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Les grands sinologues français
André Levy (1925-2017)
Présentation
par Brigitte Duzan, 3 octobre
2022
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André Lévy (archives
personnelles) |
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Enseignant, chercheur et traducteur, André Lévy est l’un des
grands sinologues français de la deuxième moitié du 20e
siècle, disciple d’Étienne Balasz et élève de
Paul Demiéville.
Il nous a laissé un nombre impressionnant de traductions de
contes et romans écrits en langue vulgaire, ce qui était sa
spécialité première, mais aussi en langue classique.
1925-1950 : Enfance en
Chine, études en France
Sa passion pour la Chine lui
venait de l’enfance : il est né le 24 novembre 1925 à Tianjin,
ville portuaire où les puissances coloniales s’étaient
implantées après les guerres de l’opium, au 19e
siècle, en y créant des concessions comme à Shanghai. André Lévy
est né et a grandi dans la concession française où son père Max
Levy, juif originaire d’Alsace-Lorraine, tenait une
horlogerie-bijouterie. C’est là qu’il alla à l’école primaire,
l’école municipale de la concession, élevé autant dans la
culture mandchoue que chinoise et française car sa nourrice
était d’origine mandchoue. Mais le déclenchement de la guerre
sino-japonaise obligea la famille à rentrer en France, où elle
dut subir un nouvel exil, d’abord à Marseille, en zone libre
jusqu’en novembre 1942, puis en Auvergne où, en 1944, le jeune
André Lévy s’engagea dans la résistance en prenant le maquis.
L’un de ses deux frères aînés fut déporté et mourut à Auschwitz.
Dans ces conditions, sa
scolarité fut conditionnée par la progression de la guerre. Il
fut d’abord, de 1937 à 1939, pensionnaire au lycée Hoche à
Versailles, puis de 1939 à 1942 au lycée Périer de Marseille
rebaptisé lycée Philippe Pétain en 1941. Il obtient la première
partie de son baccalauréat en juillet 1942 à Marseille, puis la
deuxième partie à Clermont-Ferrand.
Après la Libération, il
s’inscrit à l’École nationale des Langues orientales vivantes
(aujourd’hui Inalco) pour étudier le chinois et l’hindi, tout en
suivant des cours de sanskrit, études indiennes et civilisation
chinoise à la Sorbonne où il obtient une licence ès-lettres en
juillet 1952. C’est à la Sorbonne qu’il rencontre sa future
épouse, Anne-Marie Lund, devenue ensuite professeur de sanskrit
à l’université Bordeaux-Montaigne.
1950-1962 : Par monts et par
vaux en Asie
De l’Inde à Hanoï
Faute de pouvoir partir en
Chine, il part en 1950 en Inde avec une bourse franco-indienne ;
il y enseigne le français pendant deux ans à l’université de
Lucknow, capitale de l’Uttar-Pradesh, tout en continuant l’étude
de l’hindi et du sanskrit. L’Uttar Pradesh était un endroit
idéal pour le faire : certains des textes les plus anciens de
l’hindouisme et de la littérature sanskrite ont été écrits là et
l’Etat a en outre une longue tradition littéraire et populaire
en hindi – il est appelé « le cœur hindi de l’Inde » : la langue
hindi est devenue langue officielle de l’Etat en 1951. En 1952,
le couple repart pour deux ans à Ceylan où André est à nouveau
lecteur de français à l’université.
En 1954, retour en Europe.
L’année suivante, André Lévy est admis comme stagiaire au CNRS,
où il devient attaché de recherche en 1956. Pendant ses trois
années à Paris, jusqu’en 1957, il se lie avec
Étienne Balasz, historien de
la Chine d’origine hongroise nommé
en 1955 directeur
d’études d’histoire de la Chine à l’École pratique des Hautes
Études. Attiré par la littérature chinoise, André Lévy fut alors
encouragé à l’étudier par Balasz, qui s’intéressait lui-même aux
œuvres littéraires dans le cadre de ses propres travaux sur
l’histoire et la société, comme sources complémentaires à
l’historiographie officielle.
L’autre influence déterminante fut celle de
Paul Demiéville
dont André Lévy avait suivi les cours à Langues’O et dont il
avait continué à suivre l’enseignement en langue et littérature
chinoises au Collège de France quand Demiéville y avait repris
la chaire de chinois après la déportation d’Henri
Maspero.
C’est avec son appui qu’André Lévy put devenir, en 1958, membre
et pensionnaire de l’École française d’Extrême-Orient (EFEO). Il
fut alors envoyé à Hanoï pour y succéder à Léon Vandermeersch et
procéder à la fermeture de ce qui restait de l’établissement de
l’EFEO dans la ville
.
Ce n’était pas une mission dont il attendait beaucoup, mais il y
fit cependant une découverte déterminante pour la suite de sa
carrière : celle des textes de littérature chinoise ancienne en
langue vulgaire trouvés dans les librairies chinoises de Hanoï.
