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Yun Zhu

1771-1833

Poétesse et anthologiste

par Brigitte Duzan, 3 août 2019 

 

Poétesse et peintre de la dynastie des Qing, Yun Zhu est célèbre pour avoir édité une monumentale anthologie de poésie féminine publiée en 1831. C’est la première anthologie de poèmes féminins éditée en Chine par une femme. Mais les poèmes ont été soumis à une sélection rigoureuse pour répondre aux exigences morales de Yun Zhu, en conformité avec les normes de l’époque. Cela en fait aussi un document historique sur la vie des femmes à son époque.

 

Femme de lettres

 

Née dans une famille de lettrés et d’artistes

 

Yun Zhu (恽珠), nom de plume Zhu Zhenpu (珠珍浦) [1], est née en 1771 à Wujin (武进), district de l’actuelle ville de Changzhou (常州) dans le Jiangsu. Sa tante Yun Bing () était peintre, de fleurs et d’oiseaux, comme son grand-père Yun Shouping (恽寿平), célèbre peintre des débuts

 

Yun Zhu, portrait traditionnel

de la dynastie des Qing, spécialiste de peinture de fleurs, d’oiseaux et d’insectes dans le style mogu (沒骨), c’est-à-dire sans contours. Dans son enfance, Yun Zhu apprit ainsi la poésie avec son grand-père maternel et la peinture avec sa tante, tout en faisant preuve de dons pour la broderie : éducation féminine parfaitement conforme à la tradition des familles lettrées dans la Chine impériale.  

 

Mariée à un aristocrate mandchou

 

Yun Bing, pivoines

 

Son père, cependant, n’avait qu’un emploi très modeste : gardien de prison. En 1789, à l’âge de dix-huit ans, elle épousa un aristocrate mandchou, Wanyan Tinglu (完颜廷璐), descendant d’un clan qui avait fait partie de l’entourage de Nurhaci, le fondateur de la dynastie des Qing. Mais il mourut en 1820 alors qu’il était préfet de Tai’an (泰安市), dans le Shandong. Yun Zhu avait 49 ans, et quatre enfants, trois fils et une fille, l’aîné, Wanyan Linqing (完颜麟庆) né en 1791, et les trois autres les quatre années suivantes, la fille en 1795.

 

La cinquantaine étant, dans la tradition chinoise, une période charnière dans une vie de femme, surtout quand elle était veuve, comme c’était souvent le cas, Yun Zhu marqua cette nouvelle étape de son existence en se donnant un nom taoïste : la fidèle du lac des Lotus (蓉湖散人) [2]. Elle était taoïste, mêlant les préceptes moraux confucéens avec l’esprit de liberté et le désir d’évasion du

taoïsme. Mais le taoïsme était aussi une tradition très forte dans la famille de son mari, depuis des générations, et elle partageait ainsi tout un ensemble de croyances – fondées en particulier sur les rêves et la foi dans le destin - avec son fils aîné Linqing dont elle était très proche [3].  

 

C’était un jeune garçon brillant qui avait réussi le niveau le plus élevé des examens impériaux (le grade jinshi 進士/进士) en 1809, à l’âge de 18 ans. Devenu expert en hydraulique, il était aussi un écrivain doublé d’un artiste remarquable qui a laissé un grand nombre d’écrits, sur les canaux, la gestion des digues et autres questions hydrauliques, mais aussi des poèmes et une autobiographie illustrée en trois volumes – « Traces de pattes d’oie dans la neige, notes illustrées » (《鸿雪因缘图记》) - dans laquelle il parle beaucoup de sa mère, avec admiration et reconnaissance pour tout ce qu’elle lui a apporté.

 

Il y raconte en particulier un voyage fait en sa compagnie, peu de temps après la mort de son mari, en 1824. Il se préparait à quitter la préfecture de Huizhou (徽州) à l’extrémité sud de l’Anhui (aujourd’hui la ville de Huangshan 黃山市) pour rejoindre un nouveau poste à Yingzhou (颍州), au nord-ouest de la province. Sa mère habitait alors avec lui et lui demanda de faire un détour pour passer par les monts Dahong afin de pouvoir admirer

 

Linqing, Traces de pattes d’oie

dans la neige, page de couverture

le paysage. Non seulement il le fit, mais il fit illustrer le voyage d’un dessin qu’il publia avec le récit dans le troisième volume de ses mémoires. On y voit les porteurs du palanquin de sa mère gravissant la pente raide, guidés par Linqing les précédant à cheval. 

 

Pourtant, quand elle est morte, en 1833, il n’était pas à ses côtés : il avait été nommé gouverneur du Guizhou par l’empereur et n’avait pas emmené sa mère dans ce poste lointain car elle était âgée et il avait en outre peur d’être attaqué par des bandits. Mais, après sa mort, il a fait enterrer ses restes à Pékin.

