Nouvelles de a à z

 

« Il ne faut jamais manquer de répéter à tout le monde les belles choses qu’on a lues »

Sei Shōnagon (Notes de chevet)

 
 
 
     

 

 

Lin Xi “Un physiognomoniste surnommé L’Infaillible”

林希《相士无非子》

原载(《中国作家》1990年第12)

Extraits

par Brigitte Duzan, 29 juillet 2017

 

Initialement publiée dans les deux premiers numéros de 1990 de la revue Ecrivains de Chine, cette nouvelle est l’une des plus célèbres de Lin Xi (林希). C’est une nouvelle relativement longue, relevant de la nouvelle dite moyenne (中篇小说), dont la narration se passe à Tianjin à partir du printemps 1915, quatre ans après la Révolution de 1911, alors que le président Yuan Shikai s’apprête à se proclamer empereur à vie. Lin Xi y fait preuve d’un éblouissant talent de conteur, en se moquant de la crédulité des seigneurs de guerre, aveuglés par leur ambition et leur superstition. Il brosse un tableau qui est l’envers de l’histoire officielle, dans un style satirique plein de verve.

 

Lin Xi nous y conte, en neuf chapitres, l’histoire d’un personnage qui vivait d’un art très spécifique : celui de la divination à partir de la forme et des traits du visage, c’est-à-dire la physiognomonie.

 

Publication dans Ecrivains de Chine, numéros 1 1990

 

Le premier chapitre est une description de ce que l’on pourrait appeler « l’ordre des physiognomonistes » (相士) à Tianjin, hiérarchisé comme un ordre mendiant ou la société des rebelles de Liangshan dans « Au bord de l’eau ». Le second chapitre, après une description du personnage, entre dans le vif de l’histoire, en égratignant au passage le garde du corps de Yuan Shikai venu demander « audience », mais aussi Yuan Shikai lui-même, cible privilégiée de la verve de Lin Xi ; la chute, dans sa brièveté, est d’une cinglante ironie. Le chapitre 3 relate, en flashback, l’histoire du physiognomoniste, depuis ses débuts, tout jeune, au service du préfet de Tianjin à la veille de la Révolution de 1911. Le chapitre 4 revient ensuite au présent avec une description de l’entourage du devin, et de son emploi du temps habituel, et se termine sur une visite "musclée", suivie d’une demande de divination par un général vaincu - situation périlleuse dont les tours et détours sont décrits dans les cinq chapitres suivants.

 

Les extraits des trois premiers chapitres donnés ci-dessous permettent d’apprécier l’art narratif et le style satirique de Lin Xi dans toute leur complexité et leur subtilité.

 

未描述无非子之前,先要说说相士是一宗怎样的行当;在相士这宗行当里,还要说说无非子是位怎样的人物。

Avant de décrirece personnage surnommé Infaillible, il faut d’abord expliquer en quoi consiste le métier de physiognomoniste, puis quelle était la place qu’occupait l’Infaillible dans la profession [à Tianjin].

 

所谓相士者辈,就是相面的师傅,吃开口饭的,靠嘴皮子混事由,干的是要人的营生。但相士中分上九流下九流1,顶不济的,在街头巷尾摆上一张八仙桌2,八仙桌上铺一方蓝粗布,[…]。正铺在桌面上的蓝布中央,画着一幅易经六十四卦图3,桌子角上摆着一十六只大圆棋子,一卷翻得飞了边的《易经》,半卷成卷儿,放在棋子旁边,《易经》旁边是一把折扇,一把宜兴小茶壶4。这位相士端坐在小方凳儿上,背靠墙壁,面向市街,但不许东瞧西望,只微合双目似在读《易经》,又似在打瞌睡。相士背后,墙壁上一张白布,四尺见方写着一个“诚”字赵易。如是,恭候5各位倒霉蛋们6光临卦摊7

1. 上九流下九流 shàngjiǔliú xiàjiǔliú litt. Les neuf écoles supérieures et les neuf écoles inférieures

(référence aux neufs écoles de pensée de la période des Printemps et Automnes : Confucéens, Taoïstes, Légalistes, Yin & Yang, Mohistes, Logiciens, etc.)

2. 八仙桌 bāxiān zhuō table des huit immortels = table carrée chinoise où l’on peut asseoir huit personnes.

3. 六十四卦图 liùshísì guàtú tableau des 64 hexagrammes du Livre des mutations

    ( guà hexagrammes, figures formés de la combinaison des huit trigrammes de base, utilisées pour la divination)

4. 宜兴 Yíxīng district de Wuxi, dans le Jiangsu, célèbre pour ses théières faites en argile locale, certaines décorées ou portant des inscriptions,à anse classique ou en bambou.

5. 恭候 gōnghòu attendre avec respect 

6. 倒霉蛋 dǎoméi dàn pauvre hère, pauvre diable

7. 光临 guānglín honorer de sa présence 卦摊 guàtān litt. étal d’hexagrammes

 

Tableau des hexagrammes

 

Ce que l’on appelle physiognomonistes, ce sont les maîtres dans l’art de lire l’avenir dans les traits et la forme des visages, c’est-à-dire dans l’art de vivre de beaux discours en embobinant le monde. On pouvait cependant les diviser en catégories supérieures et catégories inférieures. Les plus modestes s’installaient dans quelque ruelle derrière une table carrée couverte d’une toile bleue […] au centre de laquelle était dessiné un tableau des soixante-quatre hexagrammes du « Livre des mutations » ; à côté étaient placés les seize pièces d’un jeu d’échec chinois disposées en un grand cercle, ainsi qu’un vieux volume usé jusqu’à la corde du « Livre des mutations », et à côté encore un éventail plié et une petite théière en argile de Yixing. Le physiognomoniste s’asseyait droit sur un

petit tabouret, le dos contre la façade d’une maison, tourné vers la rue, mais les yeux mi-clos, comme

plongé dans la lecture du « Livre des mutations » ou une douce somnolence, sans se permettre de lever les yeux pour regarder autour de lui. Sur le mur derrière lui était fixé un carré de toile blanche d’un peu plus d’un mètre de côté, sur lequel était calligraphié le caractère « Sincérité ». C’est ainsi que ces pauvres hères attendaient que quelqu’un vînt leur faire l’honneur d’approcher de leur étal de divination. 