De Kyōto à Hong Kong
Cependant, la situation sur le terrain se dégradant de jour en
jour, il part en 1959 à Kyōto où il va rester sept ans. Il suit
des cours à l’université de Kyōto qui était un centre réputé
pour les études de littérature chinoise classique, l’Institut de
recherche en sciences humaine de l’université (京都大学人文科学研究所)
disposant d’une bibliothèque non moins réputée où il put
consulter des éditions rares de textes anciens, tandis qu’il en
trouvait et collectait par ailleurs des exemplaires uniques ou
rarissimes : une édition originale du premier recueil de contes
de
Ling Mengchu
(淩濛初),
le Chūkè Pāi'àn jīngqí (《初刻拍案惊奇》)
ou encore une édition du Jin Ping Mei (《金瓶梅詞話》)
qui sera l’une des sources de sa traduction ultérieure, sous le
titre de « Fleur en fiole d’or » . C’est alors qu’il commença à
traduire des contes, à participer à des conférences et à publier
ses premiers articles dans le bulletin de l’EFEO, le T’oung
Pao et dans des actes de colloques.
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Jin Ping Mei / Fleur en Fiole d’Or, 2
tomes sous coffret, 1985 |
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En 1966, toujours sous contrat
de l’EFEO,
il embarque pour Hong Kong,
voyage en bateau
faute de pouvoir traverser la Chine continentale, plongée dans
le chaos des débuts de la Révolution culturelle. Il y poursuit
le travail de recherche entrepris à Kyōto. Il y rédige et
publie, entre autres, une série de sept « Études sur le conte et
le roman chinois » parue en 1971. Mais il poursuit aussi ses
recherches pour un diplôme à l’École des hautes études en
sciences sociales (EHESS) et, à plus longue échéance, pour une
thèse de doctorat d’Etat.
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Études sur le conte et
le roman chinois, EFEO 1971, rééd. 2005, 210 p. |
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En 1969, à la demande de Paul Demiéville, il rentre en France
prendre le poste de professeur de chinois laissé vacant par Yves
Hervouet à l’université de Bordeaux-III. En même temps se
termine son adhésion à l’EFEO.
Après 1969, de Bordeaux à Paris
1969-1995 : Bordeaux-III,
Paris-VII et retour
À
Bordeaux-III,
André Lévy est responsable de la section d’études chinoises. Le
11 janvier 1974, à l’université Paris-Diderot/Paris 7, il
soutient sa thèse de doctorat d’Etat, sous la direction de
Jacques
Gernet : « Le
conte en langue vulgaire du XVIIe siècle :
vogue et déclin d’un genre narratif de la littérature chinoise »
- thèse qui lui vaut de recevoir le Prix Giles en 1976. Bien
plus, le jury était présidé par
René Étiemble,
alors
professeur émérite de littérature comparée à la Sorbonne mais
aussi directeur de la collection « Connaissance de l’Orient »
chez Gallimard ; or, il voulait pour la collection « La
Pléiade » une traduction intégrale du Jin Ping Mei pour
figurer aux côtés du Shuihu zhuan (《水浒传》)
que
Jacques Dars
était en train de traduire (et qui paraîtra en 1978 sous le
titre « Au Bord de l’eau »). Étiemble avait trouvé le
« traducteur qualifié » qu’il cherchait, comme il l’explique
dans sa préface à l’édition « La Pléiade » du Jin Ping Mei
devenu « Fleur en Fiole d’Or ». André Lévy devait travailler
sept ans à cette traduction ; elle parut, préfacée, annotée et
commentée, en 1985.
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La Pérégrination vers
l’Ouest, 1991 |
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Entre-temps, il avait dû succéder à Yves Hervouet à l’université
Paris-Diderot où, à partir de 1982, il dirigea l’UER de Langues
et civilisations de l’Asie orientale. Finalement, en 1985,il
reprit le poste à nouveau vacant à Bordeaux III, qu’il l’occupa
jusqu’à sa retraite en 1995, devenant alors professeur émérite
de l’université jusqu’en 2002.
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Histoires d’amour et de
mort de la Chine ancienne, 1998 |
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1995-2017 : retraite active
La retraite lui donna encore
plus de temps pour ses travaux de recherche et de traduction.
C’est alors qu’il traduit un ensemble de nouvelles érotiques en
langue vulgaire, et les « contes » en chinois classique du
Liaozhai zhiyi
(《聊斋志异》)
de Pu Songling (蒲松龄),
qu’il traduit « Chroniques de l’étrange ». Il y joint la
traduction de deux pièces de type chuanqi de
Tang Xianzu (汤显祖),
dont il traduit le Mudanting ou « Pavillon
aux pivoines » (《牡丹亭》)
pour la représentation de la pièce au Festival d’automne en
1999. Il traduit encore des « poèmes d’amour de la Chine
ancienne », le Mengzi (《孟子》),
mais aussi des œuvres plus récentes, comme « Garçons de
cristal » (《孽子》)
de
Bai Xianyong (白先勇),
sans doute pour son intérêt pour le Mudanting.
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Chroniques de l’étrange,
Pu Songling, 1996 |
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Il s’éteint le 3 octobre 2017,
en laissant un immense « vide dans le paysage sinologique
français » selon les
termes de Pierre Kaser
traduisant l’émotion suscitée par l’annonce de sa disparition.
