Nouvelles de a à z

 

« Il ne faut jamais manquer de répéter à tout le monde les belles choses qu’on a lues »

Sei Shōnagon (Notes de chevet)

 
 
 
     

 

 

Chi Li : « Une taille de guêpe »   

池莉《细腰》

par Brigitte Duzan, 28 septembre 2021

 

Cette courte nouvelle de Chi Li (池莉) a été écrite en 1986, c’est-à-dire avant qu’elle ait terminé ses études à l’université de Wuhan. Même si elle n’a été publiée dans un recueil qu’en octobre 1999, c’est la date de son écriture qui importe : elle reflète en fait l’influence de la littérature d’avant-garde qui s’est développée dans la deuxième moitié des années 1980 et a justement cédé la place à au courant néo-réaliste dont Chi Li est elle-même une représentante. On voit bien dans ce texte les influences qui ont marqué son style de manière bien plus complexe que la seule étiquette de néo-réalisme pourrait le laisser penser.

 

C’est un portrait en demi-teinte de deux personnages dont on ne comprend que vaguement ce qui a pu leur arriver et dont on devine entre les lignes la relation qui les lie. C’est aussi un superbe exercice de style qui permet de mieux percevoir la poésie qui imprègne les

 

Recueil 1999

récits de l’auteure de manière diffuse comme la pluie des prunes, dans sa nouvelle, noie les contours de la ville.

  

梅子雨下得柔柔的,愁愁的,淡淡的,悄悄的。暮色四合,天暗地晕,远近一片凄

迷。

    一个凄迷的大城市里一条凄迷的小街。

    一辆乌鱼般的小轿车缓缓游来。

    苍白的路灯隔了很久才有一只,寥寥几个行人的身子被路灯拉得老长老长,摇晃不

定。司机犯忌,生怕轧了人影子,把车开得蛇一般扭摆。

    “小田,怎么啦!车上的老人说。

    司机含了一点儿委屈,说:郭老,什么怎么啦?到了吗?郭老。

    “再往前一点就可以停车了。

    “吙。司机如释重负。

    老人说:吙吧,往后我再也用不着车了。

    司机大惊失色:郭老,您说这话!我可受不了!我可不是那种过河拆桥的势利小

人,您这么多年——”

停车。老人说。

Une fine pluie des prunes tombait sans discontinuer [1], légère, morne, silencieuse. Le crépuscule gagnait, le ciel était sombre, la terre évanouie ; à proximité ou dans le lointain, tout devenait indistinct.

Indistincte la grande ville, et dans la ville indistinctes les ruelles.

Une petite voiture se frayait un chemin comme une anguille.

Une lumière blême tombait des lampadaires, tellement espacés que les ombres des quelques passants solitaires en étaient étirées à l’extrême, et sans cesse en mouvement. Pris d’une frayeur ancestrale à l’idée d’écraser l’une de ces ombres, le chauffeur tentait de les éviter en adoptant l’allure ondoyante d’un serpent.

- Tian, qu’est-ce que tu fais ? demanda le vieil homme à l’arrière.

- Comment cela, qu’est-ce que je fais ? monsieur Guo, répondit le chauffeur d’un ton contrarié, on est bientôt arrivés ?

- Vous allez bientôt pouvoir garer la voiture.

- Ah, dit le chauffeur comme soulagé d’un grand poids.

- Bien, dit le vieil homme, et à l’avenir je n’aurai plus besoin de la voiture.

Le chauffeur eut l’air stupéfait :

- Comment pouvez-vous dire cela, monsieur Guo ! Ce n’est pas possible. Je ne suis quand même pas un de ces individus serviles qui brûlent les ponts derrière eux une fois passés sur l’autre rive, cela fait tellement d’années que…

- Arrêtez-vous là, dit le vieil homme.

