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« Fanshen » de
William Hinton : la réforme agraire dans le nord de la Chine
(1946-1948)
par
Brigitte Duzan, 6 mars 2021
« Fanshen » est un document rare sur la Réforme
agraire réalisée pendant la guerre civile, dans une
zone dite « libérée » (c’est-à-dire contrôlée par
les Communistes) au nord de la Chine. C’est un
témoignage personnel à valeur documentaire, c’est
d’ailleurs le titre entier du livre : « Fanshen : A
Documentary of Revolution in a Chinese Village »,
paru en 1966
.
L’auteur, William Hinton, est un Américain qui a
vécu six mois, pendant le printemps et l’été 1948,
dans le village de Zhangzhuang (张庄村),
dans le district de Lucheng (潞城)
dans le sud-est du Shanxi. C’est la période pendant
laquelle a été effectué dans ce village l’essentiel
de la réforme agraire qui a bouleversé les
fondements socio-économiques de cette communauté
rurale en supprimant la classe des propriétaires
fonciers et en redistribuant les terres aux paysans.
Hinton décrit le processus mis en place, les longues
heures de discussion, les excès commis et les
résultats obtenus. |
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Fanshen, édition Vintage Books
1966 |
Il se veut observateur indépendant et objectif, mais il était
lui-même communiste et on sent bien sa sympathie envers les
révolutionnaires du village. Il est devenu une idole locale ; le
village est désormais connu sous le nom qu’il lui a donné en
décomposant le premier caractère (张)
de son appellation en chinois : Long Bow (long comme
长
et bow comme
弓).
Il analyse avec la même subtilité les faits qu’il rapporte dans
les plus minutieux détails. Il déroule sa narration en vrai
conteur et décrit chacun des habitants du village avec un tel
art du portrait et du trait qui fait mouche que son
« documentaire » est plutôt de l’ordre de l’opéra de village,
immortalisé par
Lu Xun.
Hinton est
revenu au village en 1971, en pleine Révolution
culturelle, grâce à l’appui de Zhou Enlai qui a
ensuite supervisé la traduction du livre en chinois,
parue en 1980
.
C’est donc une personnalité étonnante, qu’il
convient de cerner d’abord pour mieux comprendre son
livre.
I. William Hinton
On l’a présenté comme un fermier américain
sympathique à la cause |
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William Hinton en mission en Chine en
1985 |
communiste, en suggérant que c’était l’une des raisons pour
lesquelles il a si bien compris le village. En fait pas du
tout, il serait plus facile de lui trouver des affinités
avec les anciens lettrés chinois.
The Gadfly, traduction en chinois,
éd.1953 |
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Hinton est né en février 1919 à Chicago, dans une
famille peu ordinaire. Son grand-père paternel était
un mathématicien connu pour ses recherches sur la
« quatrième dimension » et parallèlement écrivain de
science-fiction. Son père était juriste et sa mère
une éducatrice hors pair, fondatrice en 1935 de la
Putney School, une école indépendante relevant du
mouvement de l’Education nouvelle. Il était aussi le
neveu d’Ethel Voynich, auteure du roman « The
Gadfly », publié en 1897, bestseller américain en
Union soviétique pendant la Guerre froide, mais
célèbre aussi en Chine où il a été traduit au début
des années 1950, sous le tire
Niúméng
(《牛虻》),
et adapté en
lianhuanhua.
Hinton
avait aussi une sœur exceptionnelle, Joan Hinton.
Physicienne de physique nucléaire, elle travailla
sur le Manhattan Project à Los Alamos
,
mais, choquée par les bombes larguées sur Nagasaki
et Hiroshima, |
elle se
« convertit » au communisme et partit vivre en Chine où elle
obtint un permis de résidence définitive en 1956. Animée
par le même idéal d’agriculture collective que son frère,
elle travailla dans une commune, puis, après la mort de son
mari en 2003, dans une ferme laitière au nord de Pékin
jusqu’à sa mort en 2010.
Pour en revenir à William Hinton, après deux ans
d’études à Harvard, il est allé poursuivre ses
études à l’université Cornell d’où il sortit en 1941
avec un diplôme en agronomie et élevage laitier.
Entre-temps, en 1937, il était allé une première
fois en Chine.
C’était l’époque où les Etats-Unis surveillaient de
près la progression des Communistes en Chine, et
s’inquiétaient de l’influence de leurs idées de
révolution agraire sur les paysans de l’ensemble de
l’Asie. À l’époque, le président Roosevelt menait
encore la politique |
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Sa sœur Joan en 2010 |
non-interventionniste imposée par le Congrès depuis le début
des années 1930, mais son attention était tournée vers le
Guomingdang, soutenu également par certains médias comme
Time Magazine ; il y avait peu de contacts avec les
Communistes. Seuls quelques Américains comme Edgar Snow ou
Owen Lattimore réussirent à franchir les lignes
nationalistes pour se rendre dans les zones communistes d’où
ils revinrent avec des rapports louant le moral et la
discipline des troupes, et leur détermination à libérer le
pays de l’envahisseur japonais. C’était aussi la position de
Hinton.
En 1945, il épouse Bertha Sneck, écrivaine et traductrice qui a
travaillé de 1949 à 1963 à l’Institut des langues étrangères de
Pékin, puis pour divers journaux. Cette même année, Hinton
travaille pour le US Office of War Information dont une partie
des opérations était orientée vers la Chine et la guerre du
Pacifique. C’est en cette qualité qu’il assiste aux Négociations
de paix de Chongqing (重庆谈判)
entre Nationalistes et Communistes, tenues du 29 août au 10
octobre 1945 et conclues par un accord de Front uni soutenu par
les Américains. Les pourparlers ont été menés, côté communiste,
par Zhou Enlai que Hinton eut ainsi une première occasion de
rencontrer.
