Brève histoire de la poésie
chinoise
Menglong shi 朦胧诗
ou
poésie « obscure »
par Brigitte
Duzan, 10 novembre 2023
Ce mouvement
(presque) spontané est né au lendemain de la Révolution
culturelle, dans le climat d’ouverture qui l’a suivie. Et ce
n’était pas tant une protestation ou contestation politique
qu’une quête spirituelle, la recherche d’une âme perdue quelque
part, dans l’exil intérieur vécu par ces jeunes poètes au cours
des dix années précédentes.
Point de
départ : 1978-1980
Jintian et
le Mur de la démocratie
L’émergence de
ce mouvement poétique a été parallèle à celle de la
littérature
des cicatrices (伤痕文学)
qui s’est développée parallèlement au même moment, sous une
forme différente, mais surgie de la même nécessité intérieure.
Mais elle est
surtout liée au phénomène qu’a été le Mur de la Démocratie (西单民主墙)
à Xidan, au centre de Pékin. Un temps toléré, tant que les
affiches et poésies se sont contentées de critiquer la Bande des
Quatre et leurs exactions, le Mur a été de novembre 1978
à décembre 1979 le support informel de poésies et de
proclamations de toutes sortes surgies de la clandestinité un
bref moment. Début décembre 1979, cependant, en raison de sa
politisation, il a été « exilé » à l’est, dans le parc du temple
du Soleil (Ritan gongyuan
日坛公园)
du quartier de Chaoyang, avant d’être interdit en avril 1979.
C’est sur le
Mur qu’a été affiché le premier numéro du journal devenu le
porte-parole des poètes « obscurs » : Jintian (《今天》),
c’est-à-dire « aujourd’hui ». Ce n’était que l’un des nombreux
journaux qui y ont été affichés, mais c’est certainement celui
qui a eu le plus d’impact, et le plus durable car, bien
qu’interdit en 1980, après neuf numéros et quatre publications,
il a été relancé en 1990 comme revue littéraire (《今天文学杂志》)
et elle est toujours publiée, sur internet.
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Jintian, 1er numéro
(23.12.1978),
encore appelé « The
Moment » |
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Le journal a
été fondé le 23 décembre 1978, au lendemain de la 3e
session plénière du 11e Comité central qui a lancé la
politique d’ouverture, par deux des têtes de file du mouvement
menglong :
Bei Dao (北岛)
et
Mang Ke (芒克).
Le premier numéro a été affiché sur le Mur en décembre, mais
c’est le troisième numéro, en mars 1979, qui a fait date car il
marquait l’anniversaire du mouvement de la place Tian’anmen de
mars 1976 en hommage à Zhou Enlai qui en était un précédent. Le
numéro comportait entre autres la « Trilogie du poisson » (《鱼儿三部曲》)
de
Shi Zhi (食指) ,
« Crépuscule d’avril » (《四月的黄昏》)
et « Au chêne » (《致橡树》) de
la poétesse Shu Ting (舒婷)
et plusieurs poèmes de Bei Dao dont « Le chant de la petite
maison de bois » (《小木房的歌》)
« dédié à Shanshan pour son 20e anniversaire » (献给珊珊二十岁生日),
les « Notes de la Cité du soleil » (《太阳城札记》), mais
surtout « Réponse » (《回答》)
qui avait été publié dans le premier numéro de Jintian,
avec les caractères
北岛
manuscrits à côté du titre, et dont le leitmotiv « Je ne
crois pas » (Wo bu xiangxin
我不相信)
était devenu comme un cri de ralliement :
告诉你吧,世界,
Monde, je vais te dire,
我——不——相——信!
Je – ne – crois- pas !
纵使你脚下有一千名挑战者,
Même si tu as mis à terre un millier d’opposants
那就把我算做第一千零一名。
Tu peux me compter pour le mille et unième.
我不相信天是蓝的,
Je ne crois pas que le ciel est bleu,
我不相信雷的回声;
Je ne crois pas que l’orage gronde,
我不相信梦是假的,
Je ne crois pas que les rêves sont des mirages,
我不相信死无报应。
Je ne crois pas que la mort reste sans revanche.
