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Shi Zhi 食指 / Guo Lusheng 郭路生

Présentation

par Brigitte Duzan, 16 novembre 2023

 

Guo Lusheng / Shi Zhi  

 

Shi Zhi (食指), nom de plume de Guo Lusheng (郭路生), est un poète qui a exercé une grande influence dans les années 1960 auprès des « jeunes instruits » envoyés à la campagne et qui est considéré comme un précurseur du mouvement de poésie dite « obscure » (menglongshi 朦胧诗) née dans l’atmosphère d’ouverture au lendemain de la Révolution culturelle.

 

Une vie entre poésie et folie

 

Il est né un jour de mars de l’hiver 1948, alors que son père était soldat dans l’armée de Libération ; comme beaucoup de soldats, il était accompagné de sa femme et c’est ainsi que l’enfant est né « en route » (c’est le sens de son prénom : Lusheng).

 

Il a commencé très tôt à écrire de la poésie – sa « Trilogie de l’océan » (《海洋三部曲) dès 1964 - mais dans un style qui n’était pas celui prôné par Mao : le poème est inspiré de Lermontov. Il adhère à un groupe de littérature clandestin. Au début de la Révolution culturelle, il se joint à un groupe de Gardes rouges. Il est arrêté et battu.

 

En 1968, il est envoyé dans un village du Shanxi où il reste deux ans. Pendant cette période, il tombe amoureux d’une jeune Ouïghoure à laquelle il écrit de tragiques poèmes d’amour. En 1971, après avoir travaillé quelque temps dans une usine, il s’enrôle dans l’armée de Libération en pensant que cela l’aiderait à publier ses poèmes. Il est affecté à un travail de bureau, mais il sombre dans la dépression et il est renvoyé de l’armée.

 

Guo Lusheng (au milieu)
au village de Xinghua (杏花村) pendant la Révolution culturelle

 

En 1973, il est diagnostiqué schizophrène et hospitalisé dans l’hôpital n° 3 de Pékin pendant deux ans, après quoi il fait de fréquentes incursions en hôpital et en asile. Pendant une rémission, il épouse Ala Li, fille de Li Lisan (李立三), politicien natif du Hunan qui, ayant mené une action contraire à celle voulue par le Comintern aux débuts du Parti, en 1930, avait été envoyé à Moscou pour expier ses fautes et fut oublié là pendant quinze ans – période pendant laquelle il épousa une Russe de la noblesse qui est ensuite revenue en Chine avec lui et lui a donné cette fille ; après la rupture entre la Chine et l’Union soviétique, Li Lisan fut accusé d’être un agent des Soviétiques, et de nouveau attaqué et torturé pendant la Révolution culturelle, tandis que sa femme et sa fille étaient emprisonnées.

 

Au moment de l’ouverture, après la Révolution culturelle, Shi Zhi était largement oublié. Après son divorce en 1982, puis la mort de sa mère avec laquelle il était revenu habiter, il vivait avec une cinquantaine d’autres laissés pour compte dans un asile qui dépendait de l’hôpital n° 3, mais se trouvait dans un endroit désolé à l’extérieur de la ville. Il en avait été en fait l’un des premiers résidents.

 

Un poète oublié, puis redécouvert, mais toujours méconnu

 

Il a acquis une première notoriété à la fin des années 1960 avec entre autres deux poèmes : « Pékin, 4 h 08 » (这是四点零八分的北京) et « Croire en l’avenir » (相信未来). Le premier décrit sa peine de quitter sa mère alors qu’il doit partir de Pékin pour aller à la campagne ; l’autre a été écrit au lendemain du Printemps de Prague, c’est une note d’un ton sombre, partagée par toute sa génération, mais se terminant quand même par un appel à ne pas désespérer[1]. Ses poèmes ont circulé sous le manteau parmi les jeunes pendant la Révolution culturelle.

 

当蜘蛛网无情地查封了我的炉台,  Quand les toiles d’araignée ont sans pitié scellé mon poêle,

当灰烬的余烟叹息着贫困的悲哀, Quand les dernières fumées des cendres soupirent de tant de pauvreté

我依然固执地铺平失望的灰烬,    Sans cesser d’étaler les cendres du désespoir,

用美丽的雪花写下:相信未来。    J’écris avec de beaux flocons de neige : croyez en l’avenir.

 

Fin 1978, Bei Dao (北岛) et Mang Ke (芒克) ont publié des poèmes de Shi Zhi dans leur journal Jintian. Et au printemps de l’année suivante, quand a été organisée la première lecture publique de poésie, dans le parc Yuyuantan (玉渊潭公), dans le quartier de Haidian, à l’ouest de Pékin, le futur réalisateur Chen Kaige (陈凯) a récité « Croire en l’avenir »[2].    

 

Il faudra cependant attendre 1988 pour qu’un premier recueil de ses poèmes soit publié. Mais Shi Zhi a été progressivement redécouvert à partir de 1993, année de la publication d’une anthologie regroupant des poèmes de lui et du poète Hei Dachun (黑大), l’un des créateurs, au début des années 1980, de la Société de poésie du Yuanmingyuan (圆明园诗社)[3]. L’anthologie (《食指黑大春抒情诗合集》) était précédée d’une préface émouvante opposant sa création poétique des années 1960 et le drame de sa vie par la suite. Cette préface était de Lin Mang () et c’est en grande partie grâce à lui que Shi Zhi a été redécouvert : il était en effet éditeur de la revue « Exploration de la poésie » (诗探索), et il lui a consacré une rubrique spéciale dans le journal, dans le 2ème numéro de 1994 et le 1er numéro de 1998. Lin Mang l’a aussi recommandé auprès de l’Association des écrivains[4].

