Xiao Bai est né et vit à Shanghai dont il est membre de
l’association des écrivains. C’est à peu près tout ce
que révèlent ses biographies ordinaires. Xiao Bai est
évidemment un nom de plume, et le personnage qui se
cache derrière est des plus incertains : il cultive un
flou identitairedont il fait l’une de ses
caractéristiques d’écrivain.
Il serait sans doute resté longtemps dans les marges
plus ou moins obscures du monde littéraire chinois s’il
n’avait soudain écrit un
Xiao Bai
roman d’espionnage qui a fait l’objet d’une intense campagne de
marketing auprès des éditeurs étrangers. On a ainsi découvert
une personnalité originale qui ne se borne pas à ce roman, mais
qui risque de s’y voirlimitée.
Jeu identitaire et jeu de plume
Tenter de comprendre comment Xiao Bai en est arrivé à écrire
relève de l’investigation policière : il faut recouper les
quelques informations disponibles et interroger les témoins.
Premiers indices
Le premier roman de Xiao Bai, « Balle de match » (《局点》),
publié en 2010, est l’histoire d’un groupe de petits trafiquants
et escrocs se disputant un chèque d’un million de yuans au début
de la période d’ouverture, vers la fin des années 1980 et au
tournant de la décennie suivante. C’est sans doute partiellement
autobiographique.
Lu Hao, fondateur de Wan Xiang
Xiao Bai s’est, en effet, lui aussi lancé dans le
commerce, à l’époque ; il a travaillé pour des sociétés
étrangères, tenté de vendre du matériel de
télécommunications, puis a abandonné, restant une
dizaine d’années sans emploi fixe. A l’époque, il a
rejoint une équipe de traducteurs faisant du
sous-titrage de films étrangers piratés – travail non
rémunéré, purement pour le plaisir.
Avec un ami, il passait beaucoup de temps sur les forums
internet. Un jour qu’il avait participé à une discussion
intéressante, son ami lui suggéra de mettre ses propos
noir sur blanc.Xiao Bai rédigea un article, l’envoya à
son ami qui le posta sur le forumTianya (天涯),
sous un pseudonyme. Il suscita énormément de
commentaires, mais, surtout, attira l’attention de Lu
Hao (陆灏),
fondateur et rédacteur en chefde la revue Wan Xiang
(《万象》)
(1).
Lu Hao lui envoya un message pour lui proposer de revoir
son
article à fins de publications. Xiao Bai préféra le réécrire.
C’est son premier essai publié, dans Wan Xiang en mai
2005 : « Gigi qui enlève son manteau » (《脱掉大衣的吉吉》).
Il a été repris quatre ans plus tard dans le recueil : « Hamlet
libertin » (《好色的哈姆雷特》).
C’est pour la publication de ce premier essai que Lu Hao
a choisi son nom de plume, parmi quatre ou cinq
propositions : Xiao Bai, c’est-à-dire "petit blanc",
blanc comme la page vierge, comme la neige juste tombée,
blanc comme l’inexistant, un vide à combler, un écrivain
et un personnage qu’il restait à inventer…
Un écrivain qui s’invente
Xiao Bai s’affirme fasciné par l’art de conter des
histoires, qui consiste à cacher des informations autant
qu’à en donner et à faire un choix entre plusieurs
versions de la réalité, réalité qui n’est donc que
transitoire. Mais il met aussi cet art narratif au
service de son propre personnage en tant qu’auteur.
Xiao Bai se plaît à avancer masqué. Son premier travail,
Wan Xiang, septembre 2005
avant d’écrire un livre, dit-il, est d’abord d’inventer,
d’imaginer l’auteur car c’est seulement alors qu’il peut
imaginer ce qu’il peut écrire. Dans ces conditions, il
écrit très lentement, car, avant de pouvoir commencer à
écrire, il lui faut d’abord imaginer la manière de
penser, de s’exprimer, de cet auteur… Un écrivain est
pour lui quelqu’un qui s’est forgé une fausse identité,
un imposteur ("我觉得作家本身就是一个伪造身份者,一个骗子,一个老千。”).
En fait, a-t-on envie de lui dire, tout écrivain crée un
univers qui lui est propre, et se remet en question
chaque fois qu’il prend la plume. Mais cela prend un
tour quasiment obsessif chez Xiao Bai : comme il lit
beaucoup, que tous ses livres sont le fruit de longues
recherches, il est très attentif à garder un ton, un
style qui lui soit propre. Il dit avoir le sentiment,
quand il écrit, d’entendre des voix derrière lui, que,
tel Ulysse sourd aux sirènes, il doit s’efforcer de ne
pas écouter. Il écrème ses manuscrits, ce qui n’empêche
pas de déceler chez lui un reflet du style de Roland
Barthes ou de Susan Sontag (2).
Hamlet libertin (édition originale 2009)
Xiao Bai est ainsi d’abord à la recherche d’une identité
d’écrivain. On la voit fluctuer au fil de ses écrits,
pour se fixer aujourd’hui sur celle d’un auteur à
succès, produit d’un marketing dont on ne sait trop s’il
l’appuie ou le subit.