如果海洋注定要决堤,
Si l’océan doit briser ses digues,
就让所有的苦水都注入我心中;que
ses eaux amères m’inondent le cœur,
如果陆地注定要上升,
Si la terre doit se soulever,
就让人类重新选择生存的峰顶。que
l’homme choisisse une nouvelle montagne pour survivre.
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Bei Dao et Mang Ke dans
les années 1970 |
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Un autre poème
tout aussi célèbre est celui écrit par
Gu Cheng (顾城)
en avril 1979, « Une Génération » (《一代人》), devenu
l’emblème des jeunes de cette génération :
黑夜给了我黑色的眼睛
La nuit noire m’a donné des yeux noirs
我却用它寻找光明
et pourtant je m’en sers pour chercher la lumière.
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Une génération 《一代人》, Gu
Cheng |
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C’est
d’ailleurs un de ses articles qui peut être considéré – s’il en
fallait un - comme le manifesto du mouvement : « Écoutez s’il
vous plaît notre voix » (《请听听我们的声音》),
publié en janvier 1980.
« Une
Génération » a été publié un peu plus tard, dans le 3e
numéro de 1980 de la revue « Les étoiles » (《星星》).
Jintian avait déjà été interdit car, même s’il prétendait
ne pas être politique, l’obscurité même des poèmes que le
journal publiait prêtait à des interprétations diverses – dans
le cas de ce poème, c’était assez facile : la nuit noire était
celle des dix années sombres de la Révolution culturelle. Mais
le fait même de se proclamer apolitique était en soi une
déclaration politique. Elle était l’expression d’une rébellion,
contre les formes, donc contre l’ordre établi,
Obscurité
et controverses
Le terme
menglong shi (朦胧诗)
ne vient pas des poètes eux-mêmes ; il a été forgé pour les
désigner de manière critique et dans un sens péjoratif. On date
le plus souvent son apparition d’un bref essai du critique Zhang
Ming (章明)
paru en août 1980 dans la revue de poésie Shikan (《诗刊》)
– revue créée en janvier 1957 et publiée par les éditions de
l’Association des écrivains, donc on ne peut plus officielle.
L’article était intitulé « Une "obscurité" déprimante » (《令人气闷的“朦胧”》).
Il avait
cependant été utilisé auparavant une première fois par Sun
Shaozheng (孙绍正)
pour définir le style de Shu Ting (舒婷).
Puis le terme a été repris par Xie Mian (谢冕)
dans un article intitulé « Face à une nouvelle résurgence » (《在新的崛起面前》)
dans lequel il voyait dans cette poésie un héritage, une
« résurgence », de l’esthétique symboliste, dans un style qui
était essentiellement « incompréhensible », à un degré ou un
autre.
L’article de
Zhang Ming a tout de suite déclenché la controverse, et d’abord
sous la plume du poète Bian Zhilin (卞之琳)
avec un zeste d’humour : il a remarqué en effet que le poème
cité à l’appui de la critique de Zhang Ming, intitulé
« Automne » (《秋》),
était de Du Yunxie (杜运燮),
qui appartenait à l’école dite « des Neuf Feuilles » (“九叶派”) ,
et non à la poésie menglong. Ce qui soulignait
ironiquement que le terme lui-même était aussi flou et brumeux
que la poésie même qu’il désignait.
En attirant
l’attention nationale, la controverse exerça une influence
considérable sur les cercles intellectuels et littéraires. Ses
détracteurs critiquaient une propension à l’individualisme et à
la trahison des responsabilités sociales des intellectuels. Ses
défenseurs applaudissaient au contraire à la poursuite des
idéaux de liberté individuelle en réaction directe à la période
de la Révolution culturelle où primait le collectif, et aux
principes esthétiques opposés à la littérature politique et
didactique qui avait dominé les décennies précédentes.
Le débat
reprit encore pendant la campagne « contre la pollution
spirituelle », en 1983-1984. Mais la poésie menglong
avait alors pris un sens positif de poésie nouvelle et libre
opposée au style didactique et corseté de l’establishment
culturel. L’impact exercé était sans retour. La poésie était
devenue aventure intellectuelle, reflet des aspirations de toute
une génération.