 

Un véritable mythe s’est alors développé autour de Shi Zhi. Deux recueils de ses poèmes ont été publiés, ainsi qu’un recueil de souvenirs de ses amis. En 2002, il a été invité à une séance de lecture à Canton[5]. En 2008, il a participé à un colloque sur « La littérature mondiale aujourd’hui » à l’Université normale de Pékin.

 

Autodafé 2 (sept. 2001)

 

On considère généralement qu’il a inauguré une ère nouvelle dans l’histoire de la poésie chinoise, une poésie moderne en rupture avec la poésie politique de la période maoïste, mais il l’a payé très cher. Ses pairs autant que les critiques littéraires ont loué son enthousiasme dans la lutte contre l’orthodoxie pour redonner à la poésie une liberté de ton et d’expression, et ce dès le début des années 1960.

 

Les poètes « obscurs » sont ses héritiers, il y a une affinité entre eux, il leur a frayé la voie ; le poète Duo Duo () a dit : « Si l’on veut parler de tradition, Guo Lusheng est notre petite tradition à nous. » ( 要说传统,郭路生是我们一个小小的传统。). On a dit cependant qu’il était différent, que sa poésie n’avait rien d’obscur… à première vue peut-être.

 

Ce qu’il a de commun avec certains des poètes dits obscurs, avec Gu Cheng () et Hai Zi (), en particulier, c’est sa folie, qui apparaît comme celle de l’époque, bien plus qu’une pathologie avérée – il était en fait peut-être bien plus « normal » que bien des gens autour de lui. La folie était sans doute une apparence, un masque pratique. Dans l’anthologie de 1993, il y a un poème, initialement publié dans Jintian fin 1978,  intitulé « Le chien fou » (《疯狗) ; il est écrit avec une ironie sous-jacente, mais bien peu avaient remarqué qu’il portait comme sous-titre « à tous ceux pleins d’illusions qui parlent des droits de l’homme » ( “——致奢谈人权的人们 )… Chacun de ses vers a en fait un sens caché et nécessite une lecture en profondeur. Il est bien le précurseur de la poésie menglong.

 

《疯狗 Le chien fou

受够无情的戏弄之后,            après avoir souffert tant d’impitoyables railleries,
我不再把自己当成人看,        
je ne me considérais plus comme un être humain,
仿佛我成了一条疯狗,           
comme si j’étais devenu un chien fou,
漫无目的地游荡人间。            
errant sans fin de par le monde.

 

我还不是一条疯狗,                 mais chien fou ne le suis pas encore,
不必为饥寒去冒风险,             n’ai nul besoin poussé par le froid et la faim de braver les éléments,
为此我希望成条疯狗,             chien fou, j’aspire donc à le devenir vraiment,
更深刻地体验生存的艰难。
    pour vivre les difficultés de la survie bien plus profondément.

 

我还不如一条疯狗!                Je suis pire cependant qu’un chien fou !
狗急它能跳出院墙,               
angoissé, un chien peut sauter par-dessus le mur de la cour,
而我只能默默地忍受,           
mais moi je ne peux qu’endurer ma souffrance en silence,
我比疯狗有更多的辛酸。        
Je suis bien plus misérable que lui.

 

假如我真的成条疯狗                Mais si je deviens vraiment chien fou,
就能挣脱这无形的锁链,       
et peux briser ces chaînes invisibles,
那么我将毫不迟疑地      
         alors sans l’ombre d’une hésitation
放弃所谓神圣的人权。           
je jetterai aux orties les sacro-saints droits de l’homme.

 

Fragilisés par la vie et vulnérables, ces poètes sont des métaphores autant en eux-mêmes que par leur écriture. Mais Shi Zhi est bien plus victime de l’époque. Comme dernière image du poète, on retiendra les deux vers que lui a dédiés Hei Dachun dans sa série de très courts poèmes intitulée « Oies sauvages en formation en V » (人字形雁行) : comme un chiffon, on essuie la poussière et on le jette avec…

 


 

À lire en complément

 

Les souvenirs de 1993 de Cui Weiping : 崔卫平:郭路生

 

 



[2] Voir la revue Autodafé 2, Collectifs Denoel, septembre 2001, 2ème partie : L’archéologie de la lecture, Bei Dao, Reciter.

[3] Pendant la Révolution culturelle, Hei Dachun était avec Bei Dao et les futurs poètes « obscurs » à Baiyangdian (voir son poème « Dédié à Baiyandian » 白洋淀的献诗).

[5] La séance de lecture, le 23 novembre 2002, regroupait une vingtaine de poètes, dont Hei Dachun, Lin Mang, et la poétesse Yin Lichuan, ainsi que le futur professeur de Leiden, spécialiste de poésie chinoise, Maghiel van Crevel.

 

 

     

 

 

 

 

     

 

 

 

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