En 1947, il est envoyé en Chine par l’ONU pour former des
conducteurs et techniciens de tracteurs. À la fin de ce projet,
en 1948, il est admis comme professeur d’anglais à l’Université
du Nord (北方大学)
près de Changzhi (长治),
dans le sud-est du Shanxi. Comme il l’explique dans le prologue
de son livre, il entend alors parler de la réforme agraire qui
va avoir lieu dans la région et demande l’autorisation de faire
partie de l’équipe de travail formée au sein de l’université
pour aller aider à la mise en place de la réforme dans le
village proche de Zhangzhuang. D’abord autorisé à y aller
seulement quelques jours par semaine pour pouvoir continuer ses
cours, il va finalement pouvoir s’y installer à demeure. Pendant
huit mois, il partage ainsi la vie des villageois en prenant des
notes quotidiennes sur ce qu’il est amené à observer.
II. Fanshen
« Fanshen » se lit à la fois comme un roman, un
livre d’histoire et un reportage en temps de guerre.
Du roman, il a une narration par épisodes ménageant
un suspense sur la suite des événements, mais aussi
des portraits hauts en couleur des différents
habitants du village qui sont aussi les premiers
acteurs du drame en cours ; du livre d’histoire, il
a des explications toujours bienvenues sur les
événements, mais aussi sur le passé du village, qui
éclaire le présent ; enfin, c’est un reportage
d’actualité sur le combat au quotidien dans le
village pour mettre en place la réforme, mais aussi
les institutions qui permettront de la perpétuer.
Dans le prologue, il explique la teneur du premier
projet de Loi agraire, conçu à l’automne 1947 dans
le contexte de la guerre civile et la nécessité
d’accroître la mobilisation des paysans afin de
lutter contre une armée nationaliste soutenue et
équipée par les Etats-Unis. |
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Fanshen, traduction en
chinois, 1980 |
Donner les terres aux paysans, c’était leur donner une
raison de se battre, pour défendre ce qui était désormais à
eux.
« Fanshen » est divisé en sept parties suivant l’évolution de la
campagne et celle des esprits, de l’enthousiasme aux abus de
pouvoir et au découragement, pour mieux repartir :
1. L’histoire (Semer le vent) 2. L’année des expropriations
3.
La quête des paysans pauvres et sans terre
4. Comment éduquer les éducateurs 5. Récapitulation
6.
Réévaluation radicale 7. Défaire les nœuds
1.
L’histoire de Long Bow
Hinton commence par dresser un tableau de l’histoire du village
qui permet de comprendre les réactions des paysans : d’abord
réserve prudente, avant l’engagement actif et souvent violent.
L’intérêt de cette première partie tient, comme le reste de
l’ouvrage, à son approche pratique, très vivante.
Pauvreté endémique
Hinton décrit le village, au pied des monts Taihang (太行山)
qui forment une chaîne nord-sud à l’est du plateau de loess.
C’était une région très pauvre, essentiellement agricole,
affectée par des sécheresses récurrentes, entraînant
régulièrement des famines, et des exodes, les familles ainsi
chassées étant remplacées une autre année par d’autres familles
fuyant une famine ailleurs, dans un éternel cycle de pauvreté et
de misère. Contrairement à l’image usuelle du village chinois,
c’était donc une population en brassage constant, dont
l’hétérogénéité apparaissait dans la quarantaine de patronymes.
C’était aussi une population se nourrissant de céréales,
agrémentées de légumes, dépendante du cycle des saisons et des
moissons et soumise à la « disette de printemps » (chūnhuāng
春荒),
une fois l’hiver passé et les maigres réserves de l’automne
épuisées.
La misère engendrée par les conditions naturelles était aggravée
par les structures sociales, dominées par le clivage entre
propriétaires terriens et paysans ; ici, cependant, la tranche
supérieure consistait surtout de ce qu’on a appelé ensuite des
paysans moyens (40 % de la population et 45 % des terres), les
paysans dits pauvres (47 %) ne détenant que moins du quart des
terre.
En fait tout le monde était pauvre, le peu de terres disponibles
étant aggravé par l’exiguïté des parcelles, la médiocre qualité
des terres, le manque d’animaux et d’irrigation faute de
capital, tout cela entraînant des rendements très faibles et
aléatoires, et rendant la survie problématique
La misère atteignait des niveaux extrêmes chez les plus pauvres,
les empêchant de se marier et les forçant à vendre leurs
enfants, voire finalement leurs terres, accentuant leur
concentration entre les mains des quelques familles les plus
riches. Leur richesse ne tenait cependant pas tant à l’étendue
de leurs terres, qu’aux diverses formes d’exploitation qu’elles
leur permettaient d’exercer et que Hinton décrit avec des
exemples concrets, en faisant un tableau corrosif des principaux
chefs de familles et de leurs activités plus ou moins occultes.
Le paysan était entraîné dans un cercle vicieux
d’appauvrissement, justifié par la croyance entretenue au
caractère inéluctable du destin, mais assuré par la coercition.
Un cercle vicieux de misère
La terre était le fondement de l’autorité, et d’un système
pervers de prêts à des taux usuraires pour permettre aux paysans
de survivre, alors même que les taxes dues en fermage ne leur
laissaient souvent pas de quoi vivre.
À cela s’ajoutaient les profits plus ou moins licites réalisés
par ailleurs, dont les pots de vin engrangés dans leurs
fonctions publiques. C’était en outre un système économiquement
improductif car il enrichissait certains, mais sans constituer
de capital, les excédents étant thésaurisés en pièces d’argent,
cachées par peur des bandits.
Si cette élite fortunée faisait partie d’associations
confucéennes ou bouddhistes, c’était pour mieux assoir leur
autorité, et empocher des bénéfices accessoires au passage. Tout
était bon pour soutirer de l’argent au paysan crédule. Hinton
donne des exemples en citant les expressions qui désignaient ces
pratiques
.