Du
lyrisme politique au rejet de la métaphore
Influence
de la poésie occidentale et des modernistes
Si la poésie
menglong était pionnière, elle n’était cependant pas née
ab nihilo. Elle a des précurseurs dans les poètes des
années 1940, comme l’a (involontairement) remarqué Zhang Ming,
mais surtout dans la poésie underground qui circulait sous le
manteau pendant la Révolution culturelle, nourrie de auteurs
occidentaux dont les traductions circulaient de la même manière,
et d’autant plus recherchées qu’elles étaient du domaine de
l’interdit. On dit souvent que la Révolution culturelle a été un
immense trou noir, mais en fait beaucoup de choses circulaient
sous le manteau, et c’est dans les années 1970 que s’est formée,
entra autres, la nouvelle génération de poètes qui s’est soudain
manifestée au grand jour en 1979.
C’est non loin
de Pékin que s’est constitué le groupe initial de poètes
« obscurs », le « groupe de Baiyangdian » (“白洋淀诗群”).
C’est là que Bei Dao a été envoyé comme jeune instruit et où il
est resté de 1969 à 1975, en même temps que Duo Duo (多多),
bientôt rejoints par Mang Ke, Jiang He et autres. C’est là que
Bei Dao dit avoir lu
Shi Zhi (食指),
ainsi que nombre de traductions de poèmes et romans étrangers.
C’est là, par
exemple, au début des années 1970, qu’il a lu la poésie de
García Lorca, dans la traduction du poète et traducteur Dai
Wangshu (戴望舒)
mort en 1950, lui-même proche de l’école de poésie moderniste de
Shanghai, inspirée des modernistes japonais. Dai Wangshu était
parti en France en 1932 ; il avait étudié à l’Institut
franco-chinois de Lyon, y était devenu l’ami d’Etiemble, puis en
1934 avait voyagé en Espagne. Lui-même influencé par Émile
Verhaeren, Francis Jammes et Paul Fort, il a traduit de nombreux
auteurs français, mais aussi espagnols, dont Cervantes et Lorca.
Lorca a fait sensation. On en devine l’ombre derrière nombre de
poèmes « obscurs » écrits, justement, dans les années 1970. On
retrouve en particulier dans un certain nombre de ces poèmes la
symbolique du vert inspirée du célèbre poème « Romance Sonámbulo »
tiré du « Romancero gitano » de 1928 :
[1]
Verde que te quiero verde.
Vert toi que
je veux vert
Verde viento.
Verdes ramas. Vert le vent, vertes les branches
El barco sobre
la mar Verte la barque sur la mer
y el caballo
en la montaña. Vert le cheval dans la
montagne.
Con la sombra
en la cintura L’ombre à la ceinture,
ella sueña en
su baranda, elle rêve à sa balustrade,
verde carne, pelo verde, chair verte,
chevelure verte,
con ojos de
fría plata. avec des yeux d’argent glacé.
Verde que te quiero verde.
Vert toi que
je veux vert
Bajo la luna
gitana, sous la lune gitane,
las cosas le
están mirando les choses la regardent
y
ella no puede mirarlas.
mais elle ne
peut pas les voir.
[2]
Verde que te quiero verde. …
Vert toi que je veux vert …. Etc.
Traduction Dai
Wangshu :
《梦游人谣》https://www.sohu.com/a/291533511_801417
C’est le cas,
entre autres, du poème de
Mang Ke (芒克)
« Vert dans le vert » (《绿色中的绿》),
un long poème écrit en 1973 et qu’il a cru longtemps perdu. Puis
Bei Dao a fait connaître Lorca à Gu Cheng, et le vert est passé
aussi dans sa poésie. Mais les grands poètes russes
Evtouchenko et son épouse
Akhmadulina,
Voznessenski
et
Maïakovski ont également influencé toute la génération, de même
que les poèmes de Pouchkine ou encore « Les Fleurs du mal » de
Baudelaire.