 

C’est à lui que l’on doit la publication de l’anthologie chinoise de poèmes de femmes, collectés et édités par sa mère. 

 

Anthologie, poèmes et autres écrits

 

Anthologie de poésie féminine

 

Il s’agit de l’anthologie de poésie féminine Guócháo guīxiù zhèngshǐ jí (《国朝闺秀正始集》) ou « Anthologie de poèmes de femmes distinguées de la présente dynastie » [4].  Le titre précise : débuts corrects. Pourquoi débuts corrects ? Parce que, explique Yun Zhu dans sa préface, la poésie raffinée est celle qui commence dans les appartements privés des femmes, par l’apprentissage des grands classiques. Elle prend le terme à sa source : il apparaît pour la première fois dans

 

L’anthologie de poèmes féminins « Débuts corrects »

le Shijing (诗经) ou « Livre des Odes », dans la partie « Odes des Etats » (国风), qu’elle cite dans son introduction en disant que, lorsque Confucius a édité le Shijing, il n’a pas supprimé le yan , la parole interprétée comme écrit, des prérogatives féminines; ce n’est que lorsque leur poésie s’éloigne de la rigueur classique des Odes qu’elle est contestable. 

 

Yun Zhu décrit elle-même dans sa préface la genèse de cette œuvre monumentale. Elle avait en fait collectionné des poèmes de femmes depuis son enfance, et Linqing les a un jour découverts par hasard au milieu de vieux manuscrits alors qu’il était passé la voir entre deux tournées d’inspection de travaux hydrauliques sur le fleuve Jaune. Il y en avait plus de trois mille venant de tous les coins du pays, et même de Corée et de Mongolie, recueillis lors de ses multiples déplacements pour suivre son mari dans ses différents postes. C’étaient des poèmes que des amies ou des proches parentes s’envoyaient lorsqu’elles étaient séparées, souvent par un mariage, ou des poèmes offerts en cadeau pour différentes occasions.

 

L’anthologie de poèmes féminins, livre 1
[à dr. : compilée par Zhu Zhenpu (珠珍浦辑)]

 

Enthousiasmé, Linqing lui demanda la permission de les confier à un imprimeur pour les publier. Mais Yun Zhu ne lui donna pas tout de suite son accord : elle voulut d’abord les relire et sélectionner les meilleurs, ou du moins ceux qui lui paraissaient les plus dignes d’être publiés. Elle en a sélectionné un peu plus de la moitié, en fonction de critères propres qu’elle explique en introduction dans ses « Principes éditoriaux », ou Liyan (立言), et qui méritent d’être mentionnés car ils sont significatifs.

 

En femme de l’élite lettrée ou guīxiù (闺秀) [5] typique de son époque, Yun Zhu demandait raffinement dans l’expression, pureté de style et élégance, mais aussi une rectitude morale dont elle donnait pour référence l’historienne et moraliste Ban Zhao (班昭) des Han. Aussi a-t-elle exclu de son anthologie les poèmes de courtisanes ainsi que ceux de nonnes bouddhistes et de membres de sectes taoïstes. Ces critères reflètent bien la mentalité de l’époque Qing, marquée par un retour très net au conservatisme : les nonnes étaient considérées comme peu respectables et les monastères comme des lieux de perdition pour les femmes cherchant des aventures – sauf exceptions ; quant aux courtisanes, elles n’avaient plus l’aura de culture raffinée qu’elles avaient à la fin des Ming – elle n’étaient plus que les femmes dévoyées des « maisons vertes » (青楼), les maisons closes.

 

Au milieu de la dynastie des Qing s’opère une transformation du culte du « sentiment » (qing ), considéré comme émotion, voire passion romantique, caractéristique de la fin des Ming. La culture lettrée avec son pendant de culture courtisane apparaît subversive. Cette culture est internalisée en culture familiale comportant une forte composante moraliste de type confucéen. Yunzhu est le type même de la guīxiù cultivée à l’ancienne, maniant le pinceau et aussi douée en poésie qu’en peinture et… en broderie. Son anthologie est bien, comme le titre l’indique tout de suite, anthologie de guīxiù, initialement publiée la 28ème année de l’ère Daoguang (Daoguang xinmao 道光辛卯), soit en 1831.

 

Pour la réaliser, Yun Zhu a bénéficié de l’aide à la relecture et à l’édition de trois de ses petites-filles ainsi que de la femme de Linqing, Cheng Mengmei (程孟梅). L’une des petites-filles, Miaolianbiao (妙莲保), fille de Linquing, a même réalisé une édition complétée après la mort de sa grand-mère et selon les vœux de celle-ci, car les poèmes continuaient à affluer après 1831 : Miaolianbiao a donc édité la « Suite à l’anthologie de poèmes féminins de la présente dynastie » (《国朝闺秀正始续集》), abrégée en « Suite » (《续集》) comportant à elle seule dix volumes de poèmes (s’ajoutant aux vingt volumes initiaux), plus un volume supplémentaire.