Il y avait ainsi une association confucéenne qui avait à sa tête
l’un des propriétaires fonciers ; il organisait des banquets
pour lesquels chaque membre payait sa part, et il mettait bien
sûr le surplus dans sa poche. Mais l’une des activités les plus
rentables de l’association était l’organisation de rencontres
avec les parents défunts : c’est ce qui s’appelait
« vision/visite lointaine » (yuàn
guān
远观).
Pour la même somme, en cash ou en grain, on pouvait parler avec
quelqu’un qui venait de mourir, c’était « l’impression du
retour » (huíyìn
回印).
Non seulement le propriétaire empochait les paiements, mais cela
lui donnait en plus beaucoup d’autorité auprès des paysans.
C’était soutirer de l’argent ou des céréales à des misérables
toujours au bord de la disette, et dont les dettes finissaient
tôt ou tard par être soldées par la vente des terres, voire des
enfants. Quand le village subit une famine catastrophique, en
1942-1943, les propriétaires réclamèrent leur dû malgré tout, et
les paysans moururent de faim. De surcroît, au pire de la
famine, l’un des propriétaires les plus riches engrangea les
céréales ainsi collectées dans une cave en attendant de pouvoir
les revendre à des prix spéculatifs. Mais il les garda si
longtemps qu’une partie pourrit.
Un système maintenu par la force
Dans ce contexte de corruption, d’oppression et de
violence, car la misère favorisait le banditisme,
les révoltes agraires se sont multipliées à partir
de la fin des années 1920. Pour maintenir l’ordre,
le gouvernement nationaliste a repris un système de
contrôle de la population appelé baojia (保甲)
mis en place par Wang Anshi (王安石)
dans le cadre de ses réformes à la fin du 11e
siècle, sous les Song
;
système de responsabilité collective initialement
d’auto-défense, avec un quadrillage de la population
en unités emboitées les unes dans les autres, il
sera repris sous les Ming, puis étendu sous les Qing
à la collecte des taxes, avec tous les abus que l’on
peut imaginer.
Hinton le dépeint comme un véritable règne de la
terreur, en expliquant ainsi l’apparente apathie de
la population : |
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Un registre de baojia en 1934 |
chaque tentative de révolte étant supprimée dans le sang,
les paysans n’osaient pas affronter les propriétaires. Ce
sera l’un des problèmes rencontrés par les Communistes au
début de la campagne de réforme agraire : personne n’osait
parler pour dénoncer les abus commis par les propriétaires,
et ce d’autant plus que ceux-ci étaient soutenus par les
nationalistes, et que, tant qu’ils n’avaient pas été
vaincus, on pouvait toujours craindre qu’ils reviennent et
éliminent les fauteurs de troubles.
Il n’est pas étonnant, dans ces circonstances, que la Réforme
agraire se soit accompagnée d’une explosion de violence : c’est
ce que William Hilton a appelé « semer le vent », titre choisi
pour sa première partie.
Et là-dessus l’invasion japonaise
Quand l’armée japonaise envahit la région stratégique des monts
Taihang, et arriva au village de Long Bow pendant l’été 1938,
les exactions et les carnages commis par l’armée japonaise
vinrent s’ajouter à la misère déjà insupportable. Comme partout,
la réaction fut double : collaboration (de la part des
propriétaires et paysans riches alliés au Guomingdang) et
résistance (surtout des paysans pauvres). Pendant la famine de
1942, raconte Hinton, pour se nourrir, les bandes armées
devenues de vraies bandes de brigands ont conduit à des raids
sur le village pour piller les réserves cachées de céréales,
laissant les paysans mourir de faim ensuite.
Le Parti communiste a fondé sa stratégie sur la mobilisation
massive des paysans, et compris très vite qu’ils ne pouvaient
l’être qu’en satisfaisant leurs besoins urgents et essentiels :
la terre et la subsistance quotidienne. Cette stratégie a été
renforcée après la victoire sur le Japon en 1945, pour vaincre
les Nationalistes alors qu’ils étaient armés par les Etats-Unis.
C’est dans le contexte de la guerre civile qu’ont été élaborées
et menées les premières campagnes de réforme agraire dans les
zones libérées du nord, sous la protection de la 8ème
armée de route soutenue par les milices locales.
Programme en deux temps
Le programme, cependant, a été mis en place de manière
progressive, en abandonnant le programme radical de « terre à
celui qui la travaille » élaboré dans le Sud et en concevant un
processus en deux étapes destiné à rallier une majeure partie de
la population, y compris les plus riches, dans l’esprit de
résistance nationale à l’ennemi ; la première étape commença par
instaurer une « double réduction » des fermages et des
taux d’intérêts sur les prêts accordés aux paysans.
Dans le contexte de la guerre civile déclenchée au lendemain de
la reddition du Japon, avec intensification de l’aide étrangère
apportée à Chang Kai-chek, ce qui était un objectif de défense
nationale est devenu pour les Communistes un but de libération
nationale, avec un impératif de justice sociale.
C’est après cette introduction détaillée à l’écologie et à
l’histoire de Long Bow que Hinton entame le récit, étape par
étape, de la réforme agraire menée au village. La moitié, au
début, rapporte les événements qu’on lui a rapportés, intervenus
avant qu’il arrive.
2.
Les expropriations
Frapper les collabos, éliminer les traîtres
Après le départ des Japonais, les dirigeants collaborationnistes
du village avaient été arrêtés et de jeunes paysans dans la
mouvance communiste avaient pris leur place. Mais la première
réunion pour dénoncer les méfaits du passé se heurta à un
silence de plomb des paysans assemblés, cloués par la peur
millénaire de s’opposer aux propriétaires et à leurs sbires,
surtout que la rumeur courait que les troupes du Guomingdang
seraient bientôt de retour : c’était déjà le cas à Taiyuan, la
capitale de la province, appuyées par des forces japonaises
toujours en place. Mais il suffit d’un jeune activiste pour
lancer les accusations quelques jours plus tard, le temps
d’avoir bien chauffé les paysans. Les têtes commencèrent à
tomber, celles des « traîtres » vendus aux Japonais.