 

这类人自称是相面的,其实是臭要饭的。相面也罢,算命也罢,俗称是卜1,这“卜”字中间一竖,据说是乞丐探路的竹竿儿,旁边的那个“点儿”,便必是乞丐讨饭的饭瓢无疑。天公

   

Ancienne théière de Yixing

有灵,这可不是挖苦诸位神仙们,事情本来就是如此,讨饭的乞丐拄着长竿儿,端着饭瓢挨门挨户乞讨2,每到一户人家门外,他必要唱吉祥歌儿,什么大富大贵呀,什么指日高升呀,什么紫气东来呀3,什么人畜两旺呀4,吉祥话儿听得心眼儿里麻酥酥,一高兴,这才会施舍些残羹剩饭5,外搭几个小钱。

1. ancien terme remontant à la divination par lecture des inscriptions sur carapaces de tortue.

2. 挨门挨户乞讨 āiménāihù qǐtǎo aller mendier de porte en porte.

3. 紫气东来 zǐqì dōnglái un nuage pourpre apparu à l’est = signe de bon augure

4. 人畜两旺 rénchù liǎngwàng prospérité pour les hommes et le bétail

5. 施舍 shīshě faire la charité, donner une aumône 残羹 cángēng restes d’un repas

 

En fait, tous ces gens qui se proclamaient physiognomonistes étaient des crève-la-faim qui se livraient à toutes sortes de procédés divinatoires, désignés couramment par le seul caractère bǔ, caractère composé d’un trait vertical représentant, dit-on, la canne de bambou des mendiants, et d’un trait apposé en forme de "virgule" rappelant la demi-gourde en forme de louche avec laquelle les mendiants quêtent leur nourriture. Mais ils n’étaient pas fous, et ne se répandaient pas en lamentations. Appuyés sur leur canne, et munis de leur demi-gourde, ils entonnaient des psalmodies propitiatoires, chantant la fortune et les honneurs à venir, une promotion dans l’immédiat, un signe de bon augure dans le ciel, la prospérité pour les hommes et les bêtes – autant de paroles propres à adoucir les cœurs, et par là-même à assurer qu’on leur fît don des restes d’un repas voire de quelques pièces de monnaie.

 

也有靠说吉祥话换不来施舍的。你可以想想呀,那些大门大户有钱有势的人家,每日门外讨饭的还不得几十几百?人人都在门外唱吉祥歌,自然也就听厌了,不新鲜了,心里也不激动了。你在门外高唱五子登科,本来是吉祥话里最动听的美好语言,正巧他家女人刚给他生下第五个女儿,你说他恼火不恼火?一块西瓜皮甩出来,不砸破你头才怪。

Toutes ces belles paroles n’avaient pas toujours un résultat aussi heureux. Car il faut bien penser que, devant la porte de toutes ces maisons de riches et puissants notables, passaient chaque jour des dizaines, voire des centaines de mendiants qui, tous, psalmodiaient les mêmes chants propitiatoires, au point de lasser les maîtres de maison sans parvenir à les émouvoir. Il arrivait parfois à un mendiant de prédire, bonheur suprême, la naissance de cinq fils alors que l’épouse venait de donner naissance à sa cinquième fille ; inutile de demander comment elle le prenait : elle jetait à la tête du misérable un morceau d’écorce de pastèque qui venait s’y écraser.

 

[le reste du chapitre est consacré à la description de ces diseurs de bonne aventure de basse extraction et de leurs ruses ; puis Lin Xi passe à ceux qui avaient pignon sur rue, c’est-à-dire un cabinet où recevoir les clients, cabinets de différentes tailles en fonction de la notoriété de chacun. Lin Xi décrit alors les deux endroits où ils étaient situés : dans le triangle libre, non régulé, du marché du Sud (在南市三不管地界) et au marché de Tianxiang (在天祥商场). Les premiers étaient des devins modestes, sortis du lot grâce à une personnalité ou un bandit qu’ils avaient aidé à se tirer d’un mauvais pas, mais ils n’avaient à traiter que des petits problèmes du quotidien et ne demandaient pas plus de 40 centimes (四角钱). Au marché de Tianxiang, en revanche, les devins étaient de vénérables vieillards qui avaient chacun leur spécialité ; ce marché avait des boutiques de vieux livres et d’antiquaires, avec salons de thé et de billard, salles de spectacles, et toute une hiérarchie de cabinets de devins. Le cabinet de notre maître physiognomoniste – un véritable appartement de quatre pièces - était le plus réputé et le plus cher : il ne traitait que des affaires les plus graves, mais aussi les plus risquées, celles concernant les seigneurs de la guerre et les politiciens.]

 

[Ce deuxième chapitre dresse d’abord un subtil portrait de l’Infaillible, qui, en 1927, an 16 de la République, ne faisait pas plus de cinquante ans ; grand et maigre, légèrement sourd (quand cela l’arrangeait), lent dans tous ses mouvements, il avait prédit sans se tromper les grands événements intervenus en Chine au cours des vingt années précédentes, ce qui justifiait son pseudonyme.]

  

中国的军阀政客1,人人都养着一位方术之士2。行伍的,什么时候出兵?什么时候打仗?走哪条路?渡哪条河?翻哪座山?什么时辰发兵3?什么时辰攻城?一切一切全听术士指点。连调兵遣将4也要由术士说了算,攻黄土岗,要先派水命人,倘水命将军上去全军覆没,再派火命人,最后占领5再派木命人守城,非如此不能获全胜。从政的,收买6哪方势力?依靠哪个派系?联合谁?反对谁?出卖谁?一切也由术士说了算,直到后来能不能当大臣,能不能登极7,也要由术士卜测,否则一切后果自负。

1. 军阀 jūnfá  clique militaire, seigneur de la guerre (terme réservé aux années 1920-1930)

政客 zhèngkè politicien  

2. 方术 fāngshù arts de la divination, liés à des pratiques taoïstes.