 

    不待司机开门,老人就钻出了车,地一声,老人火火地反手一挥,关上车门,

径直走了。

    老人蜇进了一条小巷。

    老人胸有成竹地穿行在迷宫般的小巷里。

    在一幢墙面斑驳的房子面前,老人停下了。老人上下打量了一番这古刹似的老房子,

伸手摸了摸生在砖缝里的青苔,然后叩响了两扇硕大的杉木门板上的铜环。

    许久,门吱呀呀开了一道缝。屋里头关了只月亮似的一地昏黄的光。开门的老头在

昏黄的光线里辨认了一下来客,让过身子,又去关那吱呀作响的沉重的门。两壶水在两

个房门边的两只煤炉子上同时噬噬冒汽。一时间分不清男女的几个老人停止了各自的动

作,混浊的眼珠迟钝地盯着上楼的来客。

Sans attendre que le chauffeur lui ait ouvert la porte, le vieil homme descendit de la voiture, fit claquer d’un geste brusque la portière derrière lui et partit.

Il s’engagea dans une petite ruelle et se dirigea sans hésiter dans ce dédale labyrinthique, comme s’il avait déjà reconnu les lieux.

Il s’arrêta devant un vieux bâtiment à la façade bariolée qui avait l’air d’un vieux temple bouddhiste et tendit la main pour parcourir du doigt la mousse qui poussait dans les interstices entre les briques, puis il frappa aux anneaux de bronze qui ornaient les deux solides battants de la porte en sapin de Chine.

 

 

 

 

La porte s’entrouvrit en grinçant au bout d’un long moment. L’intérieur  n’était éclairé que d’une faible lueur, comme celle de la lune. Le vieillard qui avait ouvert la porte reconnut le visiteur dans cette obscure lueur et s’effaça pour le faire entrer, avant de refermer la lourde porte grinçante derrière lui. Deux bouilloires posées sur des réchauds à charbon à côté de deux portes se mirent à siffler en même temps en dégageant un nuage de vapeur. Quelques personnes âgées dont il était impossible de distinguer sur le champ s’il s’agissait d’hommes ou de femmes s’immobilisèrent pour fixer lentement leurs regards troubles sur le visiteur qui montait à l’étage.

 

 楼梯似乎比以前更狭小更黑暗了。扶手冰冷滑腻,像条冻僵的蛇。老人不得不侧起

腆着的腹部,一步一步往上爬。楼梯板颤栗了,不胜重负地咯咯呻吟。老人的脚步声回

响在大屋里,嘡嘡如空谷钟声。楼下冲天升起一个老妇尖锐的痰声:谁家的呀?轻点

儿!房子要塌了,楼梯要垮了。造孽鬼们的!

    老人不闻不问,依然一步一步往上爬。

    蓦然,楼梯上亮了。老人仰起头,看见了她。她立在楼梯口,专注地握着手电筒,

一级级明亮着老人脚下的梯板。

L’escalier lui sembla encore plus étroit et plus sombre qu’auparavant. La rampe était glacée et lisse, tel un serpent gelé. Le vieil homme était obligé de propulser son ventre bien nourri afin de progresser, pas à pas. Les marches tremblaient sous son poids en craquant et gémissant. Les pas du vieil homme résonnaient dans tout l’immeuble comme l’écho d’une cloche dans une vallée déserte. Venue d’en bas, la voix perçante d’une vieille femme protesta : « Mais qui monte comme ça ? Faites un peu plus doucement ! Vous allez faire écrouler la bâtisse, ce malheureux escalier ne va pas résister. Que diable vous a-t-il fait ? »

Le vieil homme poursuivit son ascension, pas à pas, comme si de rien n’était.

Soudain, l’escalier s’éclaira. Levant la tête, le vieil homme la vit. Elle se tenait sur le palier, une lampe électrique à la main, illuminant les marches sous les pieds du vieil homme.

 

    老人爬完了楼梯。她抬起了头,安详温和地说:来了?

    老人说:来了。

    老人一阵轻松,产生了夜鸟归巢的感觉,以为自己每天都回到的是这里。

    他们一前一后进了房间。她虚掩了房门。

    冬天取暖的炉子还没有撤掉,炉口上坐了一只热腾腾的瓦罐。幽蓝的火苗围烧着瓦

罐底边活泼泼地舞蹈。小房间暖胜初夏。空中浮动着浅浅淡淡的檀香香味。小灯管悬在

炉子上方,炉子一周有个晕晕的光圈,其它地方阴影重重。

    她在阴影里掀掉了出门才裹上的曾经华贵的旧呢大衣,露出了玄色窄袖薄棉袄。噢,

她的腰肢还是那般的纤细,盈盈一握;人却是已经老了。

Il finit de monter. Levant la tête vers lui, elle lui demanda d’un ton doux et paisible : « Vous êtes venu ? »

« Oui », dit le vieil homme.

