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Club de lecture de littérature chinoise

Compte rendu de la séance du 28 septembre 2022

et annonce de la séance suivante

par Brigitte Duzan, 30 septembre 2022

 

Mot introductif 

 

Pour cette première séance de l’année 2022-2023, la vie du club a repris sous les mêmes auspices que les années précédentes, avec quelques légères modifications : un groupe de douze participants (et deux nouveaux inscrits), chiffre optimal compte tenu de la nécessité de prévoir un temps de parole suffisant pour chacun des participants, et une séance par mois, soit dix séances au total pour l’année.

 

Par ailleurs, nous envisagerons autant que faire se peut la possibilité d’avoir des invités, éditeurs, traducteurs ou autres, en fonction de l’œuvre au programme – formule que nous n’avions pas renouvelée depuis le confinement.

 

I. Compte rendu de la séance du 28 septembre

 

Cette première séance était consacrée aux mémoires d’Ai Weiwei (艾未未) récemment publiées et à son père, le poète Ai Qing (艾青), dont le souvenir occupe la première partie de ces mémoires :

- Mille ans de joies et de peines, trad. de l’anglais et du chinois par Louis Vincenolles, Buchet-Chastel, coll. « Essais et documents », 2022, 432 p.

Sur Ai Qing :

- Ai Qing, selected poems, trad. Robert Dorsett, avant-propos d’Ai Weiwei et introduction du traducteur, Crown, 2021, 128 p.

- Premier voyage en Chine, suivi de : Hommage à Ai Qing et Rencontrer Ai Qing, Louis Levionnois, éditions Les Cent Fleurs,1989, 208p.

- Ai Qing, poèmes, Éditions en langues étrangères, Beijing 1980.

 

Nous avons regretté l’absence de deux « covidées », qui ont cependant envoyé leur avis par courriel, et d’une habituée de longue date en

 

Mille ans de joies et de peines

voyage sous d’autres cieux, désolée de n’avoir pu rentrer à temps. La séance a débuté par un rapide tour de table afin que chacun se présente et que soient introduits les deux nouveaux inscrits. Elle s’est poursuivie, selon la règle usuelle, par les avis et impressions de lecture des présent.e.s.. 

 

A.      Les avis

 

Les deux absentes pour covid avaient préalablement envoyé leurs avis, l’un succinct, l’autre rédigé qui a été lu pour introduire la séance et amorcer le tour de table :

 

·         Avis transmis

 

Avis de Giselle Helmer

J'ai bien lu Ai Weiwei. Son livre est poignant, mais je l'ai trouvé particulièrement intéressant sur les motivations derrière son parcours d'artiste, aussi bien aux États-Unis qu'ensuite en Chine.

J'ai aussi lu avec grand plaisir les « Selected Poems » d’Ai Qing. Ils sont très beaux.  Le poème sur Dayanhe, sa nourrice, est vraiment émouvant. Merci de me les avoir fait découvrir et bravo à Robert Dorsett pour la qualité de sa traduction. Mais il est vrai qu'il est lui-même poète !

 

Avis rédigé de Sylvie Duchesne

Je n'avais jamais été attirée par les rares œuvres d’Ai Weiwei que j'avais pu voir , dont quelques-unes que j'avais trouvées plus provocantes que belles. Aussi, je me suis plongée dans "Mille ans de joies et de peines" sans grand enthousiasme au départ.

Très vite, cependant, j'ai été intéressée par le début du livre, l'histoire de la vie d'Ai Qing racontée par son fils. C'est le témoignage historique sur cette période de la Chine, entre 1910 et nos jours, à travers la formation, puis les tribulations du poète et de sa famille qui m'intéressait. J'ai été frappée par la façon dont les familles, à l'époque de la Révolution Culturelle, pouvaient être  démantelées et les enfants partagés et confiés à l'un ou à l'autre de leurs parents, sans aucun souci de l'enfant....

J'ai été frappée aussi par l'amour filial d'Ai Weiwei qui a vécu toute une période d'exil presque seul au quotidien avec son père....