3. 时辰 shíchen (plus précis que 时候) l’une des douze périodes de deux heures de la journée

4. 调兵遣将 diàobīng qiǎnjiàng déployer une armée et envoyer un général, donner un ordre de mission

5. 占领 zhànlǐng occuper (un territoire)

6. 收买 shōumǎi acheter (par des pots de vin)

7. 登极 dēngjí monter sur le trône

 

En Chine, tout politicien, tout seigneur de guerre avait son maître en arts divinatoires dont il attendait qu’il lui indiquât quand déployer ses troupes, quand attaquer, quelle route prendre, quelle rivière traverser, quelle montagne gravir, à quelle heure lancer son armée ou assiéger une ville. Même le choix des officiers chargés d’opérations déterminées était soumis à divination : s’il s’agissait d’investir une hauteur de terre, il fallait envoyer un officier né sous le signe de l’eau et, si son armée était annihilée, il fallait alors en envoyer un autre né sous le signe du feu ; puis, une fois la position occupée, sa défense devait être confiée à un officier né sous le signe du bois. Ce n’est qu’ainsi que l’on pouvait remporter une victoire totale.

Quant aux politiciens, ils voulaient savoir quelle force acheter, sur quelle faction s’appuyer, avec qui s’allier, à qui s’opposer ou se vendre, autant de questions pour en arriver à savoir si, en fin de compte, ils pourraient devenir ministre ou monter sur le trône car ce n’était pas des décisions dont on pouvait prendre la responsabilité sans le concours d’un devin.

 

既然各家养着各家的术士,那,何以又冒出来一个无非子呢?原因很简单,谁家养的术士也不如无非子高明,节骨眼上1,还得听无非子的。

1. 节骨眼 jiēguyǎn (exp. dialectale) moment/situation critique

 

Mais alors, si tout le monde avait son maître ès arts divinatoires, comment quelqu’un comme l’Infaillible avait-il pu s’imposer ? La raison en est très simple : personne n’était aussi brillant ; dans les situations critiques, on venait toujours le consulter.

……

[Suit un cas qui montre les dangers encourus par le maître à une époque de luttes sanglantes pour le pouvoir entre factions rivales. Un soir de printemps de 1915, une dizaine de militaires en uniforme viennent forcer sa porte, dont un haut gradé, mais le jeune disciple du maître – dit ‘le petit immortel’ (小神仙) - les informe du départ de celui-ci pour Suzhou et Hangzhou, sur quoi le chef du groupe lance l’ordre de le faire revenir illico à Tianjin. Une fois les soldats partis, le jeune garçonse rend dans la pièce du fond, réservée à l’Infaillible, qu’il trouve en posture de méditation. Le signalement et les détails donnés par le jeune garçon suggèrent que le militaire était Yuan Naikuan (袁乃宽), dont le maître avait prévu la venue.]

 

“师父圣明。”小神仙半躬着身子在一旁奉承,“袁大总统要称帝登极,什么六君子十三太保1早拉开了阵势2,现如今他只差着仙人指点,果然他派来了袁乃宽。”

1. 太保 tàibǎo haut personnage proche de l’ empereur appelé ‘Grand Protecteur’ sous la dynastie des Zhou.  2. 拉开阵势lākāi zhènshì déployer ses forces (en ordre de bataille)

 

« Maître, vous êtes clairvoyant ! » dit le jeune garçon en s’inclinant pour accompagner sa flatterie, « le président Yuan [Shikai] veut être proclamé empereur ; ses six conseillers et ses treize gardes rapprochés ont déjà déployé tous leurs efforts, il ne lui manque plus que l’avis d’un devin, c’est pourquoi il a envoyé Yuan Naikuan.

 

[Ce Yuan Naikuan était un vaurien qui n’avait en fait aucun lien avec la famille du président, mais il avait su attirer sa sympathie, était devenu son garde du corps, puis, parlant avec le même accent du Henan, s’était fait passer pour un lointain parent si bien que Yuan Shikai l’avait adopté comme neveu. Aussi, quand Yuan Shikai avait prétendu rétablir l’empire, l’Infaillible avait prédit qu’il lui enverrait Yuan Naikuan...]

 

算命相面,本来也是一宗大学问,身为相士除每日支撑门面之外,还要做功课。所谓的做功课,自然不会是学生们那样演算数学,或是造句作文默诵诗文,相士们自有自己的功课好做。以易论世的要钻研《易经》,要推算六十四卦,以星宿论世的要观察天象温习星宿学,还有的要研究《奇门遁甲》、《卜筮正宗》、《三元点禄》(*赵易注:应为《三元总禄》)、《麻衣相》等基础理论著作。除此之外,各家有各家的秘传,简的三几千字,繁的万八千字,要一字不差地背诵得滚瓜烂熟,实在也是一宗功夫。

[La divination exigeait la pratique de nombreux exercices. Il fallait étudier le Livre des mutations, et les sciences fondamentales de chaque discipline, mais chaque devin avait aussi un texte secret connu sur le bout du doigt]

 

无非子非等闲辈,他讥讽以《易经》论世的宗派为“一经论世”,以一部《易经》何以能包容天下万千世界呢?所以,无非子兼容并蓄,他不仅以易论世,以相论世,他更以史论世,最为难得他以世论世。来相室问命的,只知一个小我,功名利禄,患得患失,总是纠缠不清。相士所以能批得准确,测得灵验,令问命的人心眼口服1[…]。而无非子的高明,就在于他以无我解大我2,以大我解小我,如此,他就是活神仙了。

1. 心眼口服 xīnyǎn kǒufú exprimer une profonde conviction

2. 无我 wúwǒ non moi (ou anatta, concept bouddhiste « chaque chose est sans soi ») – Lin Xi ironise en se jouant des concepts de non moi (无我), moi individuel (小我) et moi collectif (大我), et en brouillant les concepts bouddhistes et taoïstes.