Il ressentit un grand soulagement, tel l’oiseau rentré au nid à la nuit, comme s’il revenait là chaque jour.

Ils entrèrent l’un derrière l’autre dans l’appartement et elle ne referma pas totalement la porte.

Le poêle de l’hiver était toujours là et dessus était posé une théière en terre, brûlante. Des flammes bleutées dansaient vivement en-dessous, et il faisait plus chaud dans la petite pièce qu’au début de l’été. Une très légère senteur d’encens de bois de santal planait dans l’air. Une petite lampe était accrochée au-dessus du poêle, éclairant ses abords immédiats d’un halo diffus tandis que le reste de la pièce était plongé dans l’ombre.

Dans l’ombre, elle enleva le vieux manteau de laine, si précieux en son temps, qu’elle ne mettait que pour sortir, dévoilant une mince veste rembourrée de coton noir aux manches étroites. Ah ! elle avait encore la taille tellement fine qu’on aurait pu l’enserrer de ses mains ; et pourtant elle n’était plus toute jeune.

 

    老人看着她。

    她接过老人的帽子,弹着呢绒上细碎的雨分子,说:这黄梅雨哟。

    她取了一条干毛巾,轻轻抽打老人的衣服,从衣领到裤脚。

    她搬了两只颜色模糊、漆皮脱落的太师椅,分别放在炉子两边。说:你坐,我来

沏茶。

    老人坐了下来。在干燥暖和清香的空气里,老人全身舒适,大小关节咯吧咯吧松开。

    她端来一只托盘,揭掉托盘上罩的茶巾。托盘里放着一只宜兴陶壶,两只陶杯,一

只陶罐。她用开水烫热了陶壶后倒掉了壶里的开水,从陶罐里拣了支象牙骨茶匙挑出几

匙茶叶放进陶壶,然后再次冲满一壶开水,盖严壶盖。少顷,她又提起水瓶,将开水慢

慢浇遍壶体。紫红色的陶器和一双小巧苍白骨棱棱的手,仿佛一种绝世名贵的花在缓缓

开放。她从从容容地沏茶,手到眼到 [2],做得专心致志。   

茶香飘逸出来了。

Le vieil homme la regardait.

Elle prit son chapeau et secoua les fines gouttelettes de pluie encore accrochées à la laine en disant : « Ah, cette pluie des prunes ! »

Puis elle prit une serviette sèche pour doucement frotter ses vêtements, de son col jusqu’à ses jambes de pantalon.

Alors, elle avança deux fauteuils anciens un peu abîmés, d’une couleur légèrement passée, et les plaça des deux côtés du poêle en disant : « Asseyez-vous, je vais préparer du thé ».

 

 

 

太师椅 [3]

 

Le vieil homme s’assit. Dans l’air chaud et parfumé, il sentit tout son être se détendre, ses jointures elles-mêmes se relâchaient en craquant.

Elle revint en apportant un plateau et retira le napperon qui le couvrait. Sur le plateau, elle avait mis une théière en terre cuite de Yixing, un pot et deux tasses également de terre cuite. Après avoir ébouillanté la théière, elle prit avec une cuillère en ivoire quelques feuilles de thé dans le pot de terre et les fit glisser dans la théière qu’elle remplit à nouveau d’eau bouillante et referma en ajustant hermétiquement le couvercle. Au bout d’un court instant, elle reprit la thermos d’eau chaude et en versa lentement sur la théière. La terre cuite de couleur pourpre et ses deux mains aux os fins, d’une délicate pâleur, semblaient des fleurs d’une grande rareté en train de lentement s’ouvrir. Elle fit sans hâte infuser le thé, son regard suivant ses mouvements, corps et âme unis dans une harmonie parfaite.

L’arôme du thé flottait dans la pièce.