Ce qu’ils ont
découvert en même temps, ce sont les grands romans américains
des années 1950 : « On the Road » de Jack Kerouac, manifeste de
la Beat Generation que Mang Ke se rappelle avoir lu en 1973
aussi ou « The Catcher in the Rye » de J. D. Salinger. C’étaient
des romans qui leur fournissaient des thèmes et des personnages
avec lesquels ils pouvaient s’identifier : abandon de l’enfance,
désenchantement et désarroi de la jeunesse, expérience de la
guerre, errance de personnages libres, à la dérive, avec en
outre une écriture spontanée, en rupture avec les modèles
classiques. Une traduction de « On the Road » (《在路上》),
entre autres, a circulé en Chine sous la forme d’un « livre
jaune » (“黄皮书”),
ces manuscrits qui circulaient sous le manteau dans les cercles
de « jeunes instruits » pendant la Révolution culturelle. Un
critique américain a dit de « On the Road » que c’était « la
Bible de la confusion de la Beat Generation » (
“垮掉一代”的迷惘《圣经》) ;
c’est devenu celle de la génération des poètes « obscurs ».
Dans ce
contexte, certains traducteurs ont été des mentors, dès le début
des années 1970, par exemple le traducteur Feng Yidai (冯亦代)
qui, avec son épouse Zheng Anna (郑安娜),
habitait dans la même résidence à Pékin que la famille de Bei
Dao. En avril 1979, il a relancé la revue Dushu (《读书》杂志)
qui avait cessé de paraître en 1960 et dont il est devenu le
rédacteur en chef adjoint. En 1980, il a fait un voyage aux
Etats-Unis avec son collègue Bian Zhilin, autre traducteur
important, et poète qui avait été associé dans les années 1930
au courant symboliste avec Dai Wangshu.
C’est donc
tout un réseau d’influences qui s’est exercé sur les futurs
poètes « obscurs » dans les années 1970, influence qui ont
modelé leur personnalité et leur style pour en faire des
symboles mêmes de la modernité.
Au-delà du
lyrisme politique vers une poésie d’avant-garde
Cependant,
leur première expression était proche du lyrisme politique qui a
été enseigné en Chine jusqu’à la fin de la Révolution
culturelle, lyrisme qui se prête à la déclamation, comme ils le
faisaient volontiers – Jintian a organisé des séances de
lecture publique des poèmes publiés dans les pages du journal.
Les premiers poèmes du groupe en sont des exemples-types : « La
réponse » de Bei Dao, « Patrie, ô ma patrie » (《祖国啊,祖国》)
de Jiang He
(江河)
ou encore son « Monument aux morts » (《纪念碑》),
« La pagode de l’oie sauvage » (《大雁塔》)
de
Yang Lian (杨炼)
et « Patrie, ah ma chère patrie » (《祖国啊,我亲爱的祖国》)
de Shu Ting (舒婷),
sans parler de Gu Cheng.
Mais
l’atmosphère de la fin des années 1970 était celle d’une
libération qui s’est traduite aussi dans le style : plus
question d’utiliser les images du passé. C’est à travers une
recherche sur le langage que s’est effectuée leur évolution,
dans un mouvement semblable aux recherches de la période du 4
mai.
Bei Dao, par
exemple, a souvent évoqué ce travail sur la langue, et en
particulier dans un poème comme « Une histoire de l’aube » (《早晨的故事》)
一个词消灭了另一个词
Un
mot en a anéanti un autre
一本书下令
Un
livre a donné l’ordre
烧掉了另一本书
d’en
brûler un autre
语言的暴力建立的早晨
C’est
la violence du langage qui a créé l’aube
改变了早晨
qui a transformé l’aube
人们的咳嗽声
et les bruits de toux au
petit matin.
L’obscurité
était une première forme de rébellion, d’écriture rebelle, elle
a évolué au fil du temps, en fonction de la personnalité de
chacun. La poésie « obscure » a constitué une transition, un
éveil à la poésie moderne, dans une recherche d’expression des
sentiments personnels et intimes, loin des poèmes politisés et
aseptisés de la période maoïste.
Les poètes
« obscurs » se sont retrouvés tout naturellement dans le courant
de « recherche des racines » (寻根文学),
au milieu des années 1980, comme l’atteste l’œuvre du poète
Yang Lian (杨炼)
par exemple, et de là, ils ont influencé aussi les auteurs du
courant d’avant-garde (Xiānfēng wénxué 先锋文学)
dans la deuxième moitié de la décennie. Un auteur comme
Ge Fei (格非),
par exemple, tenait la poésie menglong pour un sommet de
la poésie.