 

L’Infaillible, lui, pratiquait différemment. Il se moquait de la doctrine du Livre des mutations qui prétendait expliquer le monde : comment un livre aurait-il pu englober la totalité du monde dans sa multiplicité ? Aussi ne se bornait-il pas au Livre des mutations et à la physiognomonie, il se fondait bien plus sur l’histoire pour éclairer le monde, et, bien plus difficile encore, sur le monde pour éclairer le monde. Ceux qui venaient le consulter étaient uniquement préoccupés par leur situation personnelle, leur rang et leur fortune, leurs gains et leurs pertes, tout un imbroglio des plus confus. Le physiognomoniste inspirait une profonde conviction à ses visiteurs par le sérieux de ses analyses et l’efficacité de ses conjectures […]. Sa supériorité sur ses condisciples tenait au fait qu’il savait partir du non-moi pour expliciter le moi collectif, et du moi collectif pour expliciter le moi individuel. Il apparaissait ainsi comme un véritable immortel vivant.

 

以史论世,以世论世,以无我解大我,以大我解小我,无非子做什么功课呢?他读书,他看报。读书,什么书都读,诸子百家,二十四史,野史笔记,小说诗词,演义唱本1,凡是能搜集到手的书他全读;读报,他什么报都读,申报,庸报,顺天时报,天主教的福音报,以致于连造谣生事的野鸡小报2他都读。这一读万卷书,读千种报,他自然比那些呆子相士们圣明了,那些人只知金木水火土,只知什么阴阳五行,只知此天一地二的死知识,而无非子却知道当今政客各依仗着谁家的势力,谁靠着谁,谁吃着谁,德国人如何占着山东,日本人如何惦着东北,谁和谁明争暗斗3,谁和谁唱红白脸的双簧戏4,谁说媒5谁拉皮条6谁是拆白党7,就连谁家的姨太太勾着谁家的马弁8,谁家的公子玩着谁家的小相公,他都知道。凭着这万卷书万般消息,这天下大事岂不是尽在他无非子一人的帷幄之中了吗9

1. Liste de tous les grands classiques littéraires chinois, en une série d’expressions de quatre caractères :

诸子百家 zhūzǐ bǎijiā les Cent Ecoles de pensée (confucianisme, taoïsme, mohisme, etc) de la période des Printemps et Automnes / 二十四史 èrshísì shǐ les 24 Annales historiques, recueil des Histoires officielles établi en 1775, sous le règne de l’empereur Qianlong, qui commence par les Mémoires historiques (史记) de Sima Qian (司马迁) / 野史笔记 yěshǐ bǐjì les Histoires non officielles / 小说诗词 xiǎoshuō shīcí la fiction et la poésie / 演义唱本 yǎnyì chàngběn romans historiques (dont le plus célèbre est Le roman des Trois Royaumes 《三国演义》) et livrets pour chanteurs de quyi (曲艺) ou de théâtre chanté.

2. 造谣生事 zàoyáo shēngshì qui lance des rumeurs et crée des troubles

野鸡小报 yějī xiǎobào tabloids opérant sans licence

3. 明争暗斗 míngzhēng àndòu combattre ouvertement / se livrer à des manœuvres clandestines

4. 唱红白脸 chàng hóngbáiliǎn chanter un visage blanc comme s’il était rouge = faire l’hypocrite

(le visage blanc, à l’opéra, étant le rôle du méchant et du traître, et le rouge signalant bravoure et loyauté)

双簧戏 shuānghuáng xì numéro populaire du genre xiansheng interprété par un acteur récitant/chantant un poème/un récit et un musicien caché derrière lui jouant d’un instrument à double anche.

5. 说媒 shuōméi jouer les entremetteuses 

6. 拉皮条 lāpítiáo  faire du proxénétisme

7. 拆白党 chāibáidǎng expression du dialecte de wu utilisée dans les années 1920-1940 qui signifie ‘tromper quelqu’un par son charme, sa séduction’

8. 马弁 mǎbiàn garde du corps 

9. 帷幄 wéiwò rideau de tente

 

Un numéro de shuanghuang

 

Et pour éclairer ainsi le monde par l’histoire, le monde par le monde, le moi collectif par le non moi et le moi individuel par le moi collectif, à quels exercices l’Infaillible se livrait-il ? A la lecture ! Et à la lecture, indifféremment, de livres et de journaux !  Parmi les livres, il lisait tout ce qui lui tombait sous la main : les grands penseurs de l’antiquité, les Annales historiques, officielles et non officielles, des histoires de fiction et des poèmes, des romans historiques ou des livrets de théâtre chanté. Il faisait de même pour les

journaux, lisant indifféremment le Shenbao [de Shanghai], le Yongbao [de Tianjin], le Shuntian shibao [édité par les Japonais], aussi bien que la presse à sensation, voire de caniveau. Il se distinguait des autres devins qui ne connaissaient que les cinq éléments, la théorie du yin et du yang et les commentaires sur l’opposition du ciel et de la terre [dans le Livre des mutations]. Notre Infaillible, lui, savait tout des politiciens et de leurs factions, de leurs alliances et de leurs luttes ; il savait comment les Allemands s’étaient emparés du Shandong et comment les Japonais convoitaient le Nord-Est, qui était en lutte ouverte, se livrait à des manœuvres clandestines oujouait double jeu et avec qui, qui jouait les entremetteuses et qui les proxénètes, et qui était en pleine entreprise de séduction ; il savait même que telle concubine avait une liaison avec tel garde du corps, et tel prince avec tel jeune éphèbe. Il était ainsi au courant de tout, et rien ne lui échappait.  

