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Histoire
littéraire : les sources anciennes
II.A Le Zuo Zhuan ou comment on
écrit l’histoire
par
Brigitte Duzan, 21 mai 2020
Le Zuo Zhuan (《左传》)
ou « Commentaire de Zuo » est le principal
commentaire
des
« Annales
des Printemps et Automnes » (《春秋》)
attribuées à Confucius.
Le Zuo Zhuan suit la trame chronologique des
Annales, mais il est
onze fois plus long, car il comporte des narrations
et discours complexes venant les illustrer et les
éclairer. Il reflète la croyance qui se répandait
alors que le passé est sujet à interprétation et
élaboration didactique.
I. Authenticité et datation du texte |
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Le Zuo Zhuan |
Le texte du Zuo Zhuan est attribué à un certain Zuo
Qiuming (左丘明)
qui l’aurait écrit pour consigner par écrit, afin qu’ils ne se
perdent pas, les commentaires et explications donnés à ses
disciples par Confucius pour
préserver après sa mort la teneur authentique de ses
Annales. Zuo Qiuming était en effet un contemporain
de Confucius, qui le cite comme un exemple de
droiture dans les Analectes (Lunyu《论语》V,24) :
子曰:“巧言、令色、足恭,左丘明耻之,丘亦耻之。匿怨而友其人,左丘明耻之,丘亦耻之。”
Le Maître dit : « Chercher à plaire par un langage
étudié, prendre un extérieur trop composé, donner
des marques de déférence excessives, c’est ce que
Tsouo K’iou ming [Zuo Qiuming] aurait rougi de
faire ; moi aussi, j’en aurais honte. Haïr un homme
au fond du cœur et le traiter amicalement, c’est ce
que Tsouo K’iou ming aurait rougi de faire ; moi
aussi, j’en aurais honte. »
(traduction Sébastien Couvreur) |
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Zuo Qiuming |
Selon Sima Qian (司马迁),
ce Zuo Qiuming aurait été un historien aveugle de l’Etat de Lu,
et, dans ses
« Mémoires
historiques » (《史记》),
il appelle l’ouvrage « Les Printemps et Automnes de maître Zuo »
(《左氏春秋》).
La vague identité de ce « maître Zuo » a été contestée dès le 8e
siècle. On a suggéré un autre auteur, un certain Wu Qi (吳起),
de l’Etat de Wei (魏国),
l’un des trois Etats résultant au 4e siècle de la
division de Jin entre trois familles. Au 19e siècle,
le réformateur de la fin des Qing Kang Youwei (康有为)
a même repris une théorie développée au début du siècle par Liu
Fengliu (刘逢祿)
qui, soulignant les différences entre les « Printemps et
Automnes » et le
Zuo Zhuan,
en concluait qu’il s’agissait d’un faux, de la période Han, dû à
l’historien Liu Xin (刘歆)
– mais cette théorie a aujourd’hui été discréditée
.
Quoi qu’il en soit, l’ouvrage est composite, avec une partie
originale constituée par le commentaire sur les « Printemps et
Automnes » et des parties complémentaires venant de sources
autres.
Le Zuo Zhuan, début (duc Yin)
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Aujourd’hui, la plupart des historiens considèrent
que le texte qui nous est parvenu a été compilé au 4e
siècle avant Jésus-Christ, postérieurement à
Confucius et Zuo Qiuming. C’était à l’origine un
texte indépendant, mais il est souvent édité avec
les « Printemps et Automnes », en intercalant le
texte avec le commentaire correspondant, selon une
tradition instaurée au 3e siècle |
par Du Yu (杜预)
qui a laissé sa propre exégèse du
Zuo Zhuan
.
Une édition de la dynastie des Ming, éditée par Min Qiji (閔齊伋/闵齐伋)
vers 1580 comporte une introduction qui explique bien que
les deux textes n’étaient pas à l’origine publiés ensemble (未始相配合也).
Le plus ancien manuscrit survivant du Zuo Zhuan est un
ensemble de six fragments figurant parmi les manuscrits de
Dunhuang découverts par le sinologue français Paul Pelliot. Ils
se trouvent aujourd’hui à la Bibliothèque nationale de France
(BnF). Quatre des fragments datent de la période des Six
Dynasties (3e-6e siècle), les deux autres
du début de la dynastie des Tang (7e siècle). Le plus
ancien manuscrit complet est le rouleau conservé dans les
collections du musée Kanazawa Bunko à Yokohama, au Japon.