Il faut
rappeler que c’est le poète Xu Jingya (徐敬亚),
qui a utilisé le terme d’avant-garde pour la première fois, pour
désigner la poésie obscure dans sa thèse de fin d’étude, en 1982
– Xu Jingya qui a épousé la poétesse
Wang Xiaoni (王小妮)
rattachée elle aussi au mouvement menglong. En même
temps, le poète Luo Yihe (骆一禾)
– qui était étudiant à Beida et ami de
Hai Zi (海子)
- écrivit un poème intitulé « Avant-garde » (Xianfeng
《先锋》)
dans lequel il louait le caractère rebelle de cette poésie.
De la
poésie obscure à la troisième génération
Mais dès les
années 1980 se profilait déjà une autre période : les poètes
« obscurs » ont été contestés, par l’ancienne génération, celle
d’un
Ai Qing (艾青),
par exemple, dont la poésie des années 1930 n’était pourtant pas
tellement plus « compréhensible », mais aussi par la génération
montante, la « troisième génération » (第三代),
avec tout un groupe de poètes plus jeunes, d’une esthétique
différente.
L’année
charnière a été 1982 : l’année où
Han Dong (韩东)
a quitté l’université pour aller à Xi’an, puis à Nankin. Han
Dong crée la controverse en publiant un poème, « Au sujet de la
Pagode de l’oie sauvage » (《有关大雁塔》),
dans lequel il se moque non tant de la vénération dont la pagode
est l’objet que du poème éponyme de Yang Lian de 1980. En 1985
Han Dong participe à la création de la revue Tamen (《他们》)
qui va devenir le point de ralliement de la 3ème
génération. Et, contrairement à la poésie « obscure », ce sont
les poètes au-mêmes qui se sont nommés ainsi.
Début 1987,
Cheng Weidong (程蔚东),
qui avait été lui-même poète obscur à l’université, publie dans
le Wenhuibao (《文汇报》)
un article qui fait date intitulé « Au revoir, Shu Ting et Bei
Dao ! » (Biele, Shu Ting Bei Dao
《别了,舒婷北岛》) ;
il y fait appel à une écriture moins éthérée, plus accessible,
plus proche des préoccupations et des goûts du grand public, une
poésie minjian (民间),
concept qui va devenir le mot d’ordre de la littérature dans son
ensemble. En pleine période avant-gardiste, déjà le vent a
tourné.
Les poètes
menglong ont ainsi ouvert la voie à une poésie différente,
loin de la conscience de l’histoire, du sublime et du mythe,
plus proche de l’oralité, de la simplicité du quotidien et de la
nature, approche qui sera celle de cette « troisième
génération », dont Yu Jian
(于坚),
par exemple, chantre de la poésie en
langage familier (口语化) et rejetant la métaphore comme il l’a dit
dans un article de mars 1991.
Ce qu’il
rejetait, c’étaient les métaphores comme système hégémonique en
appelant à créer une poésie « post-métaphore ». Mais c’était en
fait pour en créer d’autres, nouvelles, car la poésie est
métaphore et elle est essentielle dans un pays où l’explicite
est dangereux : la métaphore est devenue l’expression de la peur
de tout un peuple, une forme de son instinct de survie.
Poètes
de l’exil
Les événements
de 1989 et la répression qui a suivi ont bouleversé la donne, et
ce n’était pas seulement la répression politique, mais aussi la
nouvelle conjoncture économique : la relance de la croissance
des années 1990, avec l’accent mis sur la rentabilité dans tous
les domaines, y compris la littérature et le cinéma, a eu pour
effet de marginaliser les poètes obscurs considérés comme
élitistes, comme toute l’avant-garde.