 

[mais cette affaire concernait Yuan Shikai, qui ne pardonnait pas les erreurs ; on ne pouvait pourtant  pas lui déclarer que sa physionomie n’était pas celle d’un empereur. Le surlendemain de la visite de Yuan Naikuan, le journal Yongbao annonça le retour de l’Infaillible à Tianjin, et une limousine noire vint le chercher pour l’emmener à la résidence privée du président.]

 

  袁世凯贵极人臣,平日外出要有秘书马并武官随从,汽车两旁还要有四十名卫士一路跑步护送,凡是汽车经过的街道,早早地就静街戒严1,连临街商店的门窗都要关上。如此这般,一是怕老百姓吓着袁世凯,二也是怕袁世凯吓着老百姓,两厢隔开,彼此都省事2

 坐在总统府里,袁世凯更是个人物,身着大总统甲种制服,身上挂满了肩章领章袖章缓带,腰上结着腰带,腰带上挎着腰刀,坐时似钟,立起似松,走路带风,摔倒了砸个坑。

1. 戒严 jièyán imposer la loi martiale, des mesures de couvre-feu

2. 省事 shěngshì éviter les problèmes en simplifiant les choses

 

Yuan Shikai était l’autorité suprême. Quand il sortait, il était suivi de ses secrétaires et d’une escorte armée ; sa voiture était protégée par quarante gardes qui l’entouraient en courant, les rues qu’elle traversait étaient bouclées depuis le matin, et les boutiques le long du parcours obligées de fermer. Ainsi, Yuan Shikai n’effrayait pas plus le peuple que le peuple ne l’effrayait ; les deux mondes s’ignoraient, et cette isolation réciproque arrangeait tout le monde.

Dans sa résidence présidentielle, Yuan Shikai en imposait bien plus : revêtu de son grand uniforme aussi raide qu’une cuirasse, avec épaulettes, insignes au col, brassard à la manche, galons et rubans sur la poitrine, ceinturon à la taille et sabre au côté, il était droit comme un i, massif comme une clochequand il était assis, et provoquait des tourbillons dans l’air autour de lui quand il marchait ; s’il était tombé, il aurait fait un trou dans le sol.

 

Yuan Shikai en uniforme

  

[Cependant, Yuan Shikai perdait sa superbe devant un devin, car son rang était de peu d’effet devant des êtres qui ne connaissaient pas de hiérarchie, et il considérait comme indigne de baisser son pantalon pour laisser  examiner ses points de beauté.

Ce jour-là l’Infaillible fut conduit à la maison de la 5ème épouse, la concubine Yang. Cela faisait deux ans qu’il préparait cette rencontre, il était devenu un expert sur le personnage. Yuan Shikai le reçoit avec Yuan Naikuan qui présente au devin un papier rouge portant les huit caractères de la date de naissance du président. L’Infaillible, les yeux mi-clos, ne bouge pas. Et, comme Yuan Naikuan s’impatiente, il demande la date de naissance de l’épouse officielle. Désarroi. C’est la concubine qui fournit les données, et explique :]

 

“人家相士要得对。”五姨太杨氏退出书房时悄声对袁乃宽说,“既是算大总统能不能称帝,先要算正夫人能不能作娘娘1。不是老话上说吗,刘邦2本不是帝王之相,只因为吕后2是娘娘的造化3,这才立下了汉朝江山。”

1. 娘娘 niángniáng impératrice, reine (comme Xi Wangmu 西王母, la Reine mère de l’Ouest, dite Wangmu niangniang 王母娘娘

2. 刘邦 Liú Bāng: fondateur de la dynastie des Han, sous le titre d’empereur Han Gaozu (汉高祖), après s’être rebellé contre la dynastie des Qin. Il a épousé Lü Zhi (吕雉) alors qu’il n’était qu’un petit officier, et elle est ensuite devenue l’impératrice Lü Hou (吕后) ; elle est considérée comme une forte femme, crainte et respectée, administrant le pays avec efficacité pendant que l’empereur était en campagne et éliminant implacablement les rivaux de son fils à la succession ; elle est devenue Impératrice douairière après la mort de son époux, une fois son fils Liu Ying (刘盈) sur le trône comme empereur Hui (汉惠帝), puis Grande Impératrice douairière après la mort de celui-ci. On considère que non seulement elle a aidé Liu Bang à prendre le pouvoir, mais a effectivement gouverné l’empire pendant quinze ans, étant la première femme à le faire.

3. 造化 zàohuà chance, bonne étoile

 

“Monsieur le physiognomoniste a raison », dit à voix basse à Yuan Naikuan la concubine Yang revenant du bureau, « puisqu’il s’agit de prédire si le président peut devenir empereur, il faut d’abord voir si son épouse peut devenir impératrice. On dit bien que Liu Bang n’avait pas la physionomie d’un empereur, mais qu’il a pu monter sur le trône grâce à la bonne étoile de l’impératrice. »

 

[L’Infaillible saisit les deux papiers, et annonce qu’il prend congé. Comme Yuan Naikuan tente de le retenir, il lui dit d’aller chercher le fils de Yuan Shikai et de l’envoyer à son cabinet, et s’en va. Perplexité. C’est à nouveau la concubine Yang qui explique : c’est un sage, prendre le pouvoir est facile, le conserver l’est moins, il faut donc savoir si le fils sera capable de succéder à son père. Or le fils en question, Liu Keding (袁克定), passait son temps à courir les dancings et les maisons closes et c’est dans une maison close que Yuan Naikuan le trouva. Il se changea et courut chez l’Infaillible. Il fallut ensuite attendre encore trois semaines pour avoir les conclusions de la divination : Yuan Keding avait une allure de dragon-phénix, donc né pour être empereur ; l’épouse de Yuan Shikai était tout aussi prédestinée, même ses parents étaient sous le signe du dragon-phénix ; quant à Yuan Shikai, il n’y avait aucun doute sur son destin :]

  

