaient sévèrement surveillées et il fallait du temps avant que le vieux Liang et son collègue apprennent qu’il y avait de nouveau eu des morts dans telle ou telle mine.

 

太阳一出来,就跟啥事没有一样

Dès que le soleil se lève, tout revient à la normale

 

这一天早晨,5点多电话就响了,老梁从鸡圈窝棚下面把人造革小包拿出来。一个老人去世了,这样平淡的生意渐渐多起来。他配好防腐剂,老婆说:“吃了再走哇?” 

“不吃了,回来再吃,人家等着呢。” 

老梁骑摩托车很快来到附近一个村子。这个已经被癌症折磨了大半年的老父亲,平静地躺在棺材里,衣服已经被解开,只有脸被蓝色的布盖着,棺材上新刷的黑漆还没有干透。 

屋子里没有输液架,老梁搬把椅子,亡人的孩子找了根扁担,老梁把装满防腐剂的白色小油壶挂在扁担上,在老人的胸口摸了摸,他把粗大的针头扎进去,发出沉闷的声。 

“你们忙你们的吧,这大概要40分钟。”老梁说。 

老人的儿子问:你是哪个医学院毕业的?

老梁笑起来:我就初中,自己学的。” 

“干这个不害怕?” 

“不怕。” 

“你信个什么呢?”

“我什么都不信。” 

防腐剂流得很快,不时发出声音,隔一会,老梁又把针头换一个地方。亡人的两个女儿蹲在父亲的脚边,慢慢哭起来。 

老梁不说什么,防腐剂在输液管里咕咕地响。剩下的最后一点,他洒在了老人蒙着蓝布的脸上。 

“这能管7天?”老人的儿子问。 

“两年也没问题。”

 

Un matin, le téléphone a sonné juste un peu après cinq heures. Le vieux Liang a pris sa vieille sacoche en cuir synthétique de l’abri à côté du poulailler : un vieil homme venait de mourir. C’est ce genre de mort banale qu’il traitait maintenant de plus en plus. Comme il préparait l’antiseptique, sa femme lui demanda s’il ne voulait pas manger avant de partir. « Je mangerai quand je reviendrai, répondit-il, la famille m’attend. »

Il est parti sur sa moto jusqu’au village voisin. Le vieil homme avait souffert d’un cancer une bonne partie de l’année, mais il était maintenant étendu paisiblement dans son cercueil, déjà débarrassé de ses vêtements ; seul son visage était couvert d’un tissu bleu. La nouvelle couche de laque appliquée sur le cercueil n’était pas encore totalement sèche. Comme il n’y avait pas de support de perfusion dans la pièce, le vieux Liang a approché une chaise, et le fils du défunt a trouvé une palanche ; le vieux Liang a accroché la poche de liquide antiseptique blanc à la perche, a tâté le ventre du mort et y a inséré son énorme aiguille, avec un bruit sourd de ballon qui se dégonfle. « Ne vous souciez pas de moi, dit-il, j’en ai pour une quarantaine de minutes. »

Alors le fils a demandé : « Tu es diplômé de quelle faculté de médecine ? »

Cela a fait rire le vieux Liang : « Je n’ai pas été plus loin que le collège. J’ai appris sur le tas. »

« Cela ne te fait pas peur de faire ce métier ? »

« Non. »

« Tu crois en quelque chose ? »

« Non, je ne crois en rien. »

L’antiseptique coulait rapidement, avec un petit bruit par moment. Au bout d’un moment, le vieux Liang changea l’aiguille de place. Agenouillées au pied de leur père, ses deux filles pleuraient doucement.

Le vieux Liang ne disait rien, l’antiseptique s’écoulait dans la perfusion avec un léger gargouillis. Quand il n’en resta plus qu’un tout petit peu, il en aspergea le tissu bleu qui couvrait le visage du mort.

« Cela va aller pour sept jours ? » demanda le fils.

« Pour deux ans même, sans problème. »

 

老梁洗了手,骑上摩托车带我回他家。山区的早晨很冷,雾气笼罩着挤满小煤矿的远山。才清晨6点多,路上拉煤的车就呼啸而过,掀起几米高的尘土。 

早起的人,有的远远地朝老梁扬扬手,抬抬下巴。 

“吃了吗?” 

“吃了吃了。”老梁应着,并不减慢摩托车的速度。飞扬的尘土让他咳嗽个不停。远处,太阳正慢慢升起来,阳光还不能穿透浓重的雾霭,乌鸦在很远的山坳上叫着,“呱—呱—呱—呱—”声音拉得很长。 

矿区的洒水车慢腾腾地开过来,拉煤车掀起的灰尘都慢慢蛰伏下来,老梁说:一到早晨,太阳一出来,就跟啥事没有一样,平平静静的。

 

Le vieux Liang se lava les mains, enfourcha sa moto et me ramena avec lui jusque chez lui. Au petit matin, l’air était froid dans cette zone montagneuse ; dans le lointain, le brouillard enveloppait les montagnes pleines de petites mines. Il était à peine plus de six heures du matin, mais déjà les camions remplis de charbon passaient à toute allure sur la route, soulevant d’immenses nuages de poussière derrière eux.

 Certains des passants matinaux, de loin, saluaient le vieux Liang de la main en levant le menton.

« Ça va ? »

« Ça va, ça va, » répondait-il sans ralentir. La poussière soulevée n’arrêtait pas de le faire tousser. Dans le lointain, le soleil se levait lentement, mais sa lumière n’était pas encore assez forte pour percer l’épais brouillard. Des croassements de corbeaux se répercutaient longuement dans le ravin.

Un engin de nettoyage passa sans se presser, et la poussière soulevée par le camion de la mine retomba lentement. Le vieux Liang dit alors : « Dès que le soleil se lève, au petit matin, tout redevient paisible, comme si rien ne s’était passé. »


 

[1] Voir le compte rendu de la séance du club de lecture du Centre culturel de Chine qui était consacré à l’écrivaine, et entre autres à son roman.

[3] Ville minière au sud du Shanxi.

[4] Filiale de l’agence Xinhua créée en 2003.

[5] On pense à la veuve du film de Cai Chengjie « The Widowed Witch » (《北方一片苍茫》) :
http://www.chinesemovies.com.fr/films_Cai_Chengjie_Widowed_Witch.htm

[6] Le boddhisattva de la compassion, l’une des divinités protectrices les plus vénérées dans le peuple en Chine, aussi bien par les bouddhistes que les taoïstes.


 

 

     

 

 

 

 

 

     

 

 

 

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