Les victoires remportées par la 8ème armée en octobre
1945 renforcèrent la confiance. La lutte contre les traîtres
s’amplifia et déboucha même sur l’arrestation du prêtre
catholique, coupable lui aussi de collaboration, et de
non-assistance aux paysans auxquels il avait refusé la
protection de l’église contre les raids japonais. Le prêtre
réussit à s’enfuir, tous ses biens furent confisqués et ajoutés
à ceux des 26 autres familles collaborationnistes. Ce furent les
premières distributions de terre, mais difficiles à effectuer,
toujours pour la même raison : la peur des paysans +d’accepter
ces biens.
Ce « mouvement anti-traîtres » s’acheva dans tout le district en
décembre 1945. Mais il n’était considéré que comme une revanche
sur les exactions de la guerre.et avait échoué à mobiliser la
totalité des paysans car il y avait des « traîtres » à tous les
niveaux de la population. En fait, les paysans pauvres qui
avaient participé à la collaboration pour avoir à manger furent
frappés bien plus sévèrement que leurs maîtres, car beaucoup
furent réduits à la mendicité, d’autant plus que le principe de
responsabilité collective faisait que toute la famille était
frappée quand le chef de famille l’était.
Ces confiscations opérées sans discernement incitèrent beaucoup
de paysans moyens à passer à l’opposition et envenimèrent le
climat social. Mais cela ne fit que retarder le mouvement.
Assaut sur le système agraire et réactions
Le 16 janvier 1946, une grande réunion de trois jours eut lieu
dans un village du district pour discuter des questions de
fond : pourquoi les pauvres sont-ils pauvres et les riches
riches, et faut-il payer des fermages aux propriétaires ? Malgré
quelque confusion et réticences initiales, les conclusions
furent nettes : les pauvres étaient pauvres parce qu’ils étaient
« pelés » par les propriétaires qui en tiraient leur richesse ;
il n’y avait pas à leur payer de fermages.
La politique continua cependant d’être celle de la « double
réduction », mais les demandes étaient de plus en plus
explosives : loin de se contenter des réductions, elles allaient
dans le sens d’un remboursement des sommes extorquées comme
intérêts abusifs. C’est quand on fit les totaux que l’on se
rendit compte que les biens des propriétaires ne suffiraient
même pas à « régler les comptes » et que furent envisagées les
expropriations.
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Les paysans pauvres et moyens-pauvres
sont
les solides piliers des communes
(1965)
贫农下中农是人民公社的坚强支柱 |
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Mais leur mise en œuvre nécessitait d’abord l’organisation
d’institutions ad hoc, dans toutes les zones libérées du nord :
des associations de paysans chargées de conduire les opérations,
recevoir les biens confisqués et les redistribuer, permettant
aux plus pauvres de littéralement « se retourner » et se libérer
de leur misère :
fānshēn
(翻身).
La campagne commença fin janvier, avec de longues réunions
quotidiennes pour « régler les comptes, c’est-à-dire évaluer,
cas par cas, les terres à confisquer et les abus à réparer. En
mars c’était à peu près terminé. Les biens expropriés furent
appelés « les fruits de la lutte » (dòuzhéng
guǒshí
斗成果实).
Hinton ajoute quelques expressions savoureuses. Les paysans,
dit-il, ne se saluaient plus en se demandant s’ils avaient
mangé, mais s’ils « s’étaient retournés » (翻身了吗 ?).
Un paysan plein d’humour qui n’avait rien reçu répondit à la
question en montrant une jarre vide derrière lui : « J’ai
retourné un corps vide » (翻了一个空身)
.
Cependant, les biens confisqués n’avaient pas été distribués
selon les besoins, mais selon les doléances de chacun, selon le
slogan « à chaque plaignant sa part » (谁斗谁分),
ce qui incitait chacun à participer activement aux débats.
Malgré cela, bien des familles pauvres n’avaient rien reçu, et
il devenait important de passer à une distribution en fonction
des besoins. Pour les évaluer, l’Association des paysans mit sur
pied un comité spécial de soixante personnes.
Malgré tout, à la mi-mars, après distribution des premiers
« fruits », la vie avait déjà changé pour beaucoup, ne serait-ce
que parce que les dettes avaient été annulées. En même temps, le
combat se porta sur un autre terrain miné : celui de
l’émancipation des femmes, tout aussi nécessaire à la lutte
contre la « féodalité » pour la libération des forces vives du
village. Mais il fallait vaincre la résistance des paysans qui
avaient souvent acheté leurs épouses à prix d’or, ou celle des
vieilles paysannes qui voyaient d’un mauvais œil toute mesure
leur enlevant la moindre parcelle d’autorité sur leurs brus. Le
chapitre sur le sujet est l’occasion pour Hinton de dresser
quelques portraits hauts en couleurs de femmes décidées à se
battre au sein d’une Association des femmes constituée
parallèlement à celle des paysans.
Ces premières opérations entraînèrent des réactions virulentes
des propriétaires, et des mesures protectives pour cacher leurs
biens les plus précieux, en les dissimulant dans d’autres
familles, ce qui sema la confusion et les soupçons parmi les
paysans. À ces mesures s’ajoutèrent la propagation de rumeurs
pour semer la panique dans les villages, et des tentatives de
corruption et d’infiltration dans les institutions paysannes.
Consolidation du Parti communiste
Dans ces conditions, les membres du Parti restaient clandestins.
Mais le besoin de coordination des différents organismes du
village – association des paysans et des femmes, milice – allait
croissant. Le Parti décida de créer des branches dans les
villages. La condition de recrutement sine qua non était
l’appartenance à la classe des paysans pauvres. Dans l’année,
trente membres furent recrutés, dont sept femmes, la première
d’entre elles étant une femme arrivée en mendiant au village
dont Hinton nous fait un portrait mémorable ; elle prendra la
tête de l’Association des femmes.