 

Dans le deuxième volet du livre (à partir du chapitre 9, soit le début des années 1970), c'est plutôt la vie d'Ai Weiwei qui est le centre d'attention, … dont une partie où il raconte sa vie à New-York jusqu'en 1993. Viennent ensuite ce qu'il considère comme les débuts de sa vie d'artiste, avant la mort de son père en 1996, puis la construction de ses ateliers et sa participation au projet du fameux "nid d'oiseau", et toutes ses activités artistiques, humanitaires ou subversives, des années suivantes, jusqu'à la naissance de son fils.. Tout cela m'a moins intéressée, même si cela m'a permis de mieux comprendre ce qu'il essaie d'exprimer par ses œuvres.

 

J'ai été de nouveau bien intéressée par son témoignage sur ses ennuis avec la police, après son activité en ligne, et ses arrestations, assignation à résidence, sa détention de 81 jours en 2011, et son combat pour récupérer son passeport. À la fin du livre, après la naissance d’Ai Lao, j'ai été amusée par la tendresse avec laquelle il  rapporte les mots d'enfant de son fils, qui m'en rappellent beaucoup d'autres rapportés par des jeunes papas autour de moi. Et je ne peux m'empêcher de comparer les destins des jeunes enfants actuels, souvent un peu "idolâtrés" par leurs pères, et ceux qui, un siècle plus tôt, comme ceux évoqués dans ce livre, étaient noyés pour que la nourrice puisse gagner la vie de sa famille ou mouraient faute de soins comme les premiers enfants d'Ai Qing. 

 

En résumé, j'ai bien aimé ce livre, en le prenant comme un témoignage sur une période de la vie de la Chine à travers quelques destins personnels. Mais je n'ai pas eu l'opiniâtreté de me plonger dans la poésie d'Ai Qing....

 

             ·         Avis des présent.e.s

 

Hormis une admiratrice d’Ai Weiwei, pour son œuvre artistique, la quasi-totalité des membres a déclaré avoir eu un temps de recul en voyant son nom apparaître au programme, et avoir commencé ses mémoires sans enthousiasme. Cependant, comme Sylvie Duchesne, le livre les a dès l’abord intéressé.e.s, à des degrés divers et avec des réserves plus ou moins appuyées, chacun.e apportant une touche personnelle à ses réactions. Mais les mémoires du père ont presque monopolisé l’attention, en reléguant l’œuvre du père au second plan, et finalement peut-être à juste titre.

 

1/  Dorothée Muenk-Seiller ouvre le ban : elle a lu le livre d’Ai Weiwei et des poèmes d’Ai Qing. Les poèmes, elle en aime le style simple et touchant. Elle n’en dira pas beaucoup plus, réservant toute son attention au livre d’Ai Weiwei, qu’elle l’a lu en traduction allemande, traduit de l’anglais comme la traduction française. Passant sur le style, qui lui a semblé assez peu travaillé, elle a trouvé le livre intéressant d’abord pour le témoignage sur la vie de son père : une véritable odyssée à travers la Chine, sur des distances impressionnantes comme dans le temps. La question qu’elle s’est posée : comment peut-on résister à un tel dénuement et un tel traitement pendant aussi longtemps ?

 

Les années à New York l’ont frappée : c’est une période sombre, destructrice des illusions et des espoirs que le jeune Ai Weiwei avait placés dans l’Amérique ; finalement, il rentre chez lui les mains vides au bout de dix ans, mais il y est accueilli chaleureusement, comme le fils

 

Ai Qing, selected poems

prodigue rentré au bercail. On peut à cet égard se poser des questions sur le rôle du père dans la formation de la personnalité du fils. Dans son livre, Ai Weiwei témoigne amplement d’un grand amour filial à l’égard de son père, mais on cherche un témoignage semblable envers sa mère… 

 

Elle a ensuite trouvé des parallèles entre le harcèlement dont il a été victime de la part des autorités, y compris la destruction de son studio, et des situations semblables dans d’autres pays gouvernés par des régimes autoritaires, par exemple dans l’Albanie d’Enver Hodja.

