« Le monde futur » : un
florilège du meilleur de l’humour de Wang Xiaobo
par Brigitte Duzan, 5 octobre
2013
Une nouvelle
traduction d’un roman de
Wang Xiaobo (王小波)
vient de sortir, le 2 octobre dernier, chez Actes Sud :
« Le monde futur » (《未来世界》).
« L’âge d’or »
(《黄金时代》),
son roman le plus célèbre, a déjà été traduit en
français, et publié en 2001 aux éditions du Sorgho.
L’éditeur a disparu et on a un peu oublié le roman comme
son auteur. « Le monde futur » vient à point nous
rappeler l’extrême originalité d’un talent qui a marqué
son époque.
Portant à des
sommets la veine d’humoriste qui le caractérise, Wang
Xiaobo dresse dans ce roman un constat aussi drolatique
qu’attristant de la condition de l’écrivain, et
de
l’intellectuel en général, dans la Chine de Mao et du
post-maoïsme ; mais le constat est, à des nuances près,
toujours valable.
Un roman
en deux parties
Initialement
publié en 1995, « Le monde futur » se présente comme un
court roman – en fait une nouvelle dite |
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Wang Xiaobo |
"moyenne" (中篇小说)
– écrit à la première personne et divisé en deux parties - « Mon
oncle » et « Moi ».
1. Mon oncle est un
intellectuel né en 1952, comme l’auteur lui-même ; Wang Xiaobo
dresse un portrait en miroir d’un oncle qui est son double,
comme Wang Er dans la plupart de ses romans. Son histoire est
ensuite déroulée en séquences successives qui reviennent sur
l’histoire telle qu’elle a été contée jusque là pour présenter
les faits de façon différente, comme vue par différents témoins.
On a là un procédé qui
rappelle celui utilisé par Italo Calvino, en particulier dans
« Si par une
nuit d’hiver un voyageur ». Wang Xiaobo a reconnu
l’influence exercée sur lui par Italo Calvino, et il
le cite
d’ailleurs expressément dans « Le monde futur » (p 73), comme il
cite « La métamorphose »
de Kafka (p 27). Il utilise ici sa
manière de reprendre en boucle une histoire en la présentant
chaque fois avec des variations pour la relativiser et lui
enlever toute vérité objective.
Rien n’est sûr ni bien
établi, dans l’histoire de l’oncle, ni les raisons de sa maladie
de cœur, ni l’identité véritable des femmes qu’il a connues, ni
même les circonstances réelles de sa mort accidentelle. Ce qui
rend impossible tout travail de biographe.
2. La seconde partie
est, justement, l’histoire du narrateur, écrivain fustigé pour
ses « erreurs », privé de son identité et soumis à un processus
de « réinsertion » qui fait de son existence un cauchemar.
Il
n’est plus qu’un pion anonyme soumis aux diktats d’une machine
autoritaire qui le réduit à couler du béton sur les toits, et à
partager sa vie avec plusieurs femmes dont les motivations et
les identités mêmes sont sujettes à caution, témoin la
première :
« … elle m’avait dit
qu’elle était peintre, avant d’affirmer qu’elle était une
"poule"… Plus tard elle se présenta comme psychologue, et je ne
savais plus quelle version croire. [.. Quant à moi] je lui avais
dit d’abord que j’étais historien, puis philosophe, et enfin
écrivain. Tout cela était véridique, mais je n’espérais pas
qu’elle y crût… Ainsi aucun de nous n’avait confiance en
l’autre. Ce n’est pas la sincérité qui nous manquait, le
problème était que le réel ressemblait trop à une fiction et la
fiction au réel. » (p 119/120)
Cette seconde partie
vient donc renforcer le flou narratif de la première partie, en
rendant la réalité parfaitement illusoire. Mais c’est aussi la
description sans concession du processus qui mène de la
contestation à la récupération. Le malheureux narrateur est peu
à peu happé par la « Société » qui le contrôle (et ressemble à
s’y méprendre à l’Association des écrivains), réduit à écrire la
prose insipide promue par ladite Société, contre quoi, émasculé
et conforme, il retrouve un erzatz d’identité.
Un récit d’un
humour décapant
Avec « Le monde
futur », Wang Xiaobo a réussi un petit chef d’œuvre d’humour
décapant, dans la ligne de ses autres récits, mais peut-être
plus universel. Le contexte politique est ici aussi flou que les
identités de ses personnages, et pourrait correspondre à la
condition de tous les intellectuels sous quelque régime
totalitaire que ce soit.
Comme le dit Ai
Xiaoming de « L’âge d’or », c’est une lecture réjouissante. On
sourit à lire la satire parodique et sarcastique de la condition
de l’écrivain en régime communiste : la qualité d’un texte
appréciée à l’aune des petits carrés blancs qu’il contient,
mesurant le nombre de caractères censurés,
la nécessité de
« coopérer », l’état permanent de somnambulisme de beaucoup de
gens, le
statut d’historien comme alternative moins risquée à
celui de romancier, mais sanctionné par un permis à trous (comme
nos permis de conduire), etc…
Wang Xiaobo semble
parfois atteint d’une sorte de délire verbal, à l’opposé du
dégoût pour la parole dont son atteints ses écrivains
« réinsérés ». Parmi ses développements les plus réussis sont
ceux sur la littérature promue par la « Société » : « des
feuilletons à l’eau de rose [où] l’on habite toujours dans des
maisons superbes, où de beaux gosses et de belles nanas bâfrent
et marivaudent pour passer le temps en versant des torrents de
larmes. » (p 169) Le pire est peut-être le formatage des
romans dont il se moque, en quatre parties de sept à huit mille
caractères, avec partie introductive lyrique, seconde partie
sentimentale, troisième partie argumentative et dernière partie
dramatique, comportant obligatoirement un retournement
spectaculaire.
Mais le pire, en fait,
est que tout cela est à peine exagéré, et que l’on sent pointer
les frustrations
de l’auteur derrière celles de son narrateur :
« … je ne peux m’empêcher de tenir des propos corrosifs et de
me déchaîner contre le héros, son milieu et l’époque où il a
vécu… il m’est impossible de rester froid, ce n’est pas dans mon
style… » Narrateur sur lequel pèse la menace du relecteur :
« Tu es facétieux… cela ne durera pas longtemps… »
Pour ce qui est de Wang
Xiaobo, on est ravi que cette traduction vienne renouveler le
plaisir de sa lecture, et lui permettre de continuer à nous
réjouir par ses facéties.
Le monde futur,
traduit du chinois par
Mei Mercier*,
Actes Sud, octobre
2013
* Mei Mercier est
agrégée et professeur de chinois. Elle prépare une thèse sur
Wang Xiaobo à
l’Inalco, sous la direction d’Isabelle
Rabut : « Wang
Xiaobo, un "génie en dehors du système" - des jeux d'écriture
au "phénomène wang xiaobo" ». Sa traduction fluide rend le texte
encore plus agréable à lire.
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