无非子算定,袁世凯只有称帝一条路可走,而且要登极必得在今年举行庆典,因为今年是卯年,大吉1,而且国号要定为“洪宪”2,此中的讲究全写在秘折中,只能让袁世凯一个人看。为永固基业,要铸鼎3,要制龙衣,钟鼎的讲究、龙衣的忌讳4,无非子一一作了交待。至关重要,袁世凯命中注定有一百单八名妖魔兴风作浪5,因之龙座背后的屏风要雕出一百单八只葫芦,每只葫芦用来收一个妖魔,御用6的瓷器要在河南烧制,要用河南的土河南的水河南的火,清一色藕荷淡红7,要以葫芦形态描花贴金,时时刻刻牢记8,镇不住一百零八个妖魔,袁世凯就坐不牢江山。

 最后,无非子大笔一挥,秘奏袁世凯大总统,一方红纸,两个大字:九九。

1. 卯年 mǎonián  année mao (4ème branche terrestre, donc 4ème année du cycle sexagésimal, année du lapin) 大吉 dàjí  très auspicieux, très favorable

2. 洪宪 hóngxiàn abondance constitutionnelle

3. zhù fondre (métaux) dǐng chaudron rituel de bronze ronds à trois pieds et deux anses, ou carrés à quatre pieds et deux anses, symbole de puissance et de richesse. Les plus célèbres sont les neuf chaudrons légendaires qui auraient été fondus par Yu le Grand (大禹), de la dynastie mythique des Xia, pour célébrer sa création des neuf provinces (九洲).

4. 忌讳 jìhuì tabou à éviter  

5. 妖魔 yāomó démon 兴风作浪 xīngfēng zuòlàng causer des troubles

6. 御用 yùyòng utilisé par l’empereur

7. 藕荷 ǒuhé racines de lotus

8. 牢记 láojì ne pas oublier de

 

Un chaudron ding

 

L’Infaillible conclut que Yuan Shikai n’avait d’autre issue que de se proclamer empereur, mais qu’il fallait en outre prévoir les cérémonies d’intronisation dans l’année : l’année en cours était en effet une année mao, très auspicieuse, et le nom dynastique serait Hongxian "Constitution de l’abondance", comme il était noté, avec les conclusions de la divination, dans une lettre secrète destinée au seul Yuan Shikai. Pour assurer l’avenir de la dynastie, il convenait de faire fondre des chaudrons rituels, tisser des robes impériales ornées de dragons, porter une attention particulière aux caractéristiques des chaudrons et aux cloches et éviter les tabous concernant les robes à dragon. Il ajouta que le destin de Yuan Shikai était scellé par cent huit démons fauteurs de troubles, et qu’il fallait donc faire sculpter sur les paravents derrière le trône cent huit gourdes capables de neutraliser ces démons [1] ; il

fallait aussi faire fabriquer dans le Henan les objets de porcelaine à l’usage de l’empereur, en utilisant la terre, l’eau et le feu du Henan, et en les ornant de motifs uniformes de racines de lotus roses, sans oublier d’y peindre des courges rehaussées d’or, car ce n’est qu’en subjuguant les cent huit démons que Yuan Shikai pourrait régner sur l’empire.

Pour finir, l’Infaillible prit un grand pinceau pour écrire sur une feuille de papier rouge un immense double neuf [2].

 

[Yuan Shikai était très superstitieux ; on lui avait prédit un destin exceptionnel quand il était jeune, il avait fait étudier la tombe ancestrale par un spécialiste de fengshui qui lui avait dit que le terrain laissait présager un avenir impérial, le jugement de l’Infaillible finit de le convaincre. Il suivit en tous points ses indications, se proclama empereur, son épouse impératrice et son fils prince héritier, puis accorda une importante récompense au devin ; avec la somme, celui-ci s’acheta une maison dans la concession britannique, prit une concubine et déposa le reste à la banque, ce qui lui assura une grande aisance financière.]

 

 后来呢?后来袁世凯完蛋了1,袁世凯倒台那天,《庸言》报头版头条登载的文字是:“无非子料事如神2……”

人家相士无非子早就断定了,有密折为凭:九九。

九九者,八十一天也,袁世凯只能当八十一天皇帝。

1. 完蛋 wándàn (fam.)  être perdu, fichu.

2. 料事如神 liàoshì rúshén faire preuve d’une clairvoyance exceptionnelle

 

Et ensuite ? Eh bien ensuite, c’en fut fini de Yuan Shikai [3]. Le jour de son abdication, le journal Yongyan parut avec en une un article intitulé : « Un devin dit Infaillible d’une incroyable clairvoyance ».

En écrivant ce mystérieux double neuf, le physiognomoniste Infaillible avait, selon le journal, tout annoncé depuis longtemps : en effet, il voulait dire neuf fois neuf quatre-vingt-un jours, c’est-à-dire exactement le temps pendant lequel Yuan Shikai avait réussi à rester empereur.

 

[Chapitre 3 : Histoire des débuts du physiognomoniste.

Ayant perdu ses parents très jeune, il se retrouve à huit ans serviteur dans une maison de thé. Quand il a quatorze ans, coup de chance : il reçoit un client qu’il installe dans un coin tranquille et entoure de soins prévenants sans le quitter. A midi arrive un diseur de bonne aventure aveugle qu’il installe en face de son client. Une fois l’aveugle reparti, et au moment de partir lui-même, le client fait venir le patron pour lui demander de lui laisser prendre le jeune serveur à son service, lui donnant un lingot d’or en dédommagement. C’était le nouveau préfet de Tianjin. Intrigué, il demande au jeune garçon pourquoi il l’a servi avec autant d’attention : parce que vous étiez le préfet, répond le garçon. Mais je ne suis ici que depuis trois jours et je n’étais pas en tenue officielle, comment as-tu compris qui j’étais ?]