 

[Note a posteriori [1] : l’Albanie offre aujourd’hui le cas d’un artiste qui rappelle Ai Weiwei par bien des aspects, Petrit Halilaj, dont toute l’œuvre explore les thèmes de migration forcée et de perte qui ont marqué sa jeunesse de Kosovar expulsé de chez lui par la guerre. Son exposition/installation à la Biennale de Berlin en 2010, celle de Art Basel en 2011 et d’autres depuis lors procèdent d’une démarche semblable à celle d’Ai Weiwei, le gigantisme et la provocation en moins :

https://www.wallpaper.com/art/petrit-halilaj-interview-2021-tate-st-ives  ]

 

Dorothée fait encore un parallèle entre Ai Weiwei et le poète-auteur compositeur, barde de la RDA [2], Wolf Biermann, fils d’un communiste juif mort à Auschwitz, et déclaré par Erich Honecker en décembre 1965 comme étant hostile à l’Etat et au Parti ; interdit de représentation et de publication en RDA, il se produit à l’Ouest mais, en 1976, après un concert à Cologne, il n’est pas autorisé à rentrer en RDA. Il s’installe alors à Berlin-Ouest en continuant de critiquer la RDA, mais en critiquant aussi l’Allemagne de l’Ouest. Le parallèle avec Ai Weiwei est net : l’Allemagne de l’Est en son temps comme la Chine aujourd’hui préfèrent voir ces contestataires turbulents hors de leurs murs. Ils n’ont pas la vie facile à l’étranger. Wolf Bierman, conclut Dorothée, y a « perdu sa voix ».

 

2/  Le deuxième participant à intervenir, pour sa part,  n’a pu terminer le livre d’Ai Weiwei, faute de temps, entre les cours qu’il donne et ses études de chinois à l’Inalco. Il est quand même allé jusqu’au chapitre 15, celui sur le tremblement de terre de Wenchuan, ce qui représente environ les ¾ du livre. Sa réaction première est lui aussi sur le style, ou plutôt le défaut de style, avec l’impression que c’est écrit par un ghostwriter – ce qui est bien le cas, plus ou moins.

 

Ai Qing, poèmes,

éditions en langues étrangères

 

À travers le témoignage du père, Ai Qing lui apparaît comme un poète influent, de premier ordre, avant Yan’an. Pour ce qui concerne Ai Weiwei lui-même, il a trouvé le passage à New York particulièrement frappant : le Xinjiang l’avait chauffé à bloc, New York est une douche froide, tuant dans l’œuf ses illusions. C’est déçu par l’Amérique qu’il rentre en Chine. Du point de vue du témoignage, les pages sur la New York du début des années 1990 évoque des rues, une ambiance aujourd’hui disparues, qui peuvent susciter une certaine nostalgie.

 

Dans l’ensemble, cependant, le personnage d’ Ai Weiwei, avec toute sa démesure, lui apparaît comme manquant de recul critique, en particulier dans son rapport à l’Occident ; il est virulent, mais manque de réflexion politique approfondie, ce qui entraîne des contradictions (pour la démocratie, contre le modèle occidental, pour la liberté, contre son

dévoiement dans le monde actuel…). Il a finalement, trouve-t-il, une pensée assez « sage ».

 

L’impression générale qu’il retire du livre, cependant, est une certaine gêne tenant au rapport, jugé« très sage » aussi, d’Ai Weiwei vis-à-vis de son père, à son désir évident de préserver l’image paternelle sans l’écorner : mon père, ce héros. Ce père est pourtant loin d’être un modèle familial, ce n’est pas non plus un modèle en matière de poésie après 1979, il perd alors de son tranchant, de son acuité. Finalement, l’impression est celle d’un tribut froid et distancié au père.

 

Quant à la poésie de celui-ci, elle est jugée un peu « ronflante », pleine de lieux communs, bien que certainement efficace comme vecteur patriotique dans les années de guerre : est rappelée la ferveur avec laquelle, dit-on, les paysans dans leurs chaumières lisaient les poésies d’Ai Qing célébrant la terre natale et l’attachement à la mère patrie.
 

3/ Meng Ruochen, pour sa part, trouve Ai Weiwei courageux : il aurait pu mener une vie tranquille sans chercher d’histoires. Alors pourquoi sa résistance, son opposition au pouvoir ? La réponse est au dernier chapitre des mémoires : il donne à l’art un rôle de pionnier pour la réflexion collective, son opposition à l’Etat étant à la source de sa création. Mais son autre inspiration est son père : il se met sur le même plan que lui, veut marcher sur ses traces, et il est intéressant de noter les analogies : Ai Qing pionnier de la poésie nouvelle, Ai Weiwei artiste non conventionnel, aspirant à la liberté.