II. Première grande narration historique
Les
« Annales
des Printemps et Automnes »
sont la chronique, année par année, de l’Etat de Lu de 722 à 481
avant Jésus-Christ ; le
Zuo Zhuan,
quant à lui, couvre une période un peu plus longue, mais il est,
pour l’essentiel, parallèle à la chronique de Lu, en suivant le
même déroulé chronologique des événements rapportés.
Composition
Le Zuo Zhuan est divisé en douze parties
relatant, année par année, les événements
significatifs des règnes des douze « ducs » (gong
公)
de l’Etat de Lu de 722 à 468 avant J.C
.
1/ Duc Yin
魯隱公
722-712 avant JC
2/ Duc Huan
魯桓公
711-694
3/ Duc Zhuang
魯莊公
693-662
4/ Duc Min
魯閔公
661-660
5/ Duc Xi
魯僖公
659-627
6/ Duc Wen
魯文公
626-609
7/ Duc Xuan
魯宣公
608-591
8/ Duc Cheng
魯成公
590-573
9/ Duc Xiang
魯襄公
572-542
10/ Duc Zhao
魯昭公
541-510
11/ Duc Ding
魯定公
509-495
12/ Duc Ai
魯哀公
494-468 |
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Page introductive du Zuo Zhuan
édité vers 1580 par Min Qiji |
Le Gongyang zhuan |
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Le
Zuo Zhuan
part de la
chronique de l’Etat de Lu, reprenant celle des
« Printemps
et Automnes »,
avec parfois quelques variantes. Mais ce n’est pas
seulement un commentaire explicatif comme
les deux autres commentaires survivants des
« Annales des Printemps et Automnes » :
le Gongyang zhuan (《公羊传》)
et le Guliang zhuan (《谷梁传》),
le premier étant un dialogue entre maître et
disciple sur le sens profond à déceler derrière la
subtilité des termes des Annales, le second écrit
lui aussi sous forme de questions et réponses et
donnant |
une explication didactique du même ordre, mais dans un style
plus simple.
Style
C’est un texte
bien plus riche que les autres chroniques, remarquable pour son
style réaliste et ses anecdotes. Il relate de nombreux faits
dramatiques : outre les batailles et assassinats « politiques »,
les intrigues et complots de cour, les insurrections et meurtres
de concubines, mais aussi les apparitions de fantômes et les
phénomènes cosmiques de mauvais présage. Il ne se contente pas
d’expliquer les Annales, il offre un aperçu du contexte
historique, et de la culture de la période des
Printemps et Automnes. C’est une source inépuisable de dictons
et chengyu, et son style peut être considéré comme un
modèle de langue classique élégante et concise. Il est considéré
comme un chef-d’œuvre de grande narration historique, narration
à la troisième personne et portraits de personnages en style
direct, avec citations de leurs propos et de leurs discours.
Malgré tout, le Zuo Zhuan reste un recueil de leçons
d’histoire, montrant les ducs soumis aux remontrances de divers
ministres et conseillers de la cour, y compris les historiens et
les musiciens. Si le texte est concis et vivant, il a une
fonction didactique et morale, sans jamais prétendre divertir.
Les anecdotes ne sont contées et les discours rapportés que pour
illustrer le propos politique et moral.
L’un des procédés souvent utilisé est la prophétie, venant
annoncer un prochain succès ou échec, découlant logiquement de
l’action engagée, et vérifiée a posteriori. C’est ainsi le cas,
par exemple, dans le chapitre Duc Ai, 7ème année (哀公七年),
soit 488 avant J.C. Le duc Ai rencontre le roi de Wu, alors au
sommet de sa puissance : le roi Fuchai (夫差).
Celui-ci a l’arrogance de demander cent unités lao (百牢)
d’animaux sacrificiels en hommage à sa venue, parce que le
précédent Etat auquel il a rendu visite lui en a offert autant.