Les anciens
poètes obscurs ont été pour beaucoup contraints à l’exil. Déjà
marginalisés par la « 3ème génération », ils ont fini
de perdre leur statut d’icônes populaires pour devenir des
poètes errants, des individus « congédiés par leur pays » (被国家辞退的人),
mis à la retraite, comme le dit Bei Dao dans son poème « Poste
de travail » (《岗位》) :
我头发白了
Mes cheveux ont blanchi
退休----倒退着
À la retraite -- je recule,
离开我的岗位
quitte mon poste
只退了一步
juste un pas en arrière
不,整整十年
non, dix années entières,
我的时代在背后
mon époque
est derrière moi,
突然敲响大鼓
soudain bat le tambour…
En 2004, Bei
Dao a publié un recueil d’essais qu’il a intitulé « Le livre de
l’échec » (《失败之书》).
Mais c’est d’abord le livre de l’exil. Il dit : quand je voyage,
« la langue chinoise est mon seul bagage » (中文是我惟一的行李).
Dans la préface, il explique qu’il essaie de devenir une
personne ordinaire, en oubliant sa popularité d’antan, qu’il
tente de mener sa vie en pays étranger à raison d’une phrase par
jour (一生一天一个句子).
|
Le livre de l’échec
(oct. 2004) |
|
Pour les
anciens poètes obscurs, la poésie est devenue un mode de
recréation du pays perdu. Métaphorique par nécessité.
Traductions
en anglais
Jintian
Series of Contemporary Literature (Zephyr Press, USA)
Double Shadows. Selected Poetry of Ouyang Jianghe, tr. Austin
Woerner
A
Phone Call From Dalian. Selected Poetry of Han Dong, ed.
by Nicky Harman
Wind Says by Bai Hua, tr. Fiona Sze-Lorrain (2012)
Something Crosses My Mind by Wang Xiaoni, tr. Eleanor Goodman
(2014)
I
Can Almost See Clouds of Dust by Yu Xiang, tr. Fiona
Sze-Lorrain (2014)
Canyon in the Body by Lan Lan, tr. Fiona Sze-Lorrain (2014)
October Dedications by Mang Ke, tr. Lucas Klein, with Huang
Yibing and Jonathan Stalling (2017)
Mirror by Zhang Zao, tr. Fiona Sze-Lorrain
Bibliographie
After Mao : Chinese Literature and Society, 1978-1981,
Jeffrey C. Kinkley ed., Harvard University Asia Center, 1985.
Chapter 4:
“Obscure Poetry”: A Controversy in Post-Mao China, by William
Tay, pp. 133-158.
Chapter 5: The Politics of Technique*: Perspectives of Literary
Dissidence in Contemporary Chinese Fiction, by Leo Ou-Fan Lee,
pp. 159-190.
* Technique au sens défini par Mark Schorer dans un essai sur
l’importance de la forme et non seulement du contenu dans les
œuvres de fiction :
“… to speak of content as such is not to speak of art at all,
but of experience; and that it is only when we speak of the
achieved content, the form, the work of art as a work of
art, that we speak as critics. The difference between content,
or experience, and the achieved content, or art, is technique.”
Chapter 6: The Non-Official Magazine Today and the Younger
Generation’s Ideals for a New Literature, by Pan Yuan & Pan Jie,
pp. 193-220.
The Columbia Companion to Modern Chinese Literature,
2016, Misty Poetry : chapter 37, par Michelle Yeh
https://www.degruyter.com/document/doi/10.7312/dent17008-038/html
Touching the “Transparent Sorrows”: Misty Poetry and the
Identity of Post-Cultural-Revolution Poets,
George Cai
https://www.dhj.davidsonlocal.org/wp-content/uploads/2020/02/GeorgeCaiFinal.pdf
Form and Transformation in Modern Chinese Poetry and Poetics,
thèse de doctorat Brian Skeratt, Harvard 2013. Chapter 2 :
Obscurity. Menglong: A Modern History, pp. 47-99
https://dash.harvard.edu/bitstream/handle/1/11181112/Skerratt_gsas.harvard_0084L_11116.pdf?sequence=3&isAllowed=y
Rise and Noise: From Misty Poetry (Menglongshi) to the
Third-Generation (Disandai) Poets
Traduction en anglais de l’ouvrage de Sun Jilin (孙基林)
– originally written/published between 1988 and 1991.
Jueqi yu xuanxiao: cong menglongshi dao disandai
崛起与喧嚣:
从朦胧诗到第三代
(2004)
https://www.ostasien-verlag.de/reihen/deutsche-ostasienstudien/doas/040.html
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