 

Mais là s’arrêtent les rapprochements que Ruochen a pu faire. En fait, il ressort du livre qu’il n’y avait pratiquement pas de communication entre père et fils, donc si influence il y a eu, c’est une influence silencieuse. Ruochen y voit le reflet d’une théorie en psychologie selon laquelle les

 

Ai Qing Selected Poems (anglais/chinois)

souhaits des pères sont transmis aux enfants dans leur inconscient.

 

Il est cependant sensible aux poèmes d’Ai Qing, tel celui, écrit en prison, sur Paris, qu’il cite car il le trouve toujours actuel dans les sentiments qu’il exprime.

 

[note a posteriori : on chercherait vainement ce poème dans l’anthologie de 2011 à destination des enseignants, le texte est cependant sur baidu :

https://baike.baidu.com/item/%E5%B7%B4%E9%BB%8E/3218947

Le poème reflète le double aspect de la ville : ses côtés glorieux inspirant une sorte de dévotion, mais aussi ses aspects tragiques de créature « au cœur froid ». En un sens Paris, pour Ai Qing, préfigure ce que sera New York pour Ai Weiwei, avec la différence que le père en gardera un souvenir ému.

Mais on a un autre poème d’Ai Qing sur Paris datant de son deuxième voyage dans la capitale française, en juin 1980 ; il est en traduction sur le site du Quotidien du peuple, on peut mesurer combien son style était devenu académique et ampoulé : http://french.peopledaily.com.cn/french/200401/29/fra20040129_65100.html ]

 

Quant à Ai Weiwei, Ruochen le trouve lui aussi plein de contradictions dans ses aspirations à la démocratie et ses critiques du libéralisme : il a l’impression qu’il critique pour critiquer.

 

4/ A sa suite, Martine Breton commence par dire qu’elle ne lit pas d’autobiographies en règle générale, et qu’elle n’aurait certainement pas lu ces mémoires si le livre n’avait pas été au programme du club, d’autant plus que le personnage ne lui est pas très sympathique. Elle a lu le livre une première fois rapidement, et y a vu un plaidoyer pro domo, par un artiste certes mondialement connu, mais d’une frange d’intellectuels cultivés. Elle a ensuite relu soigneusement le livre pour retrouver les points qui l’ont particulièrement marquée, voire agacée. Elle démonte point par point le « plaidoyer pro domo », en soulignant ce qui l’a choquée.

 

On trouvera séparément son avis développé et rédigé, en voici les points essentiels :

- Elle constate qu’Ai Weiwei fait très souvent référence aux souffrances que son père a dû endurer, et que ce sont ces souffrances du père qui, en façonnant sa compréhension du gouvernement communiste, ont fondé et nourri sa critique du système maoïste. Et c’est parce que, en prison, il a réalisé qu’il n’avait jamais demandé à son père ce qu’il en pensait, et qu’il n’en avait aucune idée, qu’il a conçu le projet d’écrire ce livre de mémoires, pour que son fils ne se retrouve pas un jour avec le même regret.

L’autre expérience qui l’a formé est celle vécue à New York qui, dit-il, lui a donné « inspiration et audace », et l’a poussé dans une opposition ouverte au statuquo.

- Bien que reconnaissant que tout le travail qu’il a réalisé en rentrant en Chine apparaît finalement cohérent, elle reste très critique de la manière un peu simpliste dont il présente en particulier sa découverte des ressources d’internet et de son investissement dans son blog : son influence a été quasiment nulle, il n’a rien changé.

- Ce qui l’a sans doute le plus agacée, c’est sa prétention, son autosatisfaction qui transparaît constamment dans les pages du livre (voir le détail en annexe). Et ce caractère est sans doute à lier à son goût pour la démesure qu’il manifeste dans ses œuvres.

- Ce qui l’a agacée aussi, c’est de le voir se vanter au fil des pages de faire travailler une foule d’ouvriers pour lui comme de nouveaux serviteurs impériaux, ou encore de réquisitionner un millier de paysans pour en faire une installation à la Dokumenta de Kassel, de les parquer dans un hangar et d’en faire une attraction comme d’une nouvelle exposition coloniale.