 

“早上,茶楼刚刚开门,您就匆匆走上楼来用茶,此时此际,无论是商贾或是士人,全不是用茶的时候,所以您走上楼台,我就格外当心。凭我素日的体验,茶楼清闲的时候,茶客想找个临街的地方闲坐,一是用茶,二是凭窗降望,也是消磨时光;可您上楼来目光一番巡视,却偏往那僻静处注意,我自然就引您老找了个最僻静的所在。”

Vous êtes venu très tôt, dès l’ouverture, prendre un thé ; cette heure n’est habituelle ni pour les négociants ni pour les lettrés, cela a donc éveillé ma curiosité. En outre, d’après mon expérience, les clients qui viennent à cette heure-là ont tendance à s’asseoir près d’une fenêtre pour regarder ce qui se passe dans la rue tout en dégustant leur thé tout à loisir. Vous, en revanche, avez parcouru la pièce du regard en cherchant un coin tranquille, je vous ai donc conduit à l’endroit le plus discret.

“倘若我是性情孤僻的隐士呢?”

Mais si j’avais été un ermite ?

“那我只要将茶送过去,也就可以走开了。”小无非子颇是得意地回答着。“可是我见您身子才在椅子上坐稳之后,不由自主地双脚竟悬了起来,悬空后踏了一下,没有踏到垫脚的木垫,这才双脚落在地面上。您想,除了坐堂的大老爷,谁有坐定身子抬脚寻踏垫儿的习惯?”?

Je vous aurais servi le thé et vous aurais laissé seul, répondit le jeune Infaillible non sans quelque fierté. Mais j’ai remarqué que, une fois assis, vous leviez automatiquement les pieds, à la recherche d’une barre d’appui, avant de les poser par terre.  Il n’y a qu’un mandarin pour avoir ce réflexe.

“哈哈。”道台大人开心地笑了,“果然是一个伶俐的少年。”

Ahah ! s’exclama le préfet en riant, tu es vraiment malin !

“光见您悬起双脚寻踏垫,我还不致如此精心侍奉,倘您是个退隐的官员,不也是悬脚寻踏垫吗?”

Mais cela ne suffisait pas pour m’inciter à vous servir avec autant d’attention, vous auriez pu être à la retraite.

“说得有理。你又是怎样看出我正在位上的呢?”道台大人更深一步究问。

Tu as tout à fait raison. Alors comment as-tu deviné que j’étais en exercice ? demanda le préfet.

 

“我将茶盅呈上之后1,您只轻轻地咂了一口2,然后举起茶盅从肩上向后递过来,这就非同小可了3,我断定侍奉您老用茶的人必时时站在您老人家的宝座后面。倘不在位上,即使有家丁仆佣,咂过茶后也会将茶盅放回案上的。再一想,茶楼里早议论新大人三日前到任了,我料定您必是微服私访的4新大人无疑了。”

1. 茶盅 cházhōng tasse de thé sans ansechéng offrir, présenter à un supérieur

2. tremper à peine ses lèvres, boire à petites gorgées

3. 非同小可  fēitóng xiǎokě pas inimportant, significatif

4. 微服私访 wēifú sīfǎng se mêler au peuple incognito 

5. 料定 liàodìng certain

 

Lorsque je vous ai eu apporté votre tasse de thé, vous n’en avez pris qu’une gorgée, puis vous avez levé la tasse au-dessus de votre épaule, geste significatif car il montrait que vous aviez coutume d’avoir un serviteur derrière vous. En y repensant, je me suis rappelé avoir entendu dire que le nouveau préfet allait arriver dans trois jours ; j’ai donc eu la certitude que c’était vous, venu incognito.

[le préfet le félicite]

 

“侍奉您老人家用茶的时候,我就暗自琢磨1,道台大人微服私访,来这茶楼里访谁呢?倘要询知民间疾苦,该要等到下晌茶楼满堂的时候,那时茶客多,七嘴八舌,从中自能得知一些民情。可此时此际满茶楼只一个人,道台大人想访什么呢?”小无非子自己询问自己,然后又斩钉截铁地自己回答说,“来这里等人。”

1.暗自 琢磨 ànzìzhuómó polir et affiner [ici sa réflexion] en soi-même, intérieurement.

Tout en vous servant, j’ai poursuivi intérieurement ma réflexion, en me demandant qui vous pouviez bien venir voir ici. Si vous aviez cherché à entendre ce dont se plaint le peuple, vous seriez plutôt venu l’après-midi quand il y a affluence, que tout le monde parle à tort et à travers et que l’on peut intimement connaître le sentiment populaire. Mais vous étiez seul, quel était le but de votre visite ?  - Vous étiez venu attendre quelqu’un, dit le jeune Infaillible en répondant à sa propre question.

 

“又让你猜中了。”道台大人又点点头。“可是,你如何就知道我等的人就是那个盲人算命先生呢?他可是只敲着手锣在街上走呀。”

Tu as de nouveau parfaitement deviné, dit le préfet en hochant la tête. Mais comment as-tu compris que c’était cet aveugle que j’attendais ?

 

“盲人算命先生敲打手锣是为了招待生意,他必是缓缓地敲慢慢地走耐心地等待有人招呼。可这位算命先生敲打的手锣声竟风儿一般急匆匆愈响愈近,可见他唯恐被人拦住拉走,只是将手锣作为暗语,告诉那等候他的人自己来了。您想,我不下楼将他引上来,岂不是白侍奉您这大半天时光了吗?”

Si les diseurs de bonne aventure aveugles frappent dans leur gong, c’est pour attirer l’attention des gens ; ils frappent donc doucement en avançant lentement, et en attendant patiemment que quelqu’un les appelle. Or celui-ci frappait sur son gong à la vitesse du vent, comme s’il avait peur que quelqu’un le freine dans sa marche ; cela ressemblait donc à un signal secret, pour avertir de sa venuela personne qui l’attendait. Vous voyez, si je n’étais pas allé le chercher, n’aurais-je pas perdu mon temps à m’occuper de vous ?

“哈哈哈哈!”道台大人笑了。“赏!”一声命令,按照惯例,小无非子得到两串大钱的奖赏。

…………………..