La tâche la plus importante était de maintenir l’unité parmi les
paysans, politique du Parti dont l’application sur le terrain se
heurtait aux intérêts particuliers. À ce moment précis, au
printemps 1946, il s’agissait de ne pas trop sévir contre les
anciens collaborateurs de manière à ne pas les faire fuir dans
le camp adverse : on leur tendit la main selon le principe
« nous sommes tous des frères pauvres ». Quant au camp adverse,
justement, y compris les catholiques, ils furent pourchassés et
certains battus à mort, forme la plus courante d’exécution.
Mais il y avait pourtant un grave clivage au sein des paysans :
après la confiscation et distribution des biens des
« exploiteurs », il restait encore beaucoup de familles dans le
besoin ; les paysans plus aisés qui avaient des terres eurent
peur de se les voir confisquer à leur tour. Et c’est exactement
ce qu’il advint, pendant l’été et l’automne 1946.
Deux nouvelles séries d’expropriations
Fin juin 1946, la fragile trêve entre Nationalistes et
Communistes prit fin, les combats reprirent de plus belle, et
dans ce contexte la terre devenait un problème crucial pour les
Communistes car c’était elle qui pouvait mobiliser les paysans
en masse derrière le Parti. C’est dans cette optique que la
politique des « Deux Réductions » fut abandonnée pour revenir à
celle de « la terre à celui qui la cultive », énoncée dans une
directive du 4 mai. À ce stade cependant, il était clair
que les « paysans moyens » ne devaient pas être touchés mais
devaient au contraire être entraînés dans le mouvement comme
alliés. Cependant, quand la directive commença à être appliquée,
ce fut bien plus violent, dit Hinton, que ce qui s’était passé
auparavant.
La nouvelle campagne se déchaîna sur la base de principes
radicaux : aucun paysan ne devait rester pauvre, tous devaient
obtenir non seulement une terre, mais aussi les outils pour la
cultiver et une habitation. L’idée était d’examiner le passé
pour rechercher tout ce qui avait été acquis par l’exploitation,
pour éradiquer les « queues du féodalisme » (封建尾部).
La campagne dura vingt jours et fut d’une violence extrême : des
familles entières furent détruites, beaucoup réduites à la
pauvreté, des paysans battus jusqu’à ce qu’ils avouent où ils
avaient caché leurs richesses, beaucoup mourant sous les coups.
À l’automne, juste avant la moisson du millet, le village se
trouva sur le chemin d’un détachement de l’armée nationaliste,
sous la menace de se voir confisquer la récolte. Le Parti
organisa une opération « Cacher les céréales », des milliers de
familles creusant des grottes dans la montagne pour les mettre à
l’abri. Mais, en même temps, les propriétaires restants
relevaient la tête. Le mouvement défensif pour cacher la récolte
se poursuivit en une troisième campagne contre les propriétaires
selon l’idée populaire que « si on ne bat pas le chien tombé à
l’eau, il va en sortir et vous mordre la main » (不打落水狗,跑着来咬手).
Cette fois, il s’agissait de trouver tout ce qu’ils avaient
caché.
Au bout du compte, il fut considéré que tous les restes de
pouvoir féodal avaient été éradiqués. Il restait, avec les biens
distribués, à organiser la production.
Bataille pour la production : l’aide mutuelle
Dans ce but, fin 1946, le Parti lança un mouvement d’aide
mutuelle pour pallier les problèmes liés au morcellement des
terres et au manque d’animaux de trait. À l’automne 1947, des
élections de paysans modèles inspirèrent d’autres initiatives,
dont une coopérative de menuiserie dans le but de fabriquer des
charrettes et des outils pour les paysans qui ne pouvaient pas
payer cash et des groupes de femmes pour relancer le tissage au
village.
En même temps, le système de taxation était révisé pour calculer
les taxes sur la production moyenne de plusieurs années
précédentes, avec des exemptions pour les nouvelles terres
défrichées et mises en valeur. Mais la production était freinée
par le fait que les expropriations avaient tué l’initiative
privée, chacun ne voulant trop développer sa production de peur
de se retrouver sous le coup de nouvelles expropriations. Les
frictions furent aggravées par l’arrogance et les abus de
pouvoir de certains cadres.
Abus de pouvoir et violences
La campagne « Battre le chien tombé à l’eau » s’accompagna d’une
montée de violence autoritaire très semblable à celle du pouvoir
qui venait d’être démantelé, une violence brutale sans la patine
de la vieille culture mandarinale, et en opposition aux rêves
utopiques de société égalitaire. Tous les maux de l’ancienne
société semblaient renaître de ses cendres, dont l’exploitation
des femmes.
Petit à petit, les cadres révolutionnaires et la milice se
coupèrent de la population par leurs exactions, leurs ordres
arbitraires et les faveurs qu’ils s’octroyaient. Au printemps
1947, une campagne visant à « laver les têtes » fut lancée dans
toute la région, mais devant la vague de critiques risquant de
faire éclater le Parti, fut vite abandonnée
.
En janvier 1948, l’avenir du mouvement de réforme était
fortement menacé car exploitation et privilèges étaient revenus
en force, comme si c’était un phénomène inéluctable, ancré dans
les mentalités mêmes. Le Parti devait réagir. Il le fit en
revenant aux sources.
3.
La quête des paysans pauvres et sans terre.
État des lieux et nouveau départ
Fin 1947, en outre, la situation militaire était préoccupante,
les Nationalistes tenant les villes et les voies ferrées dans
tout le nord de la Chine. Mao remonta le moral de ses troupes en
analysant la situation avec le plus grand calme comme un jeu de
go, dans un discours prononcé le jour de Noël 1947. Mais sa
stratégie d’encerclement ne pouvait réussir que s’il avait tout
le peuple derrière lui. Trois jours plus tard étaient publiées
les « Grandes lignes de la loi agraire » (《中国土地法大纲》)
qui avaient été formulées en octobre. C’était un nouveau départ
pour le mouvement. Pendant l’hiver 1948, des équipes de travail
furent constituées pour aller dans les villages faire un état
des lieux. C’est ainsi que Hinton put se joindre à celle
constituée par son université et partit au village en mars.