- Voulant terminer sur une note positive, elle reconnaît quelques belles réflexions, sur les méfaits de l’autocratie, mais aussi de la recherche du profit, ce qui l’amène aussi à la critique du capitalisme.

 

5/ Son propos bien senti suscite de vives réactions, et d’abord de sa voisine immédiate, Geneviève Bousquet, qui s’élève contre une attaque qu’elle juge excessive car ne tenant pas assez compte de la qualité artistique de l’œuvre d’Ai Weiwei. Qualité artistique dont elle voit un exemple direct dans les nombreux dessins qui illustrent le livre, et qu’elle rattache à la tradition picturale chinoise.

 

[note a posteriori : ces dessins ne sont pas inédits ; ils sont le plus souvent repris de séries créées pour des expositions. Bang, par exemple (p. 232) vient d’une installation créée pour la Biennale de Venise en 2013, à partir de 886 tabourets à trois pieds en bois – toujours la démesure :

https://www.designboom.com/art/ai-weiwei-bang-installation-at-venice-art-biennale-2013/

La bicyclette de la page 212 est un thème – Forever Bicycle - qui a été utilisé à de nombreuses reprises pour des installations, pour leur sens symbolique (leur rôle dans la société chinoise) et chaque fois en en utilisant des milliers d’exemplaires : https://publicdelivery.org/ai-weiwei-forever-bicycles/]

 

Geneviève trouve qu’il faut dissocier l’homme de l’artiste et rappelle, en en montrant le catalogue qu’elle a tout spécialement apporté, la beauté de l’exposition du Bon Marché qui, en 2016, avait mis en scène, dans les cimaises et jusque dans les vitrines du grand magasin, des créatures mythologiques inspirées du « Livre des monts et des mers » ou Shanhaijing (《山海经》) [3] :

https://www.lvmh.fr/actualites-documents/actualites/monde-fantastique-dai-weiwei-expose-

au-bon-marche/

 

Elle cite également l’artiste chinois contemporain qui a bénéficié cet été d’une carte blanche au musée Guimet (et qui dure jusqu’au 24 octobre) : Yang Jiechang (杨诘苍), qui vit entre l’Allemagne et la France [4]. Son art, imprégné d’esthétique et de pensée traditionnelle chinoises, et s’illustrant par le biais de divers médias, lui a rappelé Ai Weiwei. Dans l’une des galeries chinoises du musée, au premier étage, il expose par exemple des caissons remplis d’os en porcelaine bleue et blanche qui ne sont pas sans rappeler les graines de tournesol d’Ai Weiwei.

 

En revanche, Geneviève est moins admiratrice des poèmes du père sur lequel elle a lu le livre de Louis Levionnois. Ce qui l’a frappée, c’est la distance maintenue entre Ai Weiwei et son père, le défaut de communication entre eux. Mais finalement, elle ressent la même distance envers son père, avec la même impossibilité à poser des questions sur son passé.

 

6/ Bien que trouvant elle aussi le personnage prétentieux et provocateur, ce qui ne l’empêche pas d’apprécier l’artiste et ses expositions récentes, celle de la Tate Modern à Londres en particulier [5], Marion Jorsin a été très contente de lire ses mémoires. Elle a été touchée, par exemple, par la description de l’autodafé des livres, en 1966 (p. 147 : « Père décida de brûler tous ses livres, et je l’y ai aidé. Nous les avons empilés… »). Cela lui a rappelé l’autodafé, dans des conditions très semblables, des livres de la bibliothèque paternelle de Bei Dao (北岛) [6]. De ce jour, dit Ai Weiwei en conclusion de l’autodafé, datait son engagement « en faveur de la raison et du sens de la beauté des choses ».

 

Mais Marion été touchée surtout par les années passées avec son père, qui auront été sa première période de formation. Elle voit le fils porter littéralement le père à bout de bras, le soutenir au quotidien dans les aléas de la vie matérielle, fier de pouvoir préparer à son père, un jour, une soupe au mouton…

Cependant, est-il justement souligné, on sent un écart croissant entre eux à partir des lendemains de la Révolution culturelle.