 

    她为老人倒了一杯茶,又摆上了一碟老人所喜爱的这个大城市的小巷里久负盛名的

点心:蟹壳黄 [4]。多少年的习惯是每当老人没有吃饭的时候她才上这种点心的。

她为自己倒了半杯茶,也坐了下来。隔着炉火,坐在老人对面。

Elle versa une tasse de thé au vieil homme, puis lui tendit une petite assiette de son amuse-gueule préféré, une spécialité de longue date des petites ruelles de cette grande ville : des bouchées en coquilles de crabe. Cela faisait des années que le vieil homme avait pris l’habitude d’en manger avant les repas.

Elle se versa la moitié d’une tasse de thé et alla s’asseoir, face à lui, de l’autre côté du poêle.

 

    她怎么就知道老人没吃饭?

    她知道老人为什么从饭桌上走开吗?

    知道老人已经离休了吗?

    知道老人决计搬出小红楼吗?

    知道小红楼也世袭[5]

    知道因此儿女们群起攻击老人吗?

    知道老人的老伴要与老人决一死战保住小红楼吗?

    知道老人两个保姆眼藏悻悻之色吗?

    知道多年寡言少语的司机变得喜欢一味表白自己吗?

还有更要命的,知道吗?那是……

Comment savait-elle que le vieil homme n’avait pas mangé ?

Savait-elle pourquoi il avait quitté la table, ce soir ?

Savait-elle qu’il avait pris sa retraite ?

Savait-elle qu’il avait décidé de déménager du petit pavillon rouge ?

Savait-elle que ce petit bâtiment n’était pas un héritage familial ?

Savait-elle qu’à cause de cela ses enfants s’étaient ligués contre lui et l’avaient attaqué ?

Savait-elle que son épouse était prête à lutter à mort avec lui pour conserver ce petit pavillon rouge ?

Savait-elle qu’il pouvait lire de la rancœur dans le regard de ses deux domestiques ?

Savait-elle que le chauffeur qui était à son service sans mot dire depuis des années avait changé et avait pris goût à exprimer son opinion sans sa réserve habituelle ?

Et bien d’autres choses encore, le savait-elle ? Cela…

 

    “想你是等不及做饭的,先充充饥也好,她说。她看定老人,微微含笑,呷了一

口茶。她一切都知道。

    老人感到自己透明了:自己就是一堆烦躁和愤怒。何必去一一叙说那琐碎的细节呢?

    她双膝并拢,两脚相偎:削肩细腰,十指纤纤,神情柔和宁静淡泊空远。她就这般

古色古香地坐着,把那柔和宁静淡泊空远源源不断传送给老人。

    烦躁和愤怒离老人渐渐远了。

    他们隔着炉火,默默相视,用跳动的心读着对方脸上每条新皱纹的来由和老皱纹的

经历。

    老人脸上沟壑交错。

    她的脸上皱褶纵横。

一本深奥无比的天书,只有他俩懂。

« J’ai pensé que vous auriez du mal à attendre le dîner, cela calmera un peu votre faim, » dit-elle en regardant le vieil homme avec un léger sourire. Elle prit une gorgée de thé. Elle savait tout.

Le vieil homme se sentit percé à jour, avec toute sa colère et son énervement. À quoi bon tout raconter dans les moindres détails ?

Elle était assise les genoux serrés, les pieds collés l’un contre l’autre – les épaules étroites, la taille fine, les doigts délicats, et une expression de douceur et de sérénité dans une distance toute de simplicité. Assise ainsi, elle avait la patine et l’arôme du temps, et son air de douceur et de sérénité, souligné par cette humble distance, se transmettait imperceptiblement au vieil homme.

Il sentit sa colère et son énervement se calmer.

Séparés par le poêle, ils se regardaient en silence, lisant d’un cœur battant sur le visage de l’autre les raisons de chaque nouvelle ride et l’histoire de chacune des plus anciennes.

Le visage du vieil homme était parcouru de profondes entailles.

Son visage à elle était strié de petits plis en long et en large.

Un livre mystérieux dont ils étaient les seuls à savoir déchiffrer les arcanes.