Mais, réplique le duc Ai, ce n’est pas conforme aux rites : les
rois des Zhou ont fixé à 12 lao le maximum que l’on peut
demander ; vous ne respectez pas les Rites des Zhou (Zhouli
周礼),
vous offensez le ciel, vous périrez. » Et effectivement, Wu fut
anéanti quinze ans plus tard et Fuchai tué…
Thèmes
Ce passage est tout particulièrement intéressant car il montre
l’extrême préoccupation du commentateur pour le concept de
rite (li
礼),
plus encore que ceux de bienveillance (rén
仁),
droiture (yi
义)
ou vertu (dé
得).
Le pire qu’il puisse dire d’un personnage, c’est qu’il est
wúlǐ
(无礼),
sans foi ni loi, en quelque sorte. Comme il est dit au chapitre
Duc Zhao, 25ème année (昭公二十五年) :
« être sans
li,
c’est être condamné » (无礼必亡)
car :
『夫礼,天之经也。地之义也,民之行也。』
Le
lǐ,
c’est le principe fondamental du ciel.
C’est ce qui est juste pour la terre, correct pour le peuple.
Et ce
lǐ,
qui est l’assise de la structure sociale et le fondement de la
vie humaine, c’est aussi ce principe qui gère l’écriture même de
l’histoire, comme le montre justement le Zuo Zhuan dans
nombre de ses commentaires destinés à expliquer certains
passages obscurs des
« Printemps
et Automnes ».
III. Le
lǐ
et l’écriture de l’histoire
La vérité historique comme idéal, mais idéal dangereux
Le Zuo Zhuan dépeint les réactions des historiens, et
éclaire leur situation toujours délicate quand il leur échoit de
noter des événements qui ne sont pas du goût du souverain qui
les emploie. Le texte souligne aussi l’évolution des mentalités,
et celle de la fonction d’historien : à l’origine,
ils faisaient partie du ministère des Rites, en charge en
particulier de l’établissement du calendrier ; c’étaient des
sortes de devins supposés capables de comprendre les présages et
d’expliquer des phénomènes étranges. Il y avait donc un lien
entre écriture de l’histoire et divination.
Mais justement cette mentalité évolue du temps de
Confucius qui « ne parlait pas de l’étrange, de
violence, de troubles ni de fantômes. » (子不语怪,力,乱,神。).
Il y a tension croissante entre les croyances du
souverain dans les pouvoirs de divination de
l’historien et celles de l’historien considérant que
les événements résultent strictement de forces
naturelles (yin et yang) et du comportement humain.
D’un autre côté, l’historien est conscient que ne
pas répondre aux attentes du souverain peut être
dangereux : il ne lui dit donc que ce qu’il veut
entendre, il n’est pas question de le contredire.
D’où une contradiction entre le désir de rapporter
honnêtement les faits et le danger que cela
représente. |
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L’historien et ses lamelles de bambou |
Un exemple très célèbre du prix à payer par les historiens pour
rapporter une version authentique des faits historiques est
donné par le long passage du chapitre Duc Xiang, 25ème
année (襄公二十五年),
soit 548 avant J.C. Le chapitre raconte l’assassinat du duc
Zhuang de Qi (齐庄公)
par Cui Zhu (崔杼),
parce que le duc avait eu une liaison avec sa femme, puis les
suites de l’assassinat, avec intronisation du fils de Cui Zhu
comme nouveau souverain sur le trône ducal
.
Cui Zhu surveillant l’historien |
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Ce qui est intéressant, c’est la conclusion
succincte, mais instructive, de cette histoire
sanglante :
« L’historien de la cour écrivit : « Cui Zhu de Qi a
assassiné son souverain. » (齐崔杼弑其君光)
.
Cui Zhu le fit exécuter. Les jeunes frères de
l’historien lui succédèrent et écrivirent la même
chose, deux personnes de plus furent donc exécutées.
Un troisième frère écrivit encore la même chose,
mais cette fois Cui Zhu lui laissa la vie sauve.
Apprenant que les grands historiens étaient morts,
l’historien du sud |
saisit ses
lamelles de bambou et se rendit à la cour. Mais, apprenant
que le fait avait été dûment consigné, il repartit chez
lui. »
Le passé pour éclairer le présent
Le texte montre clairement l’idéal du bon historien :
transmettre la vérité, même au péril de sa vie. Si l’un est
éliminé pour l’avoir fait, d’autres viendront prendre sa place.