 

Répondant à Martine, Marion rappelle que les mémoires d’écrivains ou d’artistes affichent parfois une grande prétention, et que celles de Chateaubriand, dans leur genre, valent bien celles d’Ai Weiwei, sans parler de Beigbeider.

 

Elle répond aussi à Geneviève sur le sujet de la communication intergénérations et de la transmission de la mémoire. Elle aussi regrette maintenant de ne pas avoir posé de questions à ses grands-pères, sur leur expérience de la guerre de 14 en particulier, et encore plus à son père, qui était germanophile. Mais toute question politique débordant forcément sur des aspects personnels, et recouvrant souvent, en outre, des événements douloureux, ce sont des questions difficiles à poser. Qu’on ne pose pas.

 

[note a posteriori : on retrouve ici la question de la mémoire et de sa transmission posée par Fang Fang dans « Funérailles molles »]

 

7/ Évitant de revenir sur ce qui a déjà été dit, Françoise Josse se concentre sur ce qui ne l’a pas été et lui semble mériter d’être mentionné.

 

Elle a lu avec attention le « Premier voyage en Chine » de Louis Levionnois, et les pages qui suivent sur Ai Qing et sa rencontre avec lui dans sa maison de Pékin en juillet 1986. En s’amusant du regard sur les « villages modèles » et leurs habitants dans le journal de voyage. Puis en regrettant de ne pas retrouver dans la traduction de certains poèmes et leur transcription le phrasé des originaux.

 

Quant aux mémoires du père, elle en a surtout retenu l’image qu’il donne du poète, et surtout sa « résilience » dans les périodes les plus difficiles. Remarque aussitôt relativisée par des réactions simultanées :

            -          oui, mais il a fait quelques tentatives de suicide, quand même,

 -          et il a bénéficié d’une protection, celle de son ami le général Wang Zhen (王震).

[cité plusieurs fois par Ai Weiwei. Première explication de cette protection, pp. 130 et sq. : « Wang Zhen s’était assuré qu’il irait dans le "Grand désert du Nord" qui était de son ressort… » Wang Zhen interviendra plusieurs fois, y compris pour le faire soigner.]

 

Cependant, c’est surtout la description des œuvres d’Ai Weiwei qui l’a intéressée, dans ses mémoires, ce qu’il dit sur leur conception et leur réalisation – dans la dernière partie de l’ouvrage.

 

8/ Zhang Guochuan dit avoir un sentiment contradictoire envers le personnage d’Ai Weiwei. Ce dont elle se souvenait surtout de lui, ce qui a fait sa célébrité au départ et ce pour quoi il est surtout connu en Chine : la vulgarité des photos qu’il a diffusées sur internet – en particulier les photos de lui posant nu avec des femmes [7]. Puis elle a vu l’exposition du Bon Marché à Paris en 2016, et son opinion a évolué. 

 

Ce qui l’a frappée, c’est qu’elle n’a pas retrouvé dans le livre l’atmosphère entourant certains événements correspondant à ses propres souvenirs. Ainsi pour l’année 2008 : elle se souvient d’une ambiance de patriotisme exacerbé au moment des Jeux olympiques de Pékin. Pour Ai Weiwei, l’année est avant tout celle du tremblement de terre de Wenchuan, du scandale de la mélanine, ou encore des émeutes au Tibet. Elle a vainement cherché une page le concernant sur baidu (l’équivalent chinois de wikipedia).

 

Pour ce qui concerne son père, il a été question de l’amour filial qu’Ai Weiwei lui portait, elle apporte des nuances à l’image du poète qui ressort de ses poèmes les plus connus et des mémoires de son fils. Ai Qing était fils de propriétaire terrien, et s’est trouvé dès son enfance en conflit avec lui. Non seulement il n’est pas retourné auprès de lui quand il est mort, mais il l’a en outre proclamé dans un poème : « Je n’irai pas aux funérailles de mon père ». Et pourtant, son père lui avait donné de l’argent pour qu’il puisse aller étudier à Paris. C’est faire preuve de bien peu d’amour filial.

 

            B.      Mot conclusif

 

Vu l’heure avancée, Brigitte Duzan termine rapidement une séance très dense par un double mot conclusif.