À partir de là, à peu près au milieu du livre, il relate ce
qu’il a lui-même observé, dans le feu de l’action, narration qui
commence par l’arrestation de deux des cadres responsables des
pires exactions suivie de la réorganisation des instances
dirigeantes du village. Cependant, alors que Mao avait bien
souligné qu’il ne fallait pas accabler les paysans moyens, ce
nouvel épisode de la réforme au village mit encore l’accent sur
les paysans pauvres et les travailleurs agricoles.
En février 1948, une grande réunion au chef-lieu du
district, pendant un mois entier, prépara le terrain à une
nouvelle redistribution drastique des terres. La loi de de
décembre avait interdit les passages à tabac et règlements de
compte, mais les réunions en perspective en effrayaient plus
d’un car l’ambition affichée était de pouvoir dire que tout le
monde avait bien été « retourné », et que tout le monde avait eu
sa juste part. Cependant, il fallait d’abord effectuer une
classification des paysans.
Classification
Il fut procédé selon la méthode « rapport personnel, débat
public » (zibao gongyi
自报公议).
Mais les débats s’éternisaient car toutes les familles voulaient
être classées « pauvres » et certains villageois posaient des
problèmes : comment classer ceux qui ne vivaient pas de la terre
comme les artisans, ou encore les cas limites d’exploitation
(comme une veuve exploitant son amant). Tout le village défile
ainsi sous la plume de Hinton, d’un portrait à l’autre. La
température montait, dit-il, la chaleur étant accrue par celle,
bien connue, … des poux.
Au bout d’une série d’incidents pathétiques voire dramatiques,
chaque cas étant un roman à lui seul, la classification fut
achevée fin mars : il était clair que toute « l’huile » avait
été distribuée, et qu’il n’en restait plus. à part les biens de
la veuve qui exploitait son amant et fut classée « paysan
riche ». Cependant, sur 174 familles, seules 72 avaient été
« retournées ». Les autres n’avaient pas fait leur fanshen,
mais il n’y avait rien à leur distribuer. À partir de là, l’idée
commença à émerger que le mouvement était allé trop loin et
qu’une remise en question était nécessaire.
4.
Purification et reprise en main
Purification et réévaluation
Le 10 avril 1948 commença une campagne de réorganisation
et purification des rangs du Parti : une de ces campagnes de
purges récurrentes depuis la fondation du Parti, par
autocritique et critique mutuelle. La date était cruciale car
les victoires remportées sur les Nationalistes dans la deuxième
moitié de 1947 avaient fondamentalement changé la situation
militaire : les forces révolutionnaires étaient passés à
l’offensive. Cela permettait de délaisser les réunions secrètes
pour agir en plein jour, lever le voile de mystère qui entourait
le Parti et exposer les activités pour les soumettre à la
critique, et en particulier la mise en œuvre des expropriations.
Il s’ensuivit une réévaluation des opérations réalisées par
chacun des cadres du villages. Chacun s’accusa pour mieux se
défendre. Tous les griefs des trois années précédentes furent
exposés, avec les souffrances subies par les uns et les autres.
Mais il ne fut constaté aucun détournement de fonds tel qu’il
ait entaché la justice des confiscations et redistributions.
Quand tout fut terminé, au bout d’une semaine, il s’avéra que,
si les Communistes avaient légèrement plus bénéficié du
fanshen que les autres, c’était vraiment minime et ne
pouvait expliquer que tant de familles n’aient pu recevoir leur
part. C’étaient plutôt les méthodes de travail qui devaient être
révisées. Il restait en outre quatre cadres en prison, redoutés,
dont le sort était encore à déterminer.
Conférence au district
Sur quoi trois des membres de l’équipe de travail de
l’université, dont Hinton, sont invités à une grande conférence
sur la réforme au chef-lieu du district, Lucheng (潞城).
Ils y vont à pied, ce qui nous vaut deux belles pages de
description de la montagne. Et quand ils arrivent, c’est
l’étonnement : ils découvrent une ville fortifiée totalement en
ruine, dont les habitants étaient en train de finir de démolir
les restes de muraille pour se servir en briques afin de se
construire des maisons, et dans ces ruines, le vaste terrain
vague du
yamen
.
Au milieu, dominant un temple miraculeusement préservé, était
une tour à moitié en ruine arborant une inscription d’une
inquiétante ironie dans le contexte : « L’armée japonaise est
éternellement ici » (Rijun yong zai
日军永在).
Hinton donne corps à l’histoire en permettant de visualiser les
lieux.
C’est ce décor surréaliste qui abrite la conférence, hébergée
dans l’une des cours du yamen ; un panneau indiquait que
c’était le siège du gouvernement local (Lucheng xian renmin
zhengfu
潞城县人民政府) ;
mais, sur l’un des bâtiments avait été accroché un autre
panneau : Comité du Parti du district de Lucheng (Lucheng xian
dangweihui
潞城县党委会).
Le Parti avait investi l’administration de la ville.
La conférence était en fait une session de formation pour
inculquer à la centaine de cadres du district réunis – pour la
plupart des vieux paysans - les principes de base de la
politique du Parti, en leur insufflant les idéaux de conscience
de classe et de moralité socialiste. C’était d’abord une vaste
séance d’autocritique, pour tenter de comprendre l’échec du
mouvement de fanshen. Il en ressortit que les problèmes
venaient des excès dans la conduite du mouvement, taxés
d’« extrémisme gauchiste » : l’erreur était d’avoir négligé les
appels à ne pas s’en prendre aux paysans moyens et d’avoir trop
privilégié les paysans pauvres en accusant certains d’avoir
détourné les « fruits » des expropriations. Mais c’était une
erreur de penser que la pauvreté serait éradiquée par la seule
redistribution des biens confisqués ; ce n’étaient pas des
cadres qui les avaient détournés, ils étaient tout simplement
insuffisants ; la pauvreté ne serait résolue que par un
accroissement de la production
.