C’est une insistance un peu exagérée sur l’héroïsme des
historiens, mais cela souligne l’importance qu’avait le fait de
transmettre une version authentique des faits historiques. Et
cet idéal correspond à la valeur donnée au passé dans la pensée
de Confucius. Dans les Analectes, il se présente comme quelqu’un
de féru d’antiquité et de son étude :
“述而不作,信而好古…
Je transmets sans inventer rien ; je crois ardemment en
l’antiquité [7.1]
“我非生而知之者,好古,敏以求之者也。”
Je n’ai pas une connaissance innée des choses,
mais j’aime l’antiquité et m’applique à l’étude avec ardeur
[7.19]
C’est que le passé a une valeur inestimable comme clé pour
comprendre le monde présent :
“温故而知新,可以为师矣。
Celui qui grâce à la connaissance du passé comprend ce
qui est nouveau,
celui-là est digne de devenir un maître.
(2.11)
Dans cette optique, la mémoire du passé doit être maintenue
vivante, car le passé n’offre pas seulement des explications au
présent, il donne aussi des exemples de la manière dont on peut
gérer. Le Zuo Zhuan offre des modèles, comme d’autres
textes de l’antiquité chinoise. Par exemple :
古之王者知命之不长,是以并建圣哲,树之风声,分之采物,着之话言,为之律度,陈之艺极,引之表仪,予之法制,告之训典,教之防利,委之常秩,道之礼则,使毋失其土宜,众隶赖之,而后即命。圣王同之。
« Dans le passé, les rois savaient que la vie est éphémère.
Aussi se sont-ils entourés de sages et les ont-ils distingués et
respectés, en leur conférant des titres déférents et en
conservant leurs paroles et leurs propos. Ils ont établi pour
leur peuple des règles et des normes, leur ont donné des lois et
des règlements, leur ont laissé des exhortations et des
classiques, les ont mis en garde contre tout bénéfice indu, leur
ont confié des fonctions officielles ; ils ont privilégié la
voie d’une régulation par les rituels en exhortant le peuple à
ne pas négliger les bienfaits de la terre. C’est ainsi
qu’étaient les sages souverains d’antan. »
(Duc Wen, an 6
文公六年)
De fait, dans ces textes, tout ce qui peut être défini par
« ancien » (gǔ
古)
ou « d’autrefois » (xī
昔)
est digne de louange et de considération, tandis que ce qui est
« d’aujourd’hui » (jīn
今)
est digne de suspicion, ou à rejeter.
Cette croyance conservative que l’histoire regorge de modèles et
représente un guide pour corriger les défauts du présent n’a pas
été sans critiques. Ainsi, en 213 avant J.C., le premier
ministre Li Si (李斯)
persuada le Premier Empereur d’établir un monopole impérial sur
certains textes et de détruire les autres, en avançant
l’argument que « de nos jours, les lettrés ne s’intéressent plus
au présent, mais étudient l’antiquité pour critiquer leur
époque. »
Le confucianisme revint cependant en force par la suite,
assurant toute une structure éducationnelle et étatique autour
des classiques et la priorité donnée à l’étude du passé. A
partir de là, l’histoire devenait un terrain de lutte
d’interprétations conflictuelles, dans une perspective
traditionnaliste intégrant les rites, et proposant des modèles
d’action. C’est peut-être le principal message du Zuo Zhuan :
ceux qui violent les schémas du passé destinés à assurer l’ordre
sont voués à l’échec.
Le
lǐ
pour garantir l’ordre… et écrire l’histoire
En première ligne, donc, est le rite,
lǐ
(礼/禮),
le rite assurant le « bon ordre ».