 

              -     D’une part, une constatation concernant Ai Weiwei et ses mémoires.

Personnage controversé, dont les mémoires font clairement apparaître les contradictions, il suscite des réactions contradictoires, allant parfois jusqu’au rejet instinctif : nombreux sont ceux et celles qui n’auraient pas a priori pensé à lire ses mémoires si elles n’avaient été au programme du club. L’ouvrage dissipe parfois des opinions toutes faites, mais il est lu malgré tout avec les préventions de fond contre le personnage, même si on reconnaît son talent artistique. Ai Weiwei est un sujet de discorde. Son livre reste cependant un témoignage intéressant sur l’époque de son père et la sienne.

 

              -     D’autre part, une remarque concernant Ai Qing, le poète et son œuvre.

Le programme avait été conçu pour donner un éclairage sur le poète à partir des mémoires du père,  en pensant qu’Ai Qing serait au centre des débats au moins autant que son fils. Il n’en a rien été : le fils a volé la vedette au père. C’est sans doute en raison même de ses poèmes : on reconnaît la simplicité maintes fois louée, et revendiquée par le poète lui-même, qui fait leur charme, mais, au-delà du célèbre « Dayanhe » (《大堰河》), il faut bien constater que l’émoi fait long feu.

 

Ai Qing a passé vingt ans sans pouvoir écrire, dans des conditions relativement plus clémentes que celles qui ont coûté la vie à tant d’autres, mais quand il a recommencé à écrire, à la fin des années 1970, il l’a fait comme il écrivait dans les années 1930, dans un style inchangé – et cela, son fils n’en parle pas. Après sa réhabilitation, il s’est coulé dans le moule officiel, célébré comme le barde de la Chine, alors qu’au même moment émergeait une génération de jeunes poètes plus turbulents qu’il ne l’a jamais été, dont il n’a pas reconnu la valeur et qu’il a même attaqués quand on lui a demandé de le faire. Ses poèmes, aujourd’hui, figurent dans les programmes scolaires, mais ils sont surtout les témoins d’une époque, un peu comme des fossiles.

 

[note a posteriori : ce qui rappelle son poème « Le poisson fossile » (鱼化石), écrit justement en 1978 [8], qui se termine par les vers suivants :

 

凝视着一片化石,   en observant un fossile,
傻瓜也得到教训:   même un demeuré voit de suite,
离开了运动,       que sans mouvement,
就没有生命。       il n’est de vie possible.

活着就要斗争,     vivre, c’est lutter,
在斗争中前进,     c’est dans la lutte qu’est tout progrès, etc. ]
 


 

II. Prochaine séance :

Le mercredi 19 octobre 2022

 

Au programme :

Pu Songling et les contes du Liaozhai  (蒲松龄《聊斋志异》)

- Chroniques de l’étrange (2 tomes), trad. André Lévy, éd. Philippe Picquier 1996  / Picquier poche 2020, 1340 p. ; tome 2, 2005 / Picquier Poche 2020, 1444 p.

 

Textes originaux en ligne, avec introduction, traduction en chinois moderne et commentaires explicatifs : https://www.duguoxue.com/yuedu/liaozhaizhiyi/

 


 

[1] Notes a posteriori faute de temps pendant la séance pour élargir la discussion.

[3] Mais c’était aussi une manière de renouer avec le Paris de son père, comme il l’a souligné :

https://www.youtube.com/watch?v=6IAQG6epkwM

[6] Comme ce dernier le raconte dans son propre livre de souvenirs, au programme du club le 20 avril dernier : « S’ouvrent les portes de la ville » (《城门开》).

[7] Guochuan fait allusion à la photo « One Tiger Eight Breasts » prise à Pékin en 2011, photo qui a d’ailleurs valu à l’artiste d’être poursuivi pour pornographie par les autorités chinoises.
https://www.theguardian.com/artanddesign/2011/nov/18/ai-weiwei-investigation-nude-art

[8] Texte chinois parmi une sélection de poèmes d’Ai Qing sur le site suivant (c’est le 9ème) :
http://www.shigeku.com/xlib/xd/sgdq/aiqing.htm



 

     

 

 

 

 

 

     

 

 

 

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