 

Cette formidable somme d’érudition autant que de poésie est véritablement le résultat de la collaboration de trois générations de femmes, d’une famille lettrée du Jiangnan. On peut remarquer que la transmission du savoir dont il est question ici, c’est-à-dire le « savoir familial » (家学), est matrilinéaire bien plus que patrilinéaire. Mais Linqing lui-même a joué un rôle fondamental : à mère idéal, fils idéal [6].

 

Les anthologies de poèmes uniquement féminins étaient rares. Jusque-là, on trouvait surtout quelques poèmes de femmes dans des anthologies de poésie masculine, et très souvent à la fin, avec les poèmes de moines. Sous la dynastie des Qing, il en existe au moins deux autres : l’une est antérieure - c’est le « Recueil de senteurs » (Xiéfāng jí《撷芳集》) de Wang Qishu (汪启淑), de l’Anhui, datant de l’ère Qianlong ; l’autre est postérieure, publiée en l’an 1850 de l’ère Daoguang  (道光咸丰) – c’est l’« Anthologie des chatons de saule de la présente dynastie » (《国朝闺秀诗柳絮集》), compilée par Huang Zhimo (黄秩模), le titre faisant référence à l’œuvre de Yun Zhu, mais aussi au symbole de la poésie féminine raffinée depuis Xie Daoyun (谢道韫) : le chaton de saule.

 

L’anthologie de Huang Zhimo est sans doute très importante : plus de huit mille poèmes de près de 1950 auteures. Mais Wang Qishu et lui-même sont des hommes ; Yun Zhu reste unique comme femme de lettres ayant édité une telle anthologie, avec en outre sa bru et ses petites-filles. Avec ses compléments ultérieurs, son anthologie reste ainsi irremplaçable : elle représente un document d’une grande valeur historique, sur la vie des femmes, et la vie en général, sous la dynastie des Qing et en particulier dans la région du Jiangnan (le « sud du fleuve », le plus riche culturellement à l’époque, en particulier en matière de littérature féminine) [7] ; dialoguant avec ses propres poèmes, la sélection opérée reflète l’esprit de son auteure, et partant l’esprit de l’époque. Yun Zhu a même ajouté à sa collection des poèmes de femmes des frontières, des franges de l’empire, en soulignant le grand projet civilisateur, doté d’un pan littéraire, des empereurs Qing alors à l’apogée de leur grandeur.

 

En même temps, comme l’a très bien analysé Li Xiaorong dans son ouvrage « Women’s Poetry of Late Imperial China » (voir bibliographie), le choix des poèmes effectué par Yun Zhu dessine une nouvelle image poétique de la femme sous les Qing, dans l’espace personnel de son « boudoir ». Ces poétesses reprennent les images traditionnelles devenues clichés – le boudoir vide de la femme solitaire, la plainte adressée à l’amant ou au mari absent – et leur redonnent un sens nouveau, conforme non seulement à la moralité de l’époque mais aussi à une nouvelle philosophie de l’existence : le poème peut s’adresser au mari absent, mais sans être une plainte, car la femme est désormais capable de meubler sa solitude par des plaisirs de lecture et d’écriture, parfois partagés avec l’absent – la poétesse de Yun Zhu ne se morfond pas dans des plaintes sentimentales ; par ailleurs apparaît une reconstruction de l’ancienne tradition du retrait du monde par le lettré déçu de ses engagements politiques : la poétesse de l’anthologie de Yun Zhu trouve dans son boudoir le même humble refuge contre les tracas du monde et en fait comme un sanctuaire où se cultiver - même plus besoin d’aller dans un endroit reculé, le boudoir dans la ville fait aussi bien l’affaire, c’est la « séclusion dans la cité » (yǐn yú shì 隐于市).

 

C’est cette vision poétique de la femme qui, soutenue par la cour, vient exalter la gloire de la dynastie des Qing à ses débuts, de même que d’autres poèmes rendent hommage à sa mission civilisatrice.

 

Poèmes, autres écrits et peintures

 

Outre cette encyclopédie, Yun Zhu nous a laissé un certain nombre d’écrits personnels : « Ebauches de poèmes de la maison Hongxiang [8] » (《红香馆诗草》), recueil de poèmes initialement publié de son vivant par Linqing en 1814, puis réédité en 1866 et 1925 [9] ; un livre de médecine, « Pratique médicale sur le dos de la grue » (《鹤背青囊》),

 

Chroniques authentiques des chambres des femmes

et un recueil de biographies de femmes en six volumes sur le modèle des « Biographies de femmes exemplaires » ou Lienü zhuan (《列女传》) de Liu Xiang (刘向) intitulé « Chroniques authentiques des chambres des femmes » (《兰闺实录》) et également publié en 1831, chez le même éditeur. 