Dans son « Histoire de la pensée chinoise »,
Anne Cheng dit bien que « la Chine antique se caractérise
par un goût prononcé pour l’ordre », et elle consacre une page
(Ordre et rite, p. 57) à analyser ce qu’elle appelle la
« connivence » entre les deux homophones
lǐ : l’un
(lǐ
理)
désignant l’ordre naturel, l’autre (lǐ 礼)
l’esprit rituel. Elle souligne que le premier – qui désignait,
semble-t-il, à l’origine les veines du jade – « correspond à
l’idée d’ordonnancement rituel plus qu’à celle d’un ordre
objectif obéissant à une conception téléologique ». Le
lǐ 礼,
au sens d’ordre rituel, est donc « la nervure de l’univers qu’il
s’agit de retrouver, … de révéler [comme le lapidaire
travaillant le jade] … La rationalité chinoise, au lieu
d’émerger des mythes et de s’affirmer par opposition à eux, est
née au sein de l’espace rituel qui lui a donné forme. »
L’ordre, ou harmonie, est ainsi « érigé au rang de bien
suprême », dit-elle. C’est bien ce que dit Youzi (有子),
disciple de Confucius, au début des Analectes :
有子曰:“礼之用,和为贵。先王之道斯为美,小大由之。
Youzi dit : « Dans l’application
des rites, l’harmonie est précieuse. C’est pourquoi les règles
des
anciens souverains sont excellentes ; grandes ou petites,
elles ont toutes été guidées par le
soin de la faire régner. »
(Analectes
1.12)
Textes et rites
Dans la Chine ancienne, il y avait donc logiquement un lien
étroit entre histoire et rites. Selon les
« Rites des Zhou » (Zhouli
《周礼》)
,
le grand historien avait pour mission d’établir le calendrier,
de s’assurer que les sacrifices étaient effectués les jours
auspicieux, de garantir la bonne organisation des funérailles
royales, de trouver le nom posthume du souverain défunt, etc. Il
y avait donc association entre rituel et tenue des registres
historiques. Les textes étaient utilisés dans des buts et des
contextes rituels, leur articulation elle-même répondait à une
logique, une cohérence conforme au rite.
Ainsi, l’une des critiques de l’historien Ban Biao (班彪)
et de son fils Ban Gu (班固)
contre Sima Qian est que son histoire ne respecte pas
l’ordre rituel distinguant le rang social et politique des
grands personnages du passé. En brouillant ces distinctions,
selon eux, ses
« Mémoires
historiques »
étaient donc potentiellement une menace pour l’ordre établi.
Le grand mérite de Sima Qian est d’avoir établi une généalogie
qui va du mythique empereur Jaune jusqu’à l’empereur Han Wudi.
Mais il a intégré dans sa lignée des éléments hétérogènes car il
a organisé son texte autour du chiffre douze, les douze ducs de
l’Etat de Lu, et les douze mois de l’année. Sima Qian, comme son
père, était en charge du calendrier et certains de ses textes
comme les « ordonnances mensuelles » (yueling
月令)
reflètent les parallèles entre calendrier et rituels
.
Il a établi un ordre rituel cosmique fondé sur le chiffre 12, et
ce faisant, a été obligé de tordre quelque peu l’ordre rituel
concernant les personnalités historiques.
Révéler et dissimuler
L’impératif rituel n’était pas seulement dans la structure du
texte historique, mais aussi dans l’expression et le choix des
mots, conformément aux principes de Confucius lui-même.
La première biographie de Confucius est justement dans les
« Mémoires
historiques ».
D’après Sima Qian, après avoir échoué dans sa quête d’un poste
de conseiller politique, Confucius est revenu chez lui à Lu et
s’est consacré à la compilation et édition de grands textes,
dont les Annales de Lu, qu’il décrit comme « l’essence du rituel
et du devoir ». Sima Qian dit par ailleurs que Confucius a
expliqué oralement à ses disciples l’interprétation correcte à
donner aux Annales, interprétation qui a ensuite été intégrée
dans le Zuo Zhuan.
Un exemple de cette interprétation est celle du chapitre
Duc Xuan année 2
(《宣公二年》).
L’entrée des
« Annales
des printemps et Automnes »
est très succincte :
秋九月乙丑,晋赵盾弑其君夷皋。
« En automne, le 9ème mois, jour yichou (26),
Zhao Dun de Jin a assassiné son souverain
Yigao. »
Cette simple affirmation posait un problème d’interprétation
sachant que Zhao Dun s’est défendu d’avoir lui-même tué le duc.