Sa spécialité est restée la
littérature ancienne en langue dite vulgaire, cet intérêt ayant
sans doute été éveillé par le chinois qu’il entendait autour de
lui quand il était enfant. De même que pour les lettrés chinois,
cette littérature en langue vernaculaire n’était pas du goût des
sinologues occidentaux ; l’étude en a donc été négligée pendant
longtemps. Le projet qu’il a initié en 1975 au CNRS
d’ « Inventaire analytique et critique du conte chinois en
langue vulgaire » est une entreprise fondamentale dans le
domaine. Il en a fait une présentation destinée au grand public
dans le « Que Sais-je » publié en 1991, intitulé «
La littérature
chinoise ancienne et classique ».
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L’Oreiller magique, Tang
Xianzu, 2007 |
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Il nous a laissé
des monuments de la littérature chinoise dont personne jusque-là
n’avait songé à entreprendre la traduction. Il
était possédé d’une véritable passion de la traduction où il
trouvait un double plaisir qu’il a expliqué ainsi :
Comment
s’expliquer que le traducteur passionné déteste autant lire des
traductions qu’il aime en faire ? La corrélation va de soi
puisqu’il joint au plaisir de triturer la langue source celui de
torturer la langue cible
.
À lire en complément
Hommage à André Lévy, sous la
direction de Pierre Kaser, Loïc Aloisio, Jiakun Chen et
Solange Cruveillé,
Impressions d’Extrême-Orient,
n° 14/2022, en ligne :
https://journals.openedition.org/ideo/2352
Cet hommage comporte dans une
première partie une
biographie
et une
bibliographie des travaux
d’André Lévy, deux
articles d’André Lévy, deux entretiens et une interview, suivis
de deux commentaires sur deux de ses grandes traductions : celle
du Xiyouji et celles de récits érotiques du 17e
siècle.
L’hommage comporte en
complément des traductions de textes, contes et nouvelles qui
font écho à celles d’André Lévy, celles des contes de Pu
Songling par exemple, voire des réflexions de contemporains
comme celles de
Ge Fei (格非)
sur le Jin Ping Mei. … Le tout subtilement présenté et en
libre accès.
Table des matières :
https://journals.openedition.org/ideo/2349
Hommage post-mortem de Vincent
Durand-Dastès :
André Lévy, 1925-2017 : adieu à
un traducteur infatigable
https://asies.hypotheses.org/1381
Petite biographie d’un grand
sinologue-traducteur, par Chen Jiakun
https://journals.openedition.org/ideo/2620
Principales publications
Études et analyses
- Études sur le conte et le
roman chinois, EFEO (PEFEO, 82), 1971
- Inventaire analytique et
critique du conte chinois en langue vulgaire, Collège de
France/IHEC (Mémoire de l'Institut des hautes études chinoise,
8-1), 1978
- Le Conte en langue vulgaire
du xviie siècle
(vogue et déclin d'un genre narratif de la littérature
chinoise), Institut des hautes études chinoises, [Prix Giles
1976], 1981
- La Littérature chinoise
ancienne et classique, Presses universitaires de France, « Que
sais-je ? », 1991.
- « La passion de traduire »,
in : De l’un au multiple, traductions du chinois vers les
langues européennes, sous la direction de
Viviane Alleton et
Michael Lackner.éditions de la Maison des sciences de
l’homme, 1999, pp. 161-172. Édition en ligne :
https://books.openedition.org/editionsmsh/1460?lang=fr
Traductions
(sélection sur plus de deux
douzaines de titres publiés en 37 ans)
- L'Antre aux fantômes des
collines de l'Ouest, sept contes chinois anciens, xiie – xive siècles,
trad., introd., notes et commentaires, Gallimard, coll.
« Connaissance de l'Orient », 1972
- Sept victimes pour un oiseau,
précédé d'une introduction sur le conte policier ou judiciaire
chinois, neuf pièces traduites, annotées et commentées,
Flammarion, 1981
- Fleur en Fiole d'Or, Jin Ping
Mei, introd., trad. et notes, préf. d'Étiemble, Gallimard, coll.
« La Pléiade » (2 tomes), 1985, Folio, 2004
- Nouvelles lettres édifiantes
et curieuses d'Extrême-Occident par des voyageurs lettrés
chinois, Seghers, 1986
- La Pérégrination vers
l'ouest, trad. annotée & critique du Xiyou Ji, Gallimard,
coll. « La Pléiade » (2 tomes), 1991
- Histoires d’amour et de mort
de la Chine ancienne : chefs-d’œuvre de la nouvelle (dynastie
des Tang, 618-907), Flammarion, 1998
-
Chroniques de l'étrange, de Pu Songling, éditions Picquier, 1er
tome 1996, 2ème tome 2005.
- Garçons de cristal, de Bai
Xianyong, Flammarion, coll. « Lettres
d'Extrême-Orient », 1995 ; rééd. « Piquier poche », 2003
- Mencius, éditions You Feng,
2013
- L’Oreiller magique, de
Tang Xianzu,
éditions MF, coll. « Inventions », 2007
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