 

    忽然,老人发现她的头发全白了。老人不懂了,那最后一根黑发是在哪一天绝望的?

    她无声地晃了晃头,满头银丝波光闪亮。

    这还不懂么?第一根黑发是怎么白的,最后一根也就是怎么白的。白了头发又有什

么?生长了几十年的头发不白才怪,老人白发才老得正宗。她白发似雪,颜面似雪,慈

祥而又高贵;而左腮那颗塌陷了仿佛雪地上掉了一滴热泪的笑涡,又恰到好处地显示了

一个女人昔日的娇媚。不错,白了头发又何必感伤?

老人会意了。

Soudain, le vieil homme réalisa qu’elle avait maintenant les cheveux blancs. Intrigué, il se demanda quand avait disparu le dernier de ses cheveux noirs.

Elle secoua la tête en silence, et sa chevelure irradia des vagues de lumière argentée.

De quoi s’intriguer ? De la manière dont le premier cheveu blanchit, et dont le dernier, enfin, blanchit à son tour ? Qu’y a-t-il d’extraordinaire à cela ? Si les cheveux ne blanchissaient pas au bout de quelques dizaines d’années, c’est cela qui serait étrange ; on ne peut dire qu’un homme est vraiment vieux que quand il a des cheveux blancs. Elle avait des cheveux d’un blanc de neige, et un visage du même blanc, plein de bonté et de noblesse. Dans sa joue gauche se dessinait une fossette comme creusée dans cette surface neigeuse par quelque larme chaude, à l’endroit même qui faisait autrefois tout le charme d’une femme. Vraiment, pourquoi s’affliger de cheveux blancs ?

Le vieil homme avait compris cela.

 

    第二道茶了,茶味最醇。他们相对而坐,无声无语。

    噢,她的腰肢还是这般纤细,盈盈一握,人的确是老了呵!

    是呵,老了。光阴似箭,谁能不老?老了又有什么?总是不变生命就没个味道了。

    哦,我对不起你,对不起……实在对不起,你如今孤灯只影,一无所有。

    有什么对不起!你又有什么?到头来谁个又有什么?人人不都是光身子来光身子去。

多难得今晚炉火还温暖,茶沏得这么香,你我还能相对喝一杯。

    她呷了一口茶。

    老人呷了一口茶。

    老人的面颊上晦色散去,泛起光彩,心平气和,一片清新。

    他们坐着坐着,坐着。间或有一丝隐隐的喜颜悦色掠过他们淡然的脸。

    幽蓝的火苗不再舞蹈。炉膛里的煤通红遍体,静静燃烧。瓦罐上的腾腾热汽已变为

袅袅白烟。

    门外是猫还是人?用极轻极轻的脚步走过去又走过来,在房门外停了许久许久,后

来还是走开了。

À la deuxième infusion, le thé gagna en saveur. Ils étaient toujours assis l’un en face de l’autre, en silence.

Ah, elle avait la taille toujours aussi fine, si mince qu’on aurait pu l’enserrer de ses mains, malgré l’âge qu’elle avait !

C’est vrai qu’elle était âgée, maintenant. Le temps passe comme une flèche, qui ne vieillit pas ? Et alors ? Si la vie ne changeait pas, quel intérêt aurait-elle ?

Oh, je regrette, je suis désolé… vraiment désolé de vous voir ainsi, ombre solitaire, sous la lampe, sans rien avoir à vous.

Mais pourquoi être désolé ? Y a-t-il une raison de se désoler pour vous ? Y a-t-il quelqu’un pour qui on puisse être désolé ? Les hommes naissent nus et repartent nus. Mais ce soir, le poêle irradie une chaleur plus douce que jamais, le thé a une saveur rare, quel bonheur de pouvoir encore en boire une tasse ensemble.

Elle but une gorgée de thé.

Le vieil homme en but une aussi.

Son visage perdit sa morosité et s’illumina. Il se sentait revivifié, en paix.

Ils restaient assis là, avec par moments une lueur de joie éclairant brièvement leurs visages impassibles.