Ces conclusions eurent pour effet d’abattre le moral des cadres
rendus responsables des excès dénoncés. Tout ce qu’ils avaient
fait semblait être en pure perte, leurs efforts et leur
dévouement à la cause n’étaient pas pris en compte, y compris le
fait qu’ils n’étaient pas dédommagés pour les heures passées en
réunions au lieu de cultiver leurs terres. Leur principal
problème semblait être surtout un manque d’expérience politique.
Ne pas oublier les paysans moyens
La conférence avait apporté une nouvelle classification : celle
des « nouveaux paysans moyens » (新中农),
c’est-à-dire les paysans pauvres qui, grâce au fanshen,
avaient accédé à un certain niveau d’autonomie alimentaire –
qu’il restait encore à définir, épineux problème qui nécessita
encore de nombreuses heures de débats houleux. Mais la directive
était maintenant de reclassifier les paysans de manière à
élargir le front uni sur lequel s’appuyait le Parti ; des règles
précises furent édictées pour évaluer les biens et sources de
revenus de chacun, en déterminant en particulier celles
provenant de « l’exploitation » de tiers. Au passage étaient
reclassifiés en paysans moyens ceux, indûment qualifiés de
riches, qui avaient été victimes d’expropriations injustifiées
ou excessives (cuodou de zhongnong
错斗的中农).
Mais cela impliquait qu’il fallait les dédommager, ce qui ne fit
qu’abattre un peu plus le moral des cadres du village : comment
faire ?
Cependant, le message était clair : il ne s’agissait plus de
procéder à une nouvelle vague de confiscations, mais de
« remplir les trous » pour les quelque 30 % de familles qui
restaient dans le besoin, selon le principe « boucher les trous
en fonction du tissu disponible » (àn bǔding bǔ kūlong
按补丁补窟窿).
Heureusement le Comité du Parti du district alloua un budget
pour le dédommagement des paysans moyens, et édicta des règles
pour aider les cadres à cultiver leurs terres. Cela contribua à
remonter un peu le moral des troupes.
5.
Récapitulation
L’équipe de travail revint au village le 1er mai
1948. Entre-temps, la situation avait évolué, et d’abord sur le
plan militaire. Les victoires remportées par l’Armée de
libération avaient permis de relier les deux grandes zones
libérées du nord, et donc de fusionner leurs universités en une
université unique, établie dans le district de Zhengding (正定县),
dans le Hebei. En conséquence, la Northern University devait y
déménager, et l’équipe de travail envoyée au village pour la
réforme devait y partir : une marche de près de 500 kilomètres
qui leur prit plusieurs semaines ! Hinton fut cependant autorisé
à rester au village, avec l’étudiante qui lui servait aussi
d’interprète.
En même temps, c’était la pleine saison des travaux de printemps
dans les champs, les paysans ne répondaient plus avec autant
d’enthousiasme aux appels aux réunions, d’autant plus que celles
de mars et avril ne leur avaient apporté aucun gain matériel
notable. Ce qui tira les paysans de leur passivité, ce fut la
pluie qui se mit à tomber au milieu du mois. Faute de pouvoir
travailler dans les champs, les paysans reprirent les séances
interrompues de la deuxième ronde de classification, la nouvelle
liste servant de base à la formation de l’Association provisoire
es paysans, constituée à la fin du mois. Le Comité élu de
l’Association se réunit pour déterminer les familles qui avaient
besoin d’aide. Mais les frustrations ressenties ne faisaient
qu’aggraver les tensions dans le village, à l’approche du
jugement final des anciens cadres qui avaient été arrêtés pour
abus de pouvoir et exactions. Il est à noter que deux furent
envoyés dans une école spéciale pour cadres qui avait été créée
à Changzhi, pour les réformer….
6.
Réévaluation radicale.
Vers la fin avril 1948, après deux ans de guerre civile, il
était clair que Chang Kai-chek était condamné, militairement et
politiquement. La seule chose qui aurait pu le sauver aurait été
une déroute interne des Communistes. C’est pourquoi il était si
important pour Mao de réussir sur le font de la réforme agraire.
De passage dans le Shanxi en avril 1948, il prononça un
discours fondamental devant une assemblée de cadres locaux, pour
souligner les erreurs à corriger : 1/ classer comme paysans
riches ceux qui n’en étaient pas ; 2/ user de violence excessive
contre les familles de propriétaires et de paysans riches et
procéder à des expropriations abusives de leurs biens ; 3/ et en
particulier s’en prendre à leurs entreprises industrielles et
commerciales.
S’étant opposé ces erreurs relevant d’un « déviationnisme de
gauche » visant à un égalitarisme absolu illusoire, Mao
poursuivit avec les tâches fondamentales qui restaient à
accomplir : le développement de la production, agricole et
industrielle, qui seul pourrait résoudre les problèmes de la
pauvreté. Ce discours fut publié en juin et servit de base à une
seconde conférence du district, le 17 juin. Elle se
conclut sur la résolution de rendre aux paysans moyens ce qui
leur avait été pris, et de restaurer les propriétés
industrielles et commerciales à leurs propriétaires légitimes.
Il s’agissait d’une erreur d’appréciation des cadres du village
qui avaient cru que le mouvement de fanshen n’avait pas
été achevé, alors qu’il l’était, puisque le système féodal avait
été aboli. Le problème de la pauvreté ne pouvait être résolu par
les seules expropriations. Au contraire, elles contribuaient à
la pauvreté en détruisant le maigre réseau d’actifs industriels
et commerciaux existants. La responsabilité de ces erreurs
d’appréciation aboutissant à centrer toute l’attention sur les
paysans pauvres fut attribuée en partie au poids du passé, la
lutte contre les propriétaires, liés à l’église catholique,
ayant été exacerbée par leurs actions pendant les deux années de
famine de 1942-1943 et leurs liens avec les Japonais
.