De l’essai au roman
Réflexions sur l’érotisme et la représentation
Xiao Bai a d’abord été une créature de Lu Hao, dont la
personnalité a été façonnée à travers les articles
publiés dans Wan Xiang (《万象》),
à partir de 2005.
Ce n’est cependant qu’en 2009 que Xiao Bai a connu une
première notoriété, quand est paru son recueil de textes
sur la littérature érotique : « Hamlet
libertin »
(《好色的哈姆莱特》).
Il y joue sur la distinction entre la pornographie et
l’érotisme, seqinget qingse (色情/情色),
en se replaçant dans
Hamlet libertin (réédition juillet 2013)
un contexte littéraire repris de la tradition chinoise,
mais en le nourrissant de lectures de littérature
étrangère et d’exemples tirés du monde artistique
occidental.
Ces réflexions ont été complétées en 2012 par un second
recueil de textes qui avaient également été publiés dans
diverses revues : « Représentation et voyeurisme »
(《表演与偷窥》).
Il y revient entre autres sur la personnalité de
l’écrivain ; il y définit l’écriture comme jeu (游戏)
et représentation (表演),
et le rapport à l’écriture comme un rapport sensuel et
sexuel, comportant des préliminaires (前戏)
et aboutissant à la création d’un rythme (节奏).
Il se pose ainsi en opposition à la tradition chinoise
qui considère un style naturel et simple, sans
contrainte ni excès, comme la perfection en matière
littéraire.
Représentation et voyeurisme
Il propose une vision de l’écrivain distancié de son
œuvre, comme un démiurge tirant les ficelles de sa
création, qui inclut sa propre personne. Mais, entre ces
deux ouvrages, il est passé à la fiction, avec deux
romans très différents, le premier pouvant être
considéré comme un exercice préalable et une recherche
de style… et d’identité.
De Balle de match à Concession
Ce premier roman, publié en 2010, c’est « Balle
de match »(《局点》),
qui a d’abord été publié en 2009 dans la revue
Shouhuo, ou Harvest (《收获》).
Il l’avait à peine terminé qu’il s’est lancé illico dans
l’écriture de « Concession » (《租界》)
qui a aussi d’abord paru dans Shouhuo, dans le
supplément automne/hiver 2010 de la revue, avant d’être
publié aux éditions Littérature du peuple (人民文学出版社)
en mai 2011.
La concession
C’est un roman d’espionnage dans la Shanghai des années
1930, dont il a eu l’idée en regardant des vieilles
photos de la ville. Il est construitcomme une histoire
triangulaire entre un photographe qui travaille pour des
tabloïdes, son amante biélorusse qui, sous le couvert
d’une bijouterie, fait du trafic d’armes, et une jeune
Chinoise qui espionne pour le compte d’un groupe
révolutionnaire.
Mais le roman est une tentative de dépeindre de façon
inhabituelle le monde des concessions étrangères, et en
particulier de la concession française où se passe
l’histoire.Xiao Bai s’est pour cela d’abord longuement
plongé dans les archives et documenté sur l’histoire de
la ville, jusqu’à en avoir une connaissance détaillée.
L’histoire n’est pas pour lui un contexte, ou un décor,
c’est le sujet même de son roman. Mais la Shanghai de
son récit est une création littéraire, une fiction dont
la seule justification est qu’elle
aurait parfaitement pu arriver dans le contexte précis
décrit par les journaux de l’époque, les détails contextuels
étant expliqués par tout un corpus de notes en bas de page.
Si le roman a rencontré un succès mitigé en Chine même,
il aété pris en main par un agent et fait l’objet d’une
promotion ciblée auprès des éditeurs étrangers auxquels
il a été présenté comme une histoire parfaitement
adaptée au public occidental : roman d’espionnage et
roman historique, à la Balzac. Il en est résulté
une course aux droits faisant monter les enchères. Le
roman a été très vite traduit en italien et publié aux
éditions Sellerio.
HarperCollins a, pour sa part, acheté les droits de
traduction et
Photos d’époque de la concession
française
publication en anglais pour 60 000 dollars, ce qui est plus de
dix fois le montant moyen négocié, par exemple, pour un
Mo Yan
avant le prix Nobel. En France, « Concession » est en cours de
traduction par
Emmanuelle Péchenart pour
Philippe Picquier.
La concession française vers 1930 : un
photographe
prenant un cliché d’un passant assassiné
Le temps que les traductions paraissent, l’engouement
risquait d’être retombé. Mais, comme on pouvait s’y
attendre, les droits d’adaptation cinématographiques ont
également été vendus, à la HuayiBrothers
(华谊兄弟).
Le film viendra relancer les ventes.
Quant à Xiao Bai, promu volens nolens auteur à succès,
c’est l’avenir qui va maintenant être déterminant pour
son identité d’écrivain.
Notes
(1) Wan xiang (万象):
les dix mille choses sur terre, tout ce qui existe ici-bas.
Lancée en 1998, la revue a disparu, comme beaucoup d’autres, en
2013.
(2) Il n’en renie cependant pas les influences. D’ailleurs,
quand il a travaillé dans la maison d’édition Shanghai
Translation Publishing House, il a été responsable, entre
autres, de l’édition chinoise du livre de Susan Sontag « On
Photography ».
Références
- Eléments biographiques et interview de mai 2009 :