Les flammes bleuâtres avaient cessé leur danse. Le charbon dans le poêle était incandescent et se consumait sans bruit. La vapeur brûlante qui s’échappait de la bouilloire s’était transformée en une fumée blanche qui s’élevait en volutes.

Dehors, était-ce un chat ou quelqu’un ? C’étaient des pas très légers qui allaient et venaient, s’arrêtaient un long moment à la porte, puis s’éloignaient.

 

    第三道茶茶味已淡。老人站了起来,在小房间踱着圈。件件家具都还是摆在老地方,

只是家具的颜色全都黑了。尽管洁净得一尘不染,可是已成死色。檀香燃尽,香灰委地,

霉味从四面八方涌了出来。是那种太阳晒不掉射不透的陈年老朽的霉。

    老人由此联想起了什么。问:这里又发作过了吗?老人指指心脏。

    她没有回头看却清楚地答道:发作过两次,两次都是在冬天,都住了医院。

    老人说:我也发作过两次,也都是冬天发作的,也住了院。我们一样的。老人

孩子气地笑出了声。她也笑出了声。

    “好,我该走了。老人说。

    她缓缓起身,取来了帽子。老人弯下魁梧的身躯,低下头;她踮起脚,她的竹节般

的手将帽子周周正正戴在老人头上。

    噢,她的腰肢还是那般的纤细,盈盈一握。

    老人突然握住了面前的细腰:听我说现在我无官一身轻了,我应该……”

你应该走了。她说。

À la troisième infusion, le thé était moins fort. Le vieil homme se leva et fit le tour de la pièce. Tous les meubles étaient exactement à la même place ; la seule différence était que leur couleur était un peu plus foncée. Bien qu’impeccablement astiqués, ils avaient cependant déjà pris la couleur de la mort. Le bâton d’encens de bois de santal s’était consumé, les cendres étaient tombées par terre. Une odeur de moisi se dégageait des quatre coins de la pièce, un moisi accumulé d’année en année dont aucun rayon de soleil ne pourrait plus venir à bout.

Cela rappela quelque chose au vieil homme.

- Est-ce que vous avez eu de nouveau une attaque, là ? » demanda-t-il en montrant son cœur.

- Oui, deux fois, répondit-elle clairement sans même tourner la tête pour regarder son geste, deux fois en hiver, et les deux fois j’ai été hospitalisée.

- Moi aussi, dit le vieil homme, j’ai eu deux infarctus, en hiver aussi, et j’ai dû aussi être hospitalisé. Nous sommes pareils.

Il se mit à rire comme un enfant, et elle rit elle aussi.

- Bon, dit-il, il faut que j’y aille.

Elle se leva lentement et prit son chapeau. Il se pencha en baissant la tête et elle se mit sur la pointe des pieds pour, de ses doigts noueux comme des tiges de bambou, lui mettre bien comme il faut le chapeau sur la tête.

Ah, elle avait encore la taille si fine qu’il aurait presque pu l’enserrer de ses mains.

Alors le vieil homme, soudain, saisit cette taille de guêpe devant lui en disant :

- Maintenant que je n’ai plus de poste officiel, je suis tranquille. Il faut…

- Il faut que tu partes, dit-elle.

 

    老人的手松落下来。老人暗自惭愧,若不是她截得快,他差点又抛出一个空诺。

    她在阴影里裹上了那件曾经华贵的旧呢大衣,系上了头巾,襁褓里的新生婴儿一般

朝老人扬起皱纹累累的纯净的额头。说:

    “有空再来。

    老人回头望了望炉火,望了望两只太师椅和两杯残茶,望了望她柔和宁静淡泊空远

的眼睛说:好。

    她把老人送出了大门,瑟瑟缩在门洞里。

    老人停住了,回头摆手示意她回屋去。她呆了一刻,慢慢退进了身子,黑漆漆的门

吱呀呀响起来。在两扇门最后合拢的一刹那,老人相信他看到门缝里迸出了一颗泪。

    老人趋步上前,摸索着门上那迸泪的地方,是湿的;他放在舌头尖上尝了尝,似乎

也咸也甜。再一摸,整块门都是湿的。梅子雨还在下。

    梅子雨还在柔柔地愁愁地下。

    小巷里烟雾迷茫,小街上烟雾迷茫,大马路上烟雾迷茫。高楼大厦轮廓模糊,黑影

幢幢,万家灯火黯然失色,弱如星光;天地相接,苍苍莽莽,一团混沌。便是好男儿又

怎能叫它云开雾散,风息雨弄,要一个自己喜爱的天[6] ?罢了,任其自然,自然公平,事

事又何必强求。后退一步,海阔天空。老人异常平和地对司机说:让你久等了。

La main du vieil homme retomba. Il ressentait une certaine honte car si elle ne l’avait pas très vite arrêté, il aurait pu lui faire une autre promesse creuse.

Dans l’obscurité, elle passa le vieux manteau de laine si précieux, en son temps, et se noua un foulard sur la tête. Ainsi emmaillotée comme un nouveau-né, elle leva vers le vieil homme son front très pur couvert de rides en lui disant : « Revenez quand vous avez le temps. »

Le vieil homme se retourna, jeta un regard sur le poêle, sur les deux fauteuils anciens, les deux tasses à moitié vides, puis sur ses yeux doux et paisibles qui gardaient la même distance. « D’accord, » dit-il.

Elle le raccompagna jusqu’à la porte de l’entrée, et resta recroquevillée dans l’ouverture.

Le vieil homme s’arrêta et lui fit signe de la main de rentrer. Elle resta un moment sans bouger avant de s’y résoudre, et la lourde porte laquée de noir se referma en grinçant. À l’ultime instant où les deux battants se rejoignaient, le vieil  homme crut voir dans le mince interstice jaillir une larme.

Il s’approcha très vite pour aller toucher sur la porte l’endroit où il avait aperçu la larme  : c’était humide ; il porta son doigt à la bouche et goûta du bout de la langue : c’était à la fois salé et sucré. Il toucha encore : toute la porte, en fait, était mouillée. La pluie des prunes continuait de tomber.

 

La ruelle était noyée dans un brouillard diffus, la rue était noyée dans le même brouillard, le boulevard aussi. Les grands immeubles avaient des contours flous, des ombres noires se glissaient furtivement çà et là, les lumières dans les maisons avaient perdu leur éclat, comme la lueur de lointaines étoiles. La terre et le ciel ne faisaient plus qu’un, un monde indistinct et sans forme, à l’infini. Comment même le meilleur des hommes pourrait-il faire que se dissipent les nuages, que s’éclaircisse la brume et que le vent chasse la pluie afin d’avoir le ciel tel qu’il l’aime ? Non, il faut laisser la nature suivre son cours, un cours juste et raisonnable. Il ne faut pas tenter de forcer les choses. Prenons du recul, vaste est l’océan et illimité le ciel.

Sur un ton d’un calme inhabituel chez lui, le vieil homme dit au chauffeur : « Je vous ai fait attendre longtemps. »

 

   

 


[1] La pluie des prunes désigne traditionnellement la pluie qui tombe au sud du Yangtsé aux quatrième et cinquième mois lunaires, c’est-à-dire à la fin du printemps et au début de l’été. On disait que, lorsque les prunes arrivent à maturation, elles dégagent une humidité qui se tourne en pluie. C’est une période de brouillard et de pluie fine et continue. Le terme vient d’un poème de Du Fu.

Cette pluie prend ici un aspect symbolique.

[2] 手到眼到 shǒu dào, yǎn dao : le regard suivant là où va la main

Expression dénotant une parfaite harmonie dans les gestes, comme dans les mouvements de taiji.

[3] 太师椅 tàishī yǐ : littéralement fauteuil de tuteur impérial.

[4] 蟹壳黄 xièké huáng petites bouchées fourrées servies en entrée, ou comme amuse-gueule, de couleur dorée et en forme de coquille de crabe, d’où leur nom. C’est une spécialité originaire de la région de Shanghai.

[5] 世袭 shìxí  héritage, les biens dont on a hérité.

[6] Référence à un poème de Tao Dian, de la dynastie des Song :

宋·陶佃《王君仪》诗:“云开雾散却晴霁,清风淅淅无纤尘。”

 

 

     

 

 

 

 

 

     

 

 

 

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