7.
Défaire les nœuds
L’objectif principal était désormais le
développement de la production agricole du village.
Elle passa d’abord par l’établissement d’équipes
d’aide mutuelle. Le mouvement fut lancé le 9 juillet
par une grande réunion où le nouveau chef de village
exposa d’abord les conclusions de la conférence de
juin. Puis énonça les nouveaux principes : dans le
passé, le Parti se souciait des pauvres et des
opprimés, mais maintenant il voulait que tout le
monde travaille dur pour devenir de nouveaux paysans
riches ; plus |
|
Hinton (au centre) accueilli à Pékin
par Zhou Enlai (à sa g.) en 1971 |
personne ne les empêchait de devenir prospères. Il restait
encore à terminer la restitution des terres et des biens
indument confisqués, mais c’était la dernière fois : à
l’avenir, si les paysans voulaient des terres, il leur
faudrait les acheter.
Maintenant, la tâche à accomplir était de mobiliser les paysans
non plus pour la terre, mais pour la production, afin que la
réforme prenne tout son sens. En attendant, William Hinton dit
adieu au village. Il devait y revenir en 1971, mais c’est une
autre histoire
.
|
Hinton lors de son retour dans le
Shanxi en 1971 |
|
La suite de Fanshen
William Hinton était opposé à l’économie de marché, et aux
réformes de Deng Xiaoping qui a de nouveau, selon lui, morcelé
les terres agricoles en les rendant sous contrats individuels
aux familles. Il a donc écrit une suite à « Fanshen », en
inversant symboliquement les syllabes : « Shenfan: The
Continuing Revolution in a Chinese Village », publié en 1983. Le
livre a été traduit en chinois et la traduction publiée en mai
2008 : 《深翻——中国一个村庄的继续革命纪实》
Shenfan |
|
Shenfan (traduction en
chinois, 2008) |
Fanshen : adaptation au théâtre
« Fanshen » a été adapté au théâtre en 1975 par le
dramaturge britannique David Hare. Ce qui est
remarquable, dans son approche, c’est qu’il a
considéré la révolution dépeinte par Hinton sous
l’angle de la terminologie : « Toute révolution crée
de nouveaux termes », écrit-il dans le texte de sa
pièce publié en novembre 1976. Et il est vrai qu’une
grande partie de « Fanshen » concerne la recherche
par la communauté des paysans du mot juste à
adopter, et d’abord pour se définir eux-mêmes : la
décision de classer un paysan parmi les « paysans
moyens » constitue un épisode dramatique, qui sera
au moins partiellement résolu par l’adjonction de
« nouveau ». Car la nouvelle aristocratie du village
chinois est le paysan pauvre, à qui on doit tout, et
d’abord une terre. David Hare rejoint ici Confucius.
La pièce est différente du livre, ne serait-ce que
par le choix des chapitres. Mais elle en garde
l’esprit en montrant un village en train de façonner
l’histoire, de s’inventer des institutions, sans
savoir ce qu’est le communisme ni ce qu’est la
démocratie, grands mots qu’il s’agit de concrétiser.
Et en fin de compte, dit le dramaturge, « la
question est de savoir comment une démocratie peut
savoir qu’elle est une bonne |
|
Fanshen, la pièce de David
Hare
(éd. 1976) |
démocratie ». Toujours une question de définition. Mais,
dramaturge socialiste, Hare suit Hinton en retenant les
aspects positifs de la réforme, les améliorations apportées
aux paysans, en passant sous silence les morts causées au
passage. C’est la seule pièce de Hare qui ne soit pas une
critique de l’Angleterre, mais en fait, il n’a pas changé de
sujet : il est question de leadership politique et d’un
possible modèle de changement par renversement de l’ordre
établi.
La pièce est constituée de tableaux,
à la manière brechtienne, les personnages s'adressant
directement au public pour lui expliquer les moments clés de la
révolution chinoise.
Trilogie documentaire de Carma Hinton
La fille de William Hinton, Carma Hinton, est documentariste.
Elle a réalisé un documentaire en trois parties sur les
changements intervenus à Long Bow dans les années 1980 :
1984 : « The Longbow Trilogy »
- Small Happiness, sur la vie des femmes
- All Under Heaven, sur les pratiques religieuses,
- To Taste 100 Herbs, sur un médecin catholique
pratiquant la médecine occidentale et les méthodes
traditionnelles de traitement par les plantes.
Traduction en français
Fanshen, la révolution communiste dans un village chinois, Plon,
coll. Terre humaine, 1971, 756 p.
Sur le même sujet
Voir le
dossier sur la Réforme agraire.
《翻身——中国一个村庄的革命纪实》北京出版社,
1980年1月.
C’est un
système de quadrillage de la population qui remonte en
fait à la période des Printemps et automnes : il a été
imaginé par Guan Zhong (管仲),
premier ministre du duc Huan de l’Etat de Qi (Qi
Huangong
齊桓公)
de 685 à 643 avant J.C. et permit au duc de faire de son
Etat le plus prospère de l’époque, au prix de
l’asservissement de la population. L’unité de base était
le
jiǎ
(甲),
qui comportait dix familles ou foyers
hù
(户),
dix
jiǎ,
ou cent familles, constituant un
bǎo
(保),
dont le chef était le
bǎozhǎng
(保长).
Au début, le système était surtout une organisation
permettant d’assurer le recrutement de contingents
militaires, puis il s’est étendu à une responsabilité
collective économique et morale, avec des nombres
variables de familles à chaque niveau.
Le déclin de ces petites villes avait cependant commencé
bien avant l’invasion japonaise, car elles avaient été
fortifiées pour se protéger contre le banditisme et les
épisodes de révoltes rurales, mais les paysans avaient
eu tendance à se protéger plutôt dans les places-fortes
des propriétaires qui avaient des réserves de grains, ce
qui avait désertifié les villes.
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