Reprenant le texte laconique des Annales, le Zuo Zhuan a
développé tout un argumentaire pour montrer les qualités
exceptionnelles de Zhao Dun, puis expliquer pourquoi l’historien
Dong Hu a écrit que c’était lui qui avait commis l’assassinat :
pour une raison formelle tenant des rites….
Voir :
http://www.chinese-shortstories.com/Articles_Zuo_Zhuan_Zhao_Dun_Duc_Ling.htm
Cette interprétation ambigüe – et célèbre pour son ambiguïté
même - amène à reconsidérer l’écriture de l’histoire, selon les
normes confucéennes voulant que le passé soit objet d’éloge et
de blâme, de révélations et de dissimulations, en fonction de
schémas complexes où le plus important est la conformité avec
les rites.
Dans certains cas, c’est le choix des termes appropriés qui est
essentiel, et surtout
le nom
d’un personnage, cité ou dissimulé selon les situations. Citons
deux exemples :
1. dans
Duc Xuan, 9ème année
(600 avt J.C.), les Annales comportent un avis de décès
laconique :
八月,滕子卒。
Le 8ème mois, le prince de Teng mourut.
L’énoncé, dans sa sobriété même, pose problème. Normalement, à
la mort d’un souverain, c’est le nom personnel qui lui été donné
à sa mort, ou nom posthume, qui est utilisé. Ici on a juste son
titre. Le Zuo Zhuan explique que son nom posthume n’est
pas donné car, à l’époque, Teng n’avait pas encore signé
d’alliance avec Lu. Or, un prince était désigné par son nom
posthume – à Lu - quand il était entré au rang des alliés de Lu.
Quand il mourait, on annonçait alors son décès en le désignant
par son nom posthume et on proclamait aussitôt après son
successeur comme marque que l’on allait poursuivre les bonnes
relations avec lui. C’était le principe normal du rituel à
appliquer.
2. Autre exemple : à la fin de
duc Wen, 2ème année
(625 avt J.C.), il est dit dans les Annales
冬,晋人、宋人、陈人、郑人伐秦。公子遂如齐纳币。
« En hiver, les chefs de Jin, Song, Chen et Zheng ont attaqué
Qin.
Le Zuo Zhuan commente :
冬,晋先且居、宋公子成、陈辕选、郑公子归生伐秦,取汪,及彭衙而还,以报彭衙之役。卿不书,为穆公故,尊秦也,谓之崇德。
En hiver, Xian Qieju de Jin, Gongzi Cheng de Song, Yuan Xuan de
Chen et Gongzi Guisheng de Zheng ont attaqué Qin. Ils ont occupé
Wang, ont avancé jusqu’à Pengya, puis sont retournés chez eux.
C’était pour se venger de la campagne de Pengya ; si les noms
des ministres ne sont pas indiqués, c’est à cause du duc Mu et
en l’honneur de Qin. On dit dans ce cas qu’il s’agissait
d’honorer le vertueux. »
L’explication est pour le moins tortueuse et
obscure, comme beaucoup d’explications touchant à la
tradition des blâmes et des louanges dans le Zuo
Zhuan. Le duc Mu de Qin (秦穆公)
était un bon souverain, entourés de ministres
vertueux. C’est pourquoi, explique le Zuo Zhuan,
les noms de ses attaquants ont été omis, pour les
condamner à l’obscurité, en quelque sorte, pour une
action indigne, alors que le nom du duc Mu restera à
la postérité.
Ou du moins en aurait-il été ainsi – ont commenté
ironiquement des critiques - si le Zuo Zhuan
n’avait réécrit l’histoire en citant précisément les
noms des attaquants.
Si le Zuo Zhuan ne cesse d’insister sur le
soin pris à choisir les noms dans les Annales, c’est
parce que cela correspond au concept confucéen de
« rectification des noms » (zhèngmíng
正名)
selon lequel un mot mal choisi ou mal utilise menace
l’ordre du monde. |
|
Le duc Mu de Qin |
Mais il y a évidemment une ironie dans cette tradition, car
le silence
prend ainsi une signification en soi. Se taire ou cacher quelque
chose peut être une forme de jugement, comme dans l’exemple
précédent.