 

Insectes et fleurs printanières, de Yun Zhu, dans le style de Yun Shouping

 

Yun Zhu a également perpétué la tradition de peinture de fleurs et d’oiseaux héritée de sa tante Yun Bin, et à travers elle, de Yun Shouping.

 

Quatre tableaux, fleurs et insectes

 

Elle représente parfaitement l’idéal traditionnel de la femme lettrée de l’antiquité chinoise, maîtrisant, comme leurs homologues masculins, l’art du pinceau sous toutes ses formes poésie, prose et peinture, et en faisant « les trois arts suprêmes des chambres des femmes » (闺中三绝). Mais elle est surtout représentative de l’extraordinaire pouvoir de l’écrit entre les mains des femmes de lettres dans la Chine impériale, pouvoir qui dépassait largement les limites du gynécée.

 


 

Eléments bibliographiques

 

- Precious Records: Women in China's Long Eighteenth Century, Susan Mann, Stanford University Press, 1997, pp. 94-99.

- Immortals and Patriarchs: The Daoist World of a Manchu Official and His Family in 19th-Century China, Xun Liu, Paris 2004, pdf en ligne : https://www2.ihp.sinica.edu.tw/file/1468tPremxB.pdf

(Etude sur la foi taoïste de Yun Zhu et de son fils, Wanyan Linqing)

- A New Feminine Ideal, The Case of the Anthology of Correct beginnings, in: Women’s Poetry of Late Imperial China: Transforming the Inner Chambers, Xiaorong Li, University of Washington Press 2012, chapter 2 pp. 52-85.

 

 

 


[1] Lors de sa naissance, sa grand-mère avait rêvé qu’une femme était venue lui offrir une superbe perle. C’est donc le prénom qui fut donné au bébé, Zhu () signifiant Perle.

[2] Sǎn rén 散人 : terme taoïste emprunté à Mozi et Zhuangzi, désignant une personne retirée des tracas du monde qui vit hors des contingences matérielles (xiánsǎn zìzai de rén 闲散自在的人).

[3] Sur la forte empreinte taoïste de la famille Wanyan et en particulier l’influence de ces croyances sur Linqing et sa mère, comme le montre Xun Liu dans : Immortals and Patriarchs: The Daoist World of a Manchu Official and His Family in 19th-Century China. Voir Bibliographie.

Le taoïsme était par ailleurs fortement implanté dans le peuple, où il inspirait régulièrement des révoltes, témoin, du vivant de Yun Zhu, celle de la secte du Lotus blanc (白蓮教), d’inspiration bouddhiste à l’origine, mais mâtinée de taoïsme populaire au 18e siècle : partie du Hubei en 1796, la révolte se répandit comme une traînée de poudre dans les provinces voisines, et faillit coûter la vie à Linqing qui fut sauvé… par un prêtre taoïste. (cf Xun Liu, id.)

[4] Le texte original, version numérisée en dix parties :

https://ctext.org/wiki.pl?if=gb&res=326593&remap=gb

[5] C’est-à-dire « femme distinguée des chambres intérieures », les appartements des femmes dans la maison traditionnelle chinoise.

[6] Linqing s’est lui-même présenté comme tel dans son autobiographie : pilier et garant d’un ordre familial, structuré autour de la piété filiale et du prestige culturel, représentant d’une « dynastie » faisant écho à celle de l’empereur.

Voir Changing Chinese Masculinities: from Imperial Pillars of the State to Global Real Men, ed. Kam Louie, Hong Kong University Press, 2016. Part I, ch. 6: From Portraiture to Pictorial Autobiography: The “Ideal Man”. p. 118-122.

[7] L’anthologie a été rééditée en septembre 2011 par les éditions Littérature du peuple (人民文学出版社). Les textes sont accompagnés de petites biographies qui content la vie de la famille des auteures et soulignent les caractères propres à chaque poème. L’anthologie est accompagnée d’un index des noms des auteures et d’une introduction expliquant l’importance de l’œuvre et donnant des précisions sur l’édition originale et les diverses éditions ultérieures.

[8] C’est le nom de l’imprimeur et de la maison d’édition.

[9] Ce sont des poèmes dans un style très classique.
Exemple : un poème sur le thème du printemps (Excursion printanière 春游), en parallèle avec des poèmes antérieurs sur le même thème, de la dynastie des Tang à celle des Ming : https://www.gushici.com/t_878080

 

 

 

     

 

 

 

 

 

 

     

 

 

 

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