[le jeune Infaillible entre donc au service du préfet qui lui apprend à lire et à écrire… il devient lettré à ses côtés. Mais le préfet est destitué, condamné à mort, et sa famille vendue. Il est finalement gracié après la mort de l’impératrice douairière et de l’empereur, mais, quand il est libéré, il ne lui reste que son fidèle serviteur, et pour tout viatique le Livre des mutations : il se fait devin. Le jeune Infaillible devient son assistant et apprend ainsi peu à peu avec lui les arcanes d’un art devenu très recherché au fur et à mesure que le pays sombre dans le chaos, les nobles de Tianjin, en particulier, voulant savoir combien de temps encore allait durer la dynastie pour mettre leurs biens à l’abri. Or, un matin, l’ancien préfet est retrouvé mort dans son lit. Le jeune Infaillible est bien obligé de lui succéder, pour finir une affaire en cours dont il n’aurait pu rembourser les sommes avancées. Il s’agissait justement de prédire l’avenir de la dynastie.]

 

  转眼间到了宣统三年,公元一千九百一十一年,无非子示出了两句批字。第一句:得之者摄政王1,失之者亦摄政王。第二句:得之者孤儿寡母,失之者亦孤儿寡母。

 王公贵族们得了这两句批字,便各打各的主意去了,一时之间瑞士各个银行来自中国的存款激增,各租界地的地皮价码暴涨,大家心领神会2,没指望了。

果不其然3,未出半年,宣统退位,大清朝亡国了,完了。

1. 摄政王 shèzhèngwáng régent

2. 心领神会 xīnlǐng shénhuì comprendre intuitivement

3. 果不其然 guǒbù qírán comme prévu, comme on pouvait s’y attendre

 

On était déjà en l’an 3 du règne de Xuantong, soit en 1911 ; l’Infaillible remit un verdict en deux phrases : un, le régent l’emporte, mais le régent le perd ; deux, la veuve et son fils orphelin l’emportent, mais ils le perdront. Au vu de ces deux phrases, princes et nobles prirent leurs dispositions ; en un rien de temps, l’argent venu de Chine afflua dans les caisses des banques suisses et, dans les concessions étrangères de Tianjin, le prix de l’immobilier monta en flèche. Tout le monde avait compris intuitivement qu’il n’y avait plus rien à espérer.

Effectivement, moins de six mois plus tard, Xuantong abdiqua ; c’était la fin de la grande dynastie des Qing.

  

何以谓之曰:得之者摄政王?吴三桂引清兵入关,率兵入主中原的是多尔衮,多尔衮是摄政王,是他得的天下。失之者摄政王,溥仪当朝年仅三岁,朝政里的事全由载沣摄政,清室退位诏书就是隆裕太后和他最后商量后颁布的,这岂不是失之者摄政王吗?

  第二句,得之者孤儿寡母,那是指多尔衮入关至燕,从北京城打跑了李自成,他自己不能称帝,便迎请世祖母子入京,天下就到了孤儿寡母手里。失之者孤儿寡母,溥仪和隆裕太后,不正是孤儿寡母吗?

 无非子一炮走红,一亮相便作了大明星。

Mais que signifiait “le régent l’emporte” ? Wu Sangui [général des Ming défendant la passe de Shanhaiguan] laissa entrer en Chine centrale l’armée mandchoue de Dorgon ; il était régent et avait ainsi remporté le Mandat du ciel. Mais ensuite, après avoir consulté l’impératrice douairière Longyu, le régent Zaifeng qui gouvernait pour le petit empereur de trois ans décida d’abdiquer : un autre régent n’avait-il pas perdu le pouvoir ?

Quant à la seconde phrase, concernant la veuve et l’orphelin, elle se réfère à la suite de l’histoire de Dorgon : quand il eut chassé le rebelle Li Zicheng de Pékin, il ne put monter lui-même sur le trône impérial ; il accueillit la veuve [du défunt Hong Taiji] et son fils. Ce sont donc bien la veuve et l’orphelin qui obtinrent le Mandat du ciel. Et c’est Puyi et l’impératrice douairière Longyu qui finalement le perdirent, autre veuve et son fils orphelin. 

L’Infaillible devint d’un coup une célèbre vedette.

 

…………..

 

*

Ces trois premiers chapitres introduisent le personnage de l’Infaillible en le replaçant dans le contexte historique. L’histoire et l’atmosphère chaotiques des années 1910 à Tianjin, au moment des débuts de la République, sont évoquées sous l’angle original de la pratique de la divination. Du point de vue narratif et stylistique, c’est l’occasion d’un éblouissant exercice de style sous prétexte de sentences divinatoires : celle donnée au chapitre trois est une introduction aux suivantes, le fil de la narration suivante étant constitué par une prédiction d’avenir demandée à l’Infaillible par un général vaincu qui, tentant de revenir en force et de prendre le pouvoir, l’a kidnappé pour s’assurer ses services. Situation périlleuse dont l’Infaillible se sort par une pirouette verbale, dont le sens est suffisamment obscur pour pouvoir être renversé quand les circonstances prouveront que le sens premier était erroné. L’Infaillible ne l’est que par la maîtrise du verbe, et c’est cela, outre la richesse des références littéraires, qui fait de la nouvelle de Lin Xi un texte d’une prodigieuse dextérité stylistique.

 

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[1] D’après les théories du fengshui, les calebasses (ou gourdes 葫芦) ont le pouvoir de lutter contre les influences et esprits néfastes.

[2] C’était le chiffre réservé à l’empereur, connotant gloire et puissance.

[3] Il se proclame empereur à vie le 12 décembre 1915, mais doit tout de suite faire face à une forte opposition ; quatre gouverneurs se révoltent, il doit se retirer. Son règne prend fin le 22 mars 1916, au bout de seulement trois mois. Il meurt le 4 juin suivant, dans un pays au bord de la guerre civile.

 

 

     

 

 

 

 

 

     

 

 

 

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