Autre exemple : à nouveau
Duc Wen 2ème année :
Les Annales notent brièvement :
三月乙巳,及晋处父盟。
Le 3ème mois, jour yisi (le 19), a
été conclue une alliance avec Chufu de Jin
L’alliance de Lu avec Jin est conclue avec un ministre de Jin,
non le duc lui-même, aucune précision n’est donnée, c’est une
humiliation dissimulée. Le Zuo Zhuan explique :
晋人以公不朝来讨,公如晋。夏四月己巳,晋人使阳处父盟公以耻之。书曰:「及晋处父盟。」以厌之也。适晋不书,讳之也。
« Parce que le duc [de Lu] ne s’était pas présenté à leur cour,
le duc de Jin a envoyé des troupes en représailles. Aussi le duc
s’est-il rendu à Jin. En été, le 4ème mois, jour
jisi (le 13), le duc de Jin a envoyé Yang Chufu prêter un
serment d’alliance avec le duc, afin de lui faire honte. Le
texte [des Annales] dit : « Il a été prêté serment d’alliance
avec Chufu de Jin. » Cette ellipse exprime une profonde
rancœur ; si le déplacement du duc [de Lu] à Jin n’est pas
mentionné, c’est pour le dissimuler.
Et cette dissimulation est là pour cacher l’humiliation. Le
commentaire laisse entendre que le duc de Lu avait été contraint
sous la menace d’aller à Jin. La non-mention du voyage est un
signe, un jugement. Il s’agit là de « règles d’écriture » pour
faire entendre « des grands principes par des expressions
subtiles ». Mais là encore, pour expliquer, le commentateur
révèle ce que Confucius avait soigneusement gardé caché. C’est
l’un des problèmes de l’historiographie de la Chine ancienne :
les propos elliptiques de Confucius ont besoin d’être expliqués
pour être compris, mais ce faisant on viole les règles rituelles
qu’il avait respectées.
Ce principe primordial du respect du
lǐ
en tant que principe d’harmonie en matière d’écriture de
l’histoire – avec ce qu’il comporte en corollaire de défense de
la dissimulation, voire du silence – est sans doute l’un des
aspects de la tradition chinoise qui n’a pas totalement disparu
des esprits, même s’il prend des formes différentes aujourd’hui.
A lire en complément
Extrait du chapitre 7 :
Duc Xuan, 2ème année (宣公二年)
Yan Geling (严歌苓) :
En empruntant trois mots à
Tang Wan, dissimuler, dissimuler, dissimuler.
Eléments bibliographiques
-
Zuo Tradition /Zuozhuan: Commentary on the "Spring and Autumn
Annals", Stephen Durrant; Li Wai-yee; David Schaberg,
University of Washington Press, 2017, 872 p.
Table des matières avec synthèse des chapitres :
https://www.jstor.org/stable/j.ctvcwn3pr
-
"The Literary Features of Historical Writing",
Stephen Durrant,
In The Columbia History of Chinese Literature, Victor H.
Mair (ed.), Columbia University Press, 2010, pp. 493–510
- The Tso chuan: Selections from China's Oldest Narrative
History, tr. Burton Watson, Columbia University Press, 1989, 276
p.
- Thinking,
Recording, and Writing History in the Ancient World,
Kurt A. Raaflaub,
John Wiley & Sons, 2013
(cross-cultural comparison of the ways ancient civilizations
conceived the past and recorded their own histories)
Chap. 2: The Task and Ritual of Historical Writing in Early
China
Prologue: The Historical Context / Four Early, Influential Texts
/ From Scribal Records to History / Constructing an “Orderly
History” / The Subtleties of Revealing and Concealing / Final
Considerations
On notera au passage le verbe
shì
弑
pour désigner l’action de tuer un supérieur, ou un
parent.
Histoire de la pensée chinoise, Editions
du Seuil, Points/Essais, 1997.
Texte ancien qui est en fait un traité d’organisation de
l’administration étatique, divisé en six chapitres, le
premier, les « Offices du Ciel » (天官冢宰)
donnant les grands principes et règles générales de
fonctionnement, chaque « office » devant contribuer au
bon ordre général.
Sima Qian était taishiling (太史令),
c’est-à-dire à la fois grand astrologue et grand
historien, fonction qui dépendait du Grand Maître des
Cérémonies, en charge des